Un livre passionnant, appuyé sur un vaste corpus d’archives britanniques inédites, qui offre des pistes d’analyses nouvelles pour comprendre le Moyen-Orient contemporain.

On ne compte plus les ouvrages qui traitent de la Palestine, de la création de l’Etat d’Israël, du conflit israélo-palestinien, ou encore de l’histoire du mouvement sioniste dans cette zone du monde. Bien évidemment, le livre "somme" d’Henry Laurens   demeure une référence pour tous ceux qui s’intéressent à cet espace.
Mais l’ouvrage de Flavien Bardet peut être appelé à occuper une place à part dans l’historiographie. D’une part parce que les livres portant sur l’histoire de l’empire britannique sont de plus en plus rares en France et d’autre part parce que Flavien Bardet, s’appuyant sur un corpus de sources fort important, dégage de nouvelles pistes d’analyse sur la stratégie impériale anglaise dans le monde et offre un regard neuf sur le Moyen-Orient et la Palestine contemporains. Surtout, on soulignera le caractère plaisant du parti-pris de l’auteur, maître de conférence à l’Université Michel de Montaigne (Bordeaux III), qui rejette toute théorie du "choc des civilisations" au Moyen-Orient et n’offre donc pas à ses lecteurs une énième histoire de la "violence religieuse" dans cette zone du monde. Histoire géopolitique, histoire de l’empire britannique, thèse régionale, le livre de Flavien Bardet est réellement par bien des aspects, "rafraîchissant".

Les sources de cet ouvrage, tiré de la thèse de l’auteur, sont nombreuses et variées. Beaucoup appartiennent au gigantesque fond du Public Record Office des National Archives, situé à Kew, au sud-ouest de Londres et sont à ce jour non-publiées. Elles sont la matière première du livre et notamment les Admiralty Papers, les Cabinet Papers, les Colonial Office Papers, les Command Papers ainsi que les Foreign Office Papers. D’autres sources primaires, publiées, ont également soulevé l’intérêt de l’auteur et sont d’une importance primordiale pour les historiens qui travaillent sur la politique étrangère britannique aux XIXème et XXème siècles. On citera ici les British Documents on the Origins of the War 1898-1914, les Documents on British Foreign Policy, les Foreign Office Confidential Print. Une étude minutieuse de mémoires et d’autobiographies ainsi que de certains périodiques de l’époque, comme le Time et The Liberal Magazine ont permis à l’auteur de comprendre l’évolution de l’opinion dans les milieux politiques et au sein des classes dirigeantes qui peuplaient alors cabinets ministériels et bureaux de l’Admiralty ou du Foreign Office. La bibliographie guidera donc tout historien qui risque de se perdre dans le labyrinthe des archives anglaises.

Une nouvelle théorie pour la politique étrangère britannique

En premier lieu, l’auteur livre une analyse fort intéressante des théories géopolitiques qui influencèrent fortement la politique étrangère de la Grande-Bretagne au début du XXème siècle, car elles furent relayées par des membres des administrations impériales, comme l’Amirauté et le Foreign Office. En effet, deux théories se développèrent dans le monde anglophone au XXème siècle : la première dite "navaliste" est due à l’amiral américain Alfred Thayer Mahan. La seconde, qualifiée de "continentaliste", s’inspirait des écrits de la géopolitique allemande et connut un certain succès en Grande-Bretagne via un géographe appelé Halford John Mackinder. La thèse de Flavien Bardet est de montrer comment l’opposition entre ces deux théories a guidé l’entreprise de remodelage de l’Empire Ottoman au Proche-Orient et l’installation britannique en Palestine. La théorie navaliste, telle que Mahan la développa, repose sur un présupposé assez simple : le contrôle des mers,   , via une marine puissante, était la clef du succès politique et commercial de la Grande-Bretagne. Elle était pour l’amiral américain, un exemple à suivre pour toutes les nations du monde. Le navalisme de Mahan, rendu célèbre par son ouvrage The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783   , ne doit pas seulement pour Flavien Bardet être compris "comme un simple mouvement de pensée stratégique (...), mais comme un mouvement idéologique plaçant le contrôle des voies maritimes au cœur des relations internationales." ((p.21). Le concept de navalisme est par ailleurs à associer à celui "d’empire informel" (("informal empire")) : en effet, l’empire britannique ne s’appuie pas dans les territoires occupés sur une puissante armée ou sur une forte présence humaine administratrice, mais sur une plus lointaine présence, au large des côtes. On ne reviendra pas ici sur ce qui oppose l’empire colonial anglais, avant tout politique et commercial, géré par une population non-britannique, aux empires français, russe ou allemands plus "formels", gouvernés par les armes et parfois fortement assimilationnistes. Le navalisme connut son heure de gloire de 1850 à 1905   et fut très populaire parmi la classe politique conservatrice. Surtout, cette conception particulière de l’empire fut portée par le Foreign Office.

