Une interrogation sur nos pratiques langagières. La linguistique, parfois aride, se fait ici plus aimable.

La Petite grammaire de Claudine Normand rassemble une bonne douzaine d’articles parus en revue et renouvelle l’approche linguistique en la rendant plus accessible à un vaste ensemble de locuteurs. Le titre de son ouvrage est avenant, presque léger – la grammaire passe ainsi pour aimable – et donne le ton. Son auteur nous entraîne dans un parcours qui, pour être précis, informé et rigoureux n’est pas pour autant dépourvu d’agréments. Le sérieux de ses analyses ne nuit pas, en effet, à son discours en prise avec la pratique quotidienne de la langue d’un locuteur lambda. Son ouvrage prend place, dans la collection “Psychanalyse” de Hermann, aux côtés de deux autres ouvrages tout juste parus : Le Corps retrouvé du psychiatre Pierre Delion et Le rire à l’épreuve de l’inconscient des psychologues Anne Bourgain et Christian Pisani et du psychiatre et psychanalyste Christian Chaperot.

 

L’auteur nous pose, au fil des pages, des questions parfois insolites. Pourquoi le charcutier dit à propos de son commis : “Il ne progresse pas, il dégresse” ? Pourquoi dit-on de quelqu’un : “Il est un peu idiot” mais pas : “Il est peu idiot” ni : “Il est un peu éternel” ? Pourquoi ne dit-on pas : “Il m’a rencontrée” alors que syntaxiquement l’énoncé est tout à fait recevable ? De quelles valeurs le verbe est-il affecté pour que l’usage d’un tel énoncé soit perçu comme irrecevable ? Pourquoi dit-on que l’on a égaré ou perdu son portefeuille mais que l’on ne peut avoir égaré ni sa femme, ni sa mémoire, ni ses cheveux et pas davantage sa vertu ? Par ailleurs, que deviennent ces usages si l’on remplace perdre par gagner ? On sait aussi que l’on peut perdre du poids, sa tête, ses biens, sa dignité ; ces multiples emplois du verbe perdre dépendent tout autant de son sujet, de son objet et de sa double valeur de “ne plus avoir” ou “causer la perte”. En fait, l’auteur démontre que, derrière ce foisonnement sémantique, se dit tout notre rapport à ce que la vie comporte d’inévitable et de mortel.

 

On comprend, par ces quelques exemples, que l’analyse n’est pas aussi simple qu’il y paraît à première vue. Ainsi, le verbe “regretter” relève d’un emploi particulièrement complexe. Il ne suffit pas de repérer qu’il peut être affecté de valeurs positives ou négatives – on peut regretter “qu’il fasse mauvais” ou “que Pierre parte” ou encore dire “Je regrette Pierre”. À entendre comme on aurait aimé qu’il fasse beau, que Pierre reste ou encore on voudrait ou on ne voudrait pas… désir qui affecte l’objet du regret. Mais le sémantisme de l’objet, la structure syntaxique de l’énoncé et plus encore la situation d’énonciation, à l’épreuve dans les nombreux emplois de regretter, mettent en évidence que quelque chose d’un autre ordre que celui des catégories linguistiques se joue là. En effet, l’emploi de “regretter” présuppose un échange, une situation de discours où se dit toute la complexité des liens du locuteur avec l’objet de son discours, d’autant que le préfixe “re-” est affecté d’une valeur de retour au passé portée par des mots tels que “remords, repentir, retour” tout en renseignant sur les affects présents du locuteur, sur la dimension contraignante pour lui de l’objet de son regret ou encore sur son désir incertain ou insatisfait. Nous y reviendrons.

 

Au fil des chapitres, Claudine Normand soumet à la question certaines analyses de la linguistique. Ainsi celles consacrées aux notions de signe linguistique et d’arbitraire du signe telles que Saussure les a théorisées, celles au sujet de termes tels que “encore” dont la valeur durative est liée à l’affirmation et à la négation et aussi aux contraintes de l’intersubjectivité. Plus problématique encore : le statut des anaphores “je” et “en”. “En” est anaphore pour les grammairiens et référent pour les philosophes, ce qui pose en amont la question particulièrement conséquente de la référence dans le discours telle que Russel et Wittgenstein l’ont traitée. Ce qui a eu pour effet, au demeurant, de conduire les linguistes à étudier le sémantisme de “en” qu’exclut en principe son statut anaphorique, à penser le concept de référent fluctuant et la capacité du discours à éviter dans certains emplois la désignation. On perçoit mieux ainsi pourquoi les deux énoncés suivants ne sont pas perçus comme sémantiquement équivalents : “Je me fiche de Pierre” et “Pierre, je m’en fiche” et que le sens de “en” dans le très courant “J’en ai marre” ne s’entend qu’au prix de la connivence des interlocuteurs.

