Une défense et illustration de la lecture par un amoureux des livres armé d’humour, de culture et d’expérience.

Philosophe, Montaigne aimait à penser en marchant. En marchant, Charles Dantzig, lecteur indéfectible, préfère lire. Avec son Pourquoi lire ?, il consacre un éloge à son activité favorite. Son ouvrage, découpé à la manière des Essais en une mosaïque de chapitres, lesquels illuminent la lecture sous un jour à chaque fois différent, est rédigé sur un ton léger et personnel. Dantzig convie ses amis lecteurs à une forme de conversation silencieuse, de réflexion partagée sur cette amoureuse pratique qui les rapproche dans son livre, véritable trait d’union entre eux et lui.
 
Editeur, essayiste, poète, traducteur, romancier, distingué à plusieurs reprises par des prix littéraires, Charles Dantzig vit depuis longtemps au milieu des livres et se trouvait particulièrement bien placé pour produire une réflexion sur la lecture. Pourtant, la forme un peu légère de son ouvrage peut déconcerter de prime abord, si on s’avise de le feuilleter avant de le lire. D'abord le titre, en même temps qu’un certain sérieux – celui–ci semble annoncer un essai sur la lecture, affiche une certaine désinvolture de la part de l’auteur. En effet, on peut le lire de plusieurs manières. Pourquoi lire ? soulève une interrogation : qui pose la question, et à qui ? Et là interviennent plusieurs solutions possibles. Soit nous avons affaire à un auteur iconoclaste qui remet en cause la lecture comme activité de valeur, soit il s’agit d’une question adressée par un tiers – ni l’auteur, ni son lecteur – à laquelle l’auteur va tenter de répondre en défendant la lecture. C’est l’hypothèse que nous décidons de retenir. L’auteur considère en effet que dans un monde où le lecteur devient de plus en plus rare, il convient de faire la défense de la lecture. Ce titre ambigu, qui perturbe et interroge caractérise bien cet ouvrage qui entrelace discrètement sérieux et humour, profondeur et légèreté. Les titres des chapitres confirment cette analyse du titre principal : on trouve tantôt des titres sérieux évoquant un traité pratique ("L’âge des lectures"," Lire les classiques"), tantôt des titres comiques ("Turlututu roman pointu", "Lire pour la santé ah ah", "Lire pour la vertu oh oh"), voire triviaux ("Lire pour se masturber" faisant suite à "lire les trous", "La lectrice soumise" à "passivité supposée du lecteur").
 
Cette présentation légère n’exclut pas pour autant le sérieux du contenu. Charles Dantzig s’ingénie à donner un tour très personnel à sa rédaction. Se faisant parfois biographe de lui-même, il nous parle de son enfance, sans quitter son sujet. "J’étais très sensible", nous livre-t-il, "je le suis encore, à une chose que je ne savais bien sûr pas nommer, et qu’on pourrait appeler la mélodie de la pensée." Ou bien il évoque les auteurs qui l’ont le plus marqué, et qui reviennent de manière récurrente : Proust, Stendhal, Balzac, La Rochefoucauld, Montaigne, Barbey d’Aurevilly, Samuel Beckett, Virginia Woolf, Shakespeare, Pascal, Cohen, François Sagan, Marguerite Duras, Pétrone. On rencontre des jugements parfois très fins, exprimés avec humour,  sur tel ou tel auteur, ou sur un genre particulier. " L’homme" est le nom sublime que l’écrivain des Maximes donne à ses ennemis personnels." L’homme, c’est l’autre ; mais pas l’autre lointain et donc adorable, non, l’autre proche, cette ordure. L’homme, c’est le voisin. Il s’en faut d’un pas que le lecteur franchit rarement pour déduire que l’homme, c’est lui." Son œuvre ressemble parfois à un cabinet de curiosités dans lequel, en se promenant dans le dédale des meubles, le lecteur découvre soudain quelque bibelot auquel accrocher sa pensée, telle idée amusante sur la littérature ou sur la lecture, tel trait d’époque typique. Ainsi, dans le chapitre "Le lecteur égoïste", Charles Dantzig s’amuse-t-il à distinguer les écrivains à mère, les écrivains à sœur, et les écrivains à grand-mère. Plus loin on redécouvre qu’en un temps, le nom d’Enfer fut donné à la section des livres érotiques de la Bibliothèque nationale. 
 