Un tournant survint en 1905 avec l’avènement d’un gouvernement libéral conduit par Campbell-Bannerman l’arrivée d’Edward Grey à la tête du Foreign Office. Campnbell-Bannermann dût conduire une politique de réductions des dépenses, sur fonds de réforme des retraites et des allocations, tout en poursuivant la politique de défense impériale. Les libéraux semblent alors avoir réalisé, selon Flavien Bardet, qu’à cette date "le navalisme ne pouvait être compatible avec la paix sociale."   . Au même moment, les théories du géographe Mackinder connurent une certaine popularité au sein de la classe politique parvenue au pouvoir. Dans son ouvrage The Geographical Pivot of History, paru en 1904, Mackinder expose une vision particulière des espaces s’étendant de l’Atlantique au Pacifique. Selon lui, via les routes et les chemins de fers, les territoires des zones précédemment citées étaient comme unifiés en un seul continent. Il émergeait alors une sorte de "centre du monde", puissamment relié et connecté. Cette théorie sonnait donc le glas de l’impérialisme maritime et de l’empire informel, insistant sur l’importance de l’occupation des territoires et de l’investissement dans des infrastructures dans le cadre d’une politique de domination impériale.

Deux événements de la scène internationale de l’époque marquent ce changement de cap radical conduit par le Premier Ministre Campbell-Bannermann et par l’amiral Lansdowne, amiral-chef de la Royal Navy. Après la défaite des Russes en 1905 à la suite de la guerre russo-japonaise, l’Amirauté eut le sentiment que la menace d’une coalition franco-russe en Méditerranée s’effaçait. Cette dernière vota donc une réduction drastique des budgets visant à ne conserver que quelques forces en Méditerranée chargées de protéger le Canal de Suez.

Surtout la crise internationale de 1906, connue sous le terme de "crise d’Aqaba" fit prendre conscience aux Anglais que Suez était vulnérable, malgré la protection maritime de la Navy. En effet, en 1906, les deux plus grands empires de l’époque s’affrontèrent sur la question des frontières égyptiennes. La crise fut réglée diplomatiquement par les Libéraux, qui, refusant de dépêcher la Navy sur place, envoyèrent de lourds effectifs militaires afin de garder la "porte" de Suez, dont la position stratégique n’était plus à l’abri de toute menace, en raison notamment de la construction du Bagdad Bahn   .

A ces changements géostratégiques, s’ajouta un intérêt renforcé des Britanniques pour le Proche-Orient, minutieusement analysé par Flavien Bardet.

Le "Moyen-Orient", terrain international, chasse-gardée britannique : aux origines de l’intérêt anglais pour cet espace.

Il convient de souligner que l’intérêt des Britanniques pour cette zone du monde, parfois appelée "Proche-Orient" ou "Moyen-Orient" n’était pas une chose récente au début du XXème siècle. Présents dans le Golfe notamment depuis le règne d’Elizabeth Ière, les Britanniques n’avaient eu de cesse tout au long du XIXème siècle d’y renforcer leur pouvoir au détriment des autres puissances coloniales, et notamment des Allemands et des Français, que ce soit en Egypte ou encore dans la Péninsule Arabique.

