Guy Dana part d’un constat simple, la dérive sécuritaire actuelle en matière de soin dans les services prenant en charge les patients psychiatriques est à l’opposé de tout cadre de réflexion serein et informé sur les thérapies nécessaires à ces patients. En prenant l’exemple de la cure psychanalytique dont la confrontation aux décisions politiques récentes est la plus significative, l’auteur développe patiemment, avec pédagogie, librement, et avec une grande sérénité les conditions réelles d’exercice d’une thérapie qui aurait le plus de chance d’aboutir à un mieux, en particulier chez les patients psychotiques pris en exemple dans l’ouvrage. Cet essai ira droit au cœur de tous ceux qui ont côtoyé, ne serait-ce qu’un instant, un patient atteint d’une pathologie mentale.

Le sous-titre, encadré de deux citations célèbres de Wolfgang Amadeus Mozart, une fois n’est pas coutume, tirées de la lettre adressée à son père en octobre 1777 – Mon très cher Père  , mises en exergue aux deux parties de l’ouvrage, plantent le décor : "Le plus nécessaire, le plus difficile dans la musique, c’est le tempo" ; "Tout est composé, mais pas encore écrit" ; et le sous-titre, Le suspense de Freud.

Tout est pourtant clair, il s’agit pour l’auteur d’inverser une tendance actuelle qui vise à politiser la prise en charge de la folie, alors que Guy Gana entend partir de la clinique pour réorienter une véritable politique de la gestion de la maladie mentale dans notre société. Sa réflexion a abouti, il fait le constat d’une dérive sécuritaire dans les réflexions politiques sur la folie et propose un cadre théorique et pratique dans lequel les patients – plus particulièrement les psychotiques – seraient pris en charge de manière appropriée. Mais cette analyse est loin encore de s’inscrire dans les réformes actuelles de l’hôpital psychiatrique, elle est composée, mais non écrite dans notre histoire. Tout est affaire de tempo, du moins si l’on consent à demeurer optimiste – une question de volonté – pour le respect des malades. Guy Gana le déclare ouvertement dans son sous-titre, il s’en est remis à Freud, mais aussi – rappelle-t-il dans la quatrième de couverture – à Lacan, à Winnicott, pour penser les réformes possibles qui libèreraient les approches psychopathologiques dans les services institutionnels de santé.

Cet ouvrage s’inscrit dans le contexte politique des réflexions sur les réformes de l’hôpital psychiatrique. Là encore, Guy Gana ne s’en cache pas. Mentionnant son appartenance au courant lacanien, son état de chef de service d’un secteur au sud de Paris (Longjumeau, Essonne), il se présente également comme signataire du "groupe des 39 pour la Nuit Sécuritaire", en soutenant "une orientation de la psychiatrie comptable des sciences humaines et de la psychanalyse". Dans la tradition des aliénistes français, ce courant milite pour un accompagnement et un traitement dignes des malades dans des espaces de liberté dans lesquels peut jouer une parole libérée. Les émissions radiophoniques et télévisuelles ont repris récemment ces thèmes en dénonçant, comme l’avait fait Albert Londres en 1925, les manquements des systèmes de soin pour en appeler à des réformes nécessaires.

Mais ces réformes ne sont certainement pas celles visées par le gouvernement actuel, contre lesquelles le groupe des 39 a pris parti en réaction au discours de Nicolas Sarkozy du 2 décembre 2008 sur l’hospitalisation psychiatrique. Tout en reconnaissant le travail accompli dans les hôpitaux psychiatriques, Nicolas Sarkozy entend un "équilibre" entre réinsertion des patients et sécurité, après plusieurs affaires récentes de meurtre impliquant des personnes atteintes de troubles mentaux. Au non de la protection des citoyens, et du risque zéro pour les crimes réalisés par des patients suivis pour une pathologie mentale, le président en appelle à un "exercice collégial" pour l’entrée et la sortie des patients dans l’institution psychiatrique. Mais la conception de la collégialité est particulière : "Nous allons instaurer une obligation de soin en milieu psychiatrique, [...] Je souhaite que désormais le préfet décide de la sortie [du patient]".