 

Claudine Normand, pour conduire son lecteur dans le dédale des emplois de la langue, emprunte de nombreux exemples à la littérature et fait référence, en particulier, aux ouvrages des maîtres : Saussure, Benveniste, Jakobson et Culioli (plusieurs chapitres ont à la fin une courte bibliographie). Elle évoque son besoin de comprendre qui, très tôt, dans le cours de ses études, l’a conduite à interroger la langue, les savoirs magistraux formulés à son propos et plus largement la notion d’“objet” pourtant si utilisée dans les sciences par et depuis Auguste Comte, comme si la définition de l’objet de chaque science particulière pouvait permettre l’appropriation d’un savoir sur tout. Ce qui n’est qu’une chimère comme l’est tout autant, au demeurant, la prétention à connaître “l’objet a” cher à Lacan ou “l’objet” de sa passion qu’elle soit amoureuse, mystique ou plus scientifique. Ce que Pascal, quand il utilisait dans les Pensées le mot objet indifféremment pour la science ou l’amour, avait déjà parfaitement compris. Claudine Normand pointe ainsi ce quelque chose (à l’œuvre aussi dans le besoin de fiction que Franck Salaün analyse dans son essai éponyme) qui, dans le langage, résiste infiniment à l’analyse. Pour exemple, ce quelque chose d’obscur qui erre dans les métaphores innombrables et souvent filées de La Recherche que la linguiste tente de classer et dont elle démontre que Proust les fait paraître naturelles à force d’un long travail de nouage entre les sensations et les mots. On le voit, la langue, dans sa vitalité, semble déjouer sans fin les théories les plus fines des grammairiens, des philosophes, des linguistes et des psychanalystes.

 

Autre exemple et autre perspective : comment comprendre les différents emplois du verbe filer dans des expressions telles que “Je file doux”, “Tu me files dix euros”, ou encore filer à l’anglaise ou un mauvais coton ? Au fil d’un long détour sur les liens entre linguistique et psychanalyse, l’auteur suggère des réponses en s’appuyant, d’une part, sur les travaux de Freud, dont elle propose une lecture et reprend le point de vue d’une “source” commune au langage et à l’hystérie en élargissant le sens du mot “source” à celui de source énergétique. D’autre part, elle fait référence aux analyses de Winnicott qui comprend l’accès au symbolique du tout jeune enfant dans le processus de séparation d’avec sa mère. Cela dit, son approche n’est pas très novatrice. En fait, précisons que, depuis Freud, la psychanalyse interroge l’accès au langage chez l’enfant conditionné par des processus psychiques très complexes dépendant non seulement du lien mère-enfant mais de celui de l’enfant à son environnement sensoriel et affectif, autrement dit de l’alchimie complexe entre corps et psyché. Ajoutons qu’il en va de même chez l’adulte comme en témoignent par exemple les travaux de Winnicott et plus près de nous, ceux de Frances Tustin et de Julia Kristeva dans Pouvoir de l’horreur. C’est cela sans doute que les logiciens de Port-Royal (que Claudine Normand mentionne) avaient pressenti en affirmant que la rhétorique la plus rigoureuse, quand elle n’est pas soutenue par l’art de persuader, en clair celui de s’appuyer sur les affects présents dans toute situation de communication, est boiteuse.

 

Mais c’est aussi cela, paradoxalement, que l’auteur semble pourtant oublier quand elle discourt sur l’étymologie de “pétasse” et les valeurs affectées à son suffixe à partir d’un dialogue tendu, extrait de Entre les murs, entre le professeur de français et deux de ses élèves filles auxquelles ce dernier a reproché “une attitude de pétasse”. Ou comment une linguiste avisée peut subir la rouerie du langage ? En effet, un certain embarras se lit dans son discours à propos d’un regret qu’elle exprime au regard de la réaction du professeur en la circonstance, embarras qui se manifeste dans les modalités de sa propre expression du “je” : au début de son propos : je = elle qui tient le discours ; puis le “je” devient “nous”, enfin le “je” est exprimé par un “on” versus elle, l’auteur, associé à “regrette” (aux emplois largement analysés dans un chapitre précédent), comme si elle exprimait un regret sans le prendre en charge vraiment et dont l’objet la gêne aux entournures. “On regrette”, dit-elle, que le professeur n’ait pas eu la présence d’esprit, dans le feu de l’échange, d’expliquer à ses élèves passablement énervées, (puisque la phrase a été prononcée en conseil de classe et elle discutée ensuite devant la classe), les différences syntaxiques entre “insulter” et “traiter de” (ce qui supposerait au demeurant que les élèves disposent des outils conceptuels pour entendre un tel discours… et une moindre violence des affects). Voire, comme le suggère un autre de ses collègues linguistes d’étudier le mot lui-même, l’évolution de son sens et de ses emplois. Ne rêvons pas ! C’est oublier, en tout cas, les liens pourtant analysés précédemment entre la psychè et le langage efficients aussi bien pour le professeur que pour le linguiste, l’analyste et tout locuteur. Oubli qui est, convenons-en, notre lot commun… Ce qui nous conduit à penser qu’il est beaucoup plus facile pour tout un chacun de tenir, dans le confort de son bureau, un discours savant sur les emplois de “pétasse” ou sur l’évolution de la linguistique que de tenir une classe difficile comme le sont bien des classes de collège aujourd’hui.

 

Cela dit, on l’aura compris, l’ouvrage de Claudine Normand peut se lire à plusieurs niveaux. Si la préface de Moustapha Safouan qui, de façon très argumentée et très intéressante, fait en référence à Barthes et à Freud, le point de la théorie sur les liens qui unissent la psychanalyse et la linguistique, si certains passages assez théoriques propres à ce genre d’ouvrage (et surtout dans les articles les plus anciens qui abordent des questions complexes comme celle de l’espace potentiel de l’imaginaire linguistique chez le petit enfant) peuvent peut-être décourager certains lecteurs peu familiers de la linguistique, il faut, pour goûter toute la saveur de son approche, qui n’est qu’un état de l’analyse et ne prétend pas davantage en être l’alpha et l’oméga, se laisser porter par une foule de questions que l’auteur nous pose, donnant ainsi à méditer sur ce qui est au cœur de son discours, à savoir que l’essentiel est, pour chacun de nous, d’interroger nos propres pratiques langagières et de percevoir au quotidien toute la richesse de la langue et la diversité de ses emplois.