Néanmoins, le début du XXème siècle marque à nouveau une étape dans l’histoire de l’impérialisme anglais dans cette région. Dans le cadre d’une compétition accrue entre les puissances européennes, le Proche-Orient demeurait une zone à "investir", en ce sens qu’il s’agissait d’un espace sous domination de "l’homme malade de l’Europe", l’Empire ottoman.
Flavien Bardet souligne que l’intérêt de la classe dirigeante et des groupes d’intérêts anglais fut éveillé par un certain nombre de théories géopolitiques. C’est vers 1902 en effet, qu’Alfred Thayer Mahan, tout en se faisant le chantre des impérialismes anglais et américains, développa un concept qui allait donner naissance au terme de "Moyen-Orient".

Pour ce dernier, l’espace situé entre le "Near East", soit la Turquie et le "Far East", c’est-à-dire  la Chine, entre deux empires "malades", avait une valeur stratégique immense, autour duquel la politique britannique devait s’articuler. Le contrôle de cette zone permettrait également aux Britanniques, selon Mahan, de sécuriser davantage la route de Suez et surtout de renforcer le glacis de protection situé autour de l’empire des Indes. A cela s’ajoutait la vision qu’avaient les Britanniques de leur rôle mondial : il s’agissait, en investissant l’espace du Moyen-Orient, de libérer les peuples du despotisme oriental apporté depuis des siècles par l’Empire Ottoman. Ce "messianisme mondial" se voulait porteur des valeurs des droits de l’homme et de la civilisation. D’intéressants passages de l’ouvrage sont consacrés à l’étude de la rhétorique des hommes politiques, au système de représentation lié à l’Empire Ottoman et au rôle que l’Angleterre devait remplir dans cette zone. D’intéressantes images, comme celle d’un Proche-Orient dépositaire de l’histoire biblique de l’Occident vinrent justifier la poursuite de l’expansion mondiale britannique. Dans l’optique de Mahan, qui désirait voir les Anglais ne pas nuire à l’expansionnisme américain dans le Pacifique, les Britanniques devaient centrer leurs efforts sur le Moyen-Orient, afin d’y construire ce que Flavien Bardet appelle "un avant poste de la civilisation occidentale en Asie". C’est donc une sorte d’accord tacite anglo-américain qui régla la question du Moyen-Orient, dans le contexte de la crise d’Aqaba en 1906.

Il s’agissait également, comme l’explique l’auteur de contrer les expansions allemande et française. L’Allemagne semblait en effet gagner en puissance en Mésopotamie et menaçait directement les intérêts anglais dans le Golfe, avec la construction du Bagdad Bahn, qui voulait faire de Bassorah le port principal dans cette zone pour les débouchés commerciaux allemands. Quant à la France, les Britanniques souhaitaient que cette dernière se cantonne géographiquement à l’Afrique. On regrettera peut-être que Flavien Bardet n’insiste pas davantage sur les motivations économiques des Britanniques à se rendre au Proche-Orient et suive donc de trop près la vision de Robinson et Gallagher.

De la Palestine "imaginée" à la Palestine "créée" : l’Angleterre face à la menace ottomane

Flavien Bardet poursuit son analyse de la politique étrangère britannique en expliquant l’origine de l’intérêt particulier des Anglais pour ce que l’on appelle aujourd’hui "la Palestine".