Les arguments du groupe des 39 contraires à ce discours, et à l’esprit du projet de loi de la ministre de la Santé, de la Jeunesse et des Sports, sont simples. Parce qu’on entend réformer les procédures de prise en charge des malades par davantage de contraintes au nom de la sécurité des citoyens, deux présupposés anciens, archaïques et dangereux transparaissent, (1) celui que le patient d’une institution psychiatrique est potentiellement un être plus dangereux qu’un citoyen non pris en charge pour un problème mental – l’alignement archaïque crime & folie et le modèle du siècle passé du "criminel fou" –, alors qu’un bon voisin peut tout aussi bien, pour une histoire obscure, tuer sans vergogne,  (2) le présupposé qu’on diminue les risques de crime en contraignant une population entière – une logique répressive qui peut être utile pour les infractions routières, mais pas pour les personnes fragilisées par une maladie mentale qui ont besoin d’autre chose pour leur traitement. Ce qui est en cause n’est pas la fameuse "obligation de soin" qui devient "soin sans consentement" dans le projet de loi, mais son raidissement, non pas pour le bénéfice du malade, mais pour une idée vague de protection de la société de "fous dangereux". Autrement dit, c’est l’intention qui est en cause, davantage que les dispositions réelles, mais une intention mal fondée et néfaste pour les patients. Autrement dit, le tout pourrait être tout simplement contre-productif. De plus, il est facile pour le politique de se défendre de ses intentions réelles ; mais personne n’est dupe. La stigmatisation médicale, comme jadis celle raciale ou sociologique, est toujours trop connue pour passer inaperçue.

Le livre de Guy Dana est une réponse très personnelle à ce débat, fruit d’une carrière longue, atypique, riche et originale. Né à Alexandrie, à jamais marqué par son riche cosmopolitisme magnificent, formé à la fois en médecine et en philosophie, membre du cercle freudien qu’il a présidé pendant quatre années, mais aussi engagé dans l’action politique – il a pris part à l’organisation au Sénat d’un Forum des psychanalystes sur la question du Proche-Orient   –, il est un acteur et un penseur atypique dont la réflexion est nourrie par une vie passée au service de ses patients.
Son ennemi, ce n’est pas tant d’ailleurs la dérive sécuritaire du moment, ou encore l’évolution continuelle d’une modernité condamnable à chaque décennie d’une nouvelle façon. Cet ennemi là revient comme un leitmotiv dans le livre, mais sans développement, simplement comme une toile de fond trop obscure. Il prend la forme du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), du principe de précaution, de la notion politique de la transparence, ou de la culture du résultat. Non, le véritable ennemi de Guy Gana, c’est bien la maladie mentale – la psychose – ; son but est de définir une posture où le patient puisse redevenir l’objectif premier d’une reconstruction psychologique, si bien que les petits ennemis politiques ne font pas le poids devant l’ambition intellectuelle de son projet sociétal pour l’intégration et la prise en charge de chaque personne hospitalisée dans un service psychiatrique.

Le livre est dense et riche jusqu’au bout – parfois quelque peu elliptique ou empruntant des raccourcis esthétiques plus difficiles à déchiffrer, mais finalement compréhensibles  –  en débouchant sur les deux chapitres terminaux : (1) l’un consacré au parallèle entre le cosmopolitisme d’Alexandrie et l’hospitalité du service psychiatrique considérée comme un lieu ouvert, un lieu de civilisation (lieu de protection de l’homme contre la nature et de règlement des hommes entre eux, selon Freud), un lieu de mise à distance thérapeutique des choses par un tiers dans un espace ouvert ; (2) un autre chapitre portant sur une analyse plus approfondie de cette hospitalité opposée à la notion de « représailles » définie par une restriction de liberté, alors que l’institution psychiatrique  doit cultiver pour le patient la gestation d’un nouveau sujet par l’affrontement nouveau et encadré de ses conflits psychiques, dans un espace de dialogue et de liberté. De ce point de vue, Guy Dana résume le point de vue sécuritaire comme un court-circuit dans lequel on donne au malade l’apparence d’un état normal dans un cadre restreint, alors que la grande boucle serait plutôt de redonner au malade un cadre normal – certes restreint –, mais avec l’apparence d’un cadre spatial normal.