En dépit de cette relative dispersion, l’auteur ne perd pas à un seul instant son fil rouge. Plusieurs considérations sur la lecture interviennent les une après les autres et démontrent une vraie sensibilité à la lecture, un véritable point de vue arrivé à maturité après une expérience certaine et réfléchie. Quelques phrases se détachent et témoignent d’une compréhension aigüe de ce qu’est la lecture et de ce qu’elle permet d’apporter. La lecture comme recherche du sens. "Une tentative de définition de la littérature pourrait être : tentative de définition de l’informe. […] Le lecteur, face au flasque, lit pour deviner les formes multiples du monde. " La lecture comme apprentissage du relativisme. "Pourquoi lire ? Pour devenir moins borné, perdre des préjugés, comprendre." La lecture comme divertissement. " La lecture permet de sauter l’ennui". La lecture comme refuge."La lecture est la vie. […] Elle maintient, dans l’utilitarisme du monde, du détachement en faveur de la pensée." La lecture comme moyen d’échapper au temps." [La lecture] donne l’impression que le temps n’existe plus. On a même, confusément, une sensation d’éternité. Voilà pourquoi les lecteurs sortant de leur livre ont un air de plongeur sous-marin, l’œil opaque et le souffle lent. Il leur faut un moment pour revenir au temps pratique. Et voilà pourquoi les grands lecteurs ont le sentiment d’être toujours jeunes." 
 
C’est à une description impressionniste de la lecture que se livre Charles Dantzig. Souvent, il en parle à la première personne : "Je suis tellement partial envers la littérature que j’éprouve une répulsion spontanée pour les livres destinés à m’apprendre quelque chose." La vie du lecteur influence son mode de lecture. "Tout écrivain célèbre depuis longtemps est pareil à un lièvre sans os qui dort dans un pâté, comme disait Saint-Amant. Une croûte d’appréciations le recouvre, que le lecteur doit casser." Plus loin : "Comme disait Woody Allen : " J’ai pris des cours de lecture rapide. J’ai lu Guerre et Paix. Ca se passe en Russie. Charles Dantzig étudie également le regard de l’autre sur le lecteur. "Chaque été je relis tout ou partie d’un volume d’A la Recherche du Temps Perdu, et ça n’a rien de bien compliqué, sauf pour le complexe universel, qui y voit une affection, ou un reproche, ou un motif d’admiration, alors qu’on ne devrait même pas y prendre garde." Si la vie influence le rapport au livre du lecteur, inversement, le rapport du lecteur à sa vie, l’intimité de son être-au-monde est modifié sous l’influence de la lecture. "Lire nous abstrait de la vie, on me le reproche assez, mais peut nous la faire trouver étonnante. On relève la tête de son livre, et tout étonné, on se retrouve dans le présent." Le lecteur, une fois déposé son livre, continue à lire dans la vie, à lire la vie. Ainsi, le chapitre "lire les rides" nous invite à une interprétation systématique de l’évolution du visage des personnes et à une déduction de leurs traits de caractère, tentative probablement inspirée de la pysiognomonie balzacienne. Au bout du processus - ce qui est arrivé à Charles Dantzig-, le lecteur devient écrivain. Les écrivains, ces lecteurs qui ont décidé d’aller plus loin en prenant à leur tour la plume : "Ce qui les unit tous, c’est l’imprudence. Exprimer des idées !"
 
Le Pourquoi lire ? de Dantzig est un livre à conseiller à tous les lecteurs. Aux lecteurs qui l’ont lu de le conseiller ensuite à tous ceux qui ne le sont pas, pour les persuader à leur tour de le devenir