Il demeure que vers 1905, la perception géographique de cet espace demeurait fort floue. Il s’agissait d’une zone sous domination ottomane que les Anglais désiraient occuper pour diverses raisons sur lesquelles nous reviendrons. Un certain nombre de groupe d’intérêts, comme le Palestine Exploration Fund, exerçèrent une pression latente sur les milieux politiques. Cette "association" mena au début du XXème siècle un certain nombre d’actions culturelles visant à faire découvrir l’histoire de cette zone. Des campagnes de fouille furent organisées pour une meilleure connaissance du patrimoine archéologique et sa sauvegarde, ainsi que des conférences. Les ouvrages de géographie et d’histoire traitant de cet espace se multiplièrent. Mais la définition territoriale de la Palestine demeurait floue : c’est plus souvent sous le terme vague de "Syrie" que cet espace était désigné. Et c’est à nouveau Mahan qui joua un rôle clef dans ce mouvement. Ce dernier, dans son ouvrage The Problem of Asia, percevait la Palestine comme un possible état- tampon entre la Mer Rouge et Suez. Après la crise d‘Aqaba cette vision connut un certain succès. Selon Mahan, les frontières de l’état "Palestine" devaient s’étendre entre les accès maritimes liant l’Orient à l’Occident. De plus, à cette première motivation géostratégique s’en ajoutait une autre, d’une nature différente. En créant un état aux frontières de l’Empire Ottoman, Mahan désirait voir s’instaurer une zone de progrès et de modernité dans un monde jugé comme "arriéré" et manquant de dynamisme. Comme le note l’auteur en citant Eward Said et son ouvrage Orientalism,   cette vision d’un Orient immobile face à un Occident en pleine mutation et en perpétuel mouvement était très fréquente à l’époque. On ajoutera que Mahan imputait un rôle très fort aux communautés juives : ces dernières avaient une sorte de rôle messianique, celui de conduire le "procès de civilisation" et la longue entreprise modernisatrice de transformation. Il convient néanmoins de ne pas construire de liens abusifs entre le sionisme et les théories mahaniennes. Mahan, comme le note Flavien Bardet, ne fut pas un chantre du sionisme. Sa vision de la Palestine était indépendante de toute considération d’ordre religieuse. Les Juifs se voyaient confier un rôle, tout comme l’Angleterre, ou les autres puissances occidentales, dans certaines zones clefs du monde. Il s’agit donc là d’un système de pensée géopolitique très global qui place au cœur de sa réflexion l’idée dune suprématie américaine à bâtir sur le monde, dans le cadre d’un partage des tâches entre puissances occidentales subordonnées à cette dernière.

Afin de réaliser leur projet, de voir se concrétiser cette chimère territoriale, les Anglais entreprirent une campagne de séduction auprès des communautés juives de l’Empire Ottoman. D’intéressants passages du livre sont ainsi consacrés à la longue entreprise de séduction menée notamment par le consul britannique d’Istanbul auprès des communautés juives. Cette dernière connut un certain succès en raison de la politique conduite par le sultan Abdullamid à l’égard des Juifs. Alors que durant "la Tanzimat" l’émigration en Palestine avait été favorisée par le pouvoir ottoman, depuis 1881 et la hausse du problème "des nationalités" dans l’Empire Ottoman, les portes de la "Terre Sainte" étaient closes aux émigrants.

De 1906 à 1915, des négociations secrètes, des prises de contact furent conduites par les Britanniques. En 1916, un accord fut signé avec le Shériff Hussein qui sonna définitivement le glas de la domination ottomane en Palestine. L’ouvrage de Flavien Bardet s’achève sur un passage sur la déclaration Balfour, mais n’analyse pas les suites de la Première Guerre Mondiale et l’instauration du mandat britannique en Palestine. Il s’agit là sans doute pour l’auteur d’une "autre histoire" et sans doute l’avenir de la Palestine était-il déjà écrit depuis le début du XXème siècle, dans le cadre du partage tacite de la domination mondiale entre Anglais et Américains.

Bien sûr, la thèse de Flavien Bardet peut être relativisée. La fascination des Britanniques pour la Palestine n’est-elle pas à comprendre dans la suite de la consolidation du pouvoir de ces derniers dans la Péninsule Arabique et de leur volonté de construire un Moyen-Orient entièrement sous domination britannique ? De plus, les prospections d’ingénieurs avaient montré la présence de pétrole dans l’ensemble de cette région. Des motivations économiques, liée à "l’or noir", mais aussi plus générales, doivent également impérativement être prises en compte pour comprendre l’histoire de l’occupation britannique dans cette zone du monde…

 

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