Vous l’aurez compris, l’analyse de Guy Dana débouche sur l’examen des conditions de psychothérapie dans les services psychiatriques hospitaliers. Elle se fonde sur trois a priori, la méthode psychanalytique choisie comme thérapie, le concept central d’"espace psychique, le pouvoir épistémologique de l’analogie utilisé sans cesse comme acte de création, comme association libre, comme espace de liberté pour la réflexion, contraint par la rigueur d’un discours toujours objectif et pertinent.
Nous sommes aux antipodes d’une psychothérapie  biologique qui serait du côté de la dérive sécuritaire et de la gestion scientifique des malades. Mais sur le terrain des pratiques, tout s’intègre au bénéfice des patients. Attaquer Freud ou le Xanax n’a pas de sens. Fort heureusement, les vrais intellectuels qui affrontent leurs savoirs, leurs valeurs et leurs pratiques aux réalités de l’homme dans le service de leur psychothérapie ou de leur honnête réflexion ne font pas ces choix.
Certes, l’approche psychanalytique n’est pas utilisée de manière orthodoxe par tous les praticiens hospitaliers des services psychiatriques, mais là n’est pas la question. Cette approche, et surtout l’examen des conditions de sa mise en œuvre au bénéfice des patients, sont riches d’enseignement pour une réflexion générale sur les réformes possibles du système de prise en charge des malades atteints de troubles mentaux. C’est ainsi, je crois, qu’il faut considérer cet essai ; car le cadre d’analyse est peut être finalement moins un éloge de la psychanalyse, qu’une mise en déroute convaincante des réformes imaginées par le monde politique actuel. On regrette seulement que le propos de Guy Dana ne soient pas éclairés par l’analyse de situations plus favorables aux patients dans d’autres pays, comme par exemple en Italie.

Dans cette perspective générale, Guy Dana définit la méthode psychanalytique clinique des psychoses de manière analogique par la traversée d’un nouvel espace qui s’ouvre au malade et crée de ce fait l’impression d’un vide, puisque cet espace n’est pas encore investi par le sujet. Cependant, il est déjà constitution d’un nouvel espace de liberté accessible par le langage. Or, pour Guy Dana, cet espace à visée thérapeutique a besoin d’un espace de soin défini de manière analogique par une libre circulation entre les différentes composantes des lieux de soin : domicile du malade, hôpital général, centres de prise en charge (unité clinique, maison thérapeutique, unité d’accueil familial thérapeutique, centre de crise, hôtel thérapeutique, centre médico-psychologique). L’espace d’élaboration de Freud (Bewältigung) devient ici un espace de travail pour les praticiens hospitaliers.

C’est de cette manière que Guy Gana propose et décline dans son ouvrage entier la réflexion psychanalytique comme piste de réflexion à propos du progrès des pratiques psychiatriques en général. Ce lieu de travail serait garant du contingent, du surgissement de l’inattendu – aux antipodes des représailles que les projets de loi souhaitent imposer aux malades par restriction de leur espace matériel et surtout mental –, le moteur même de la reconstruction psychique.  Dès lors, l’intention de Guy Dana est claire : "J’essaie d’articuler entre théorie et pratique dans cet espace nommé secteur"   .

A partir de ce fil, Guy Dana déroule ce qu’il considère comme l’essentiel de la méthode analytique en usant toujours de cette analogie entre espace mental – espace de soin, avec cette même visée d’une nouvelle politique de la folie.
Aussi envisage-t-il la liberté à se mouvoir dans un espace élargi comme propice à "l’inattendu", "règle fondamentale", surgissant par mise à distance des choses et réassociations d’idées d’où peut subvenir un décentrement du sujet. Ce nouvel espace est espace de travail psychique permettant un travail sur l’inconscient, un espace de décision, un espace de "circulations retrouvées", dynamique, un "espace conquis", agrandi, mais à la fois simplifié, car ses recoins deviennent plus lumineux.

Au final, le cri de Guy Dana sonne comme le mot de Karol Józef Wojtyła : "[...] n’ayez pas peur [...]", ni des lois, ni des contraintes, ni des amalgames, ni de intentions basées sur des archaïsmes idéologiques. C’est à vous, dit-il en s’adressant à tout praticien – mais aussi à chaque parent d’un enfant psychotique ou autiste – d’inventer un espace de liberté pour ne pas affronter directement la rigidité des institutions, mais dans le but de permettre la psychothérapie et la vie. Le combat idéologique n’est peut être pas là où l’on pourrait l’y réduire, dans l’attaque d’un projet de loi, dans le combat politique contre des discours simplistes et démagogiques. La réforme des lois est une œuvre technique et délicate. C’est sur le terrain de la vie – celui qu’avait choisi Georges Canhuilhem   – qu’il faut défendre la liberté d’exister pour chacun, serait-il atteint d’un handicap quelconque moteur ou mental, sans l’idée étroite que cela se ferait nécessairement au détriment du plus grand nombre.