Histoire peu connue de l’évasion d’une cinquantaine de prisonniers politiques à la fin de la dictature de Pinochet
Le livre d’Anne Proenza et Teo Saavedra nous raconte l’histoire peu connue et passionnante de l’évasion massive d’une cinquantaine de prisonniers politiques de la prison de Santiago du Chili, à la fin de la dictature d’Augusto Pinochet. Dans une approche mêlant le roman et le reportage, basée largement sur des entrevues avec les anciens prisonniers, dont quelques-uns habitent aujourd’hui en France, les auteurs font vivre au lecteur les diverses étapes de cette aventure invraisemblable qui se termina sur une fin heureuse, le soir du 29 janvier 1990.
Le livre nous plonge d’abord au cœur de la dictature, alors que des douzaines de prisonniers politiques croupissaient dans les prisons chiliennes. Le récit se centre sur le sort des militants du Front patriotique Manuel Rodriguez, la branche militaire du Parti communiste chilien, qui avait décidé d’entreprendre la lutte armée contre Pinochet au début des années 1980. Plusieurs de ses militants ont été jetés en prison, sous l’effet d’une répression qui s’était accentuée suite à l’attentat raté contre Pinochet du 7 septembre 1986. Dès 1988, un groupe de rodriguistas met au point un plan d’évasion : creuser un tunnel qui les mènera à la liberté. Mais la tâche sera ardue. Les artisans du plan devront non seulement cacher 50 tonnes de pierre et de terre et régler les problèmes de ventilation à l’intérieur du tunnel (qui mesurera finalement plus de 60 mètres de longueur), mais encore atténuer la méfiance qui règne entre les militants et taire leur projet afin de ne pas éveiller l’attention des autres prisonniers et ne pas s’exposer aux risques d’infiltration, de fuite ou de délation. De plus, depuis l’intérieur de la prison, ils doivent s’efforcer de coordonner leur action avec les dirigeants du Frente, qui devaient en principe creuser le tronçon le plus important du tunnel à partir de l’extérieur, mais dont l’apport se résuma finalement à les extirper du tunnel.
Cette aventure est racontée dans un style agile, avec des dialogues imaginés mais qui reflètent bien la mentalité des acteurs et de leur époque. Le livre nous permet de revivre aussi les dilemmes et les questions qui hantaient bien des opposants à la dictature vers la fin du régime. Doit-on s’obstiner à continuer la lutte armée ou bien accepter le retour d’une démocratie qui ne semblait pas correspondre à leurs attentes? Est-ce que la guerre est finie?
Ces pages nous permettent aussi de connaître plusieurs aspects de la vie en prison, en particulier les luttes des prisonniers, parfois couronnées de succès, visant à ce que l’on reconnaisse leurs droits de communiquer entre eux, de recevoir des visites de leurs femmes, voire même d’avoir des relations intimes avec elles, et de disposer d’une cuisine autonome – dans le but aussi bien d’avoir de la nourriture de meilleur qualité que de se prémunir contre le risque d’empoisonnement. En donnant la parole à Juan Amaya, le juge qui fut chargé d’enquêter sur l’évasion, le livre touche un sujet trop souvent négligé : le comportement des juges, qui firent très peu de choses pour faire respecter les droits de l’homme durant la dictature.
Le livre contient aussi des informations indispensables sur le contexte de l’époque et sur les événements marquants (de l’attentat contre Pinochet jusqu’à l’élection du président Patricio Aylwin en décembre 1989) qui ont ponctué la fin des années 1980. On relèvera au passage une seule erreur dans la description proposée par l’auteur, qui écrit que, lors de l’élection de 1989, il y avait 20 millions de personnes en âge de voter (p.241), alors que la population totale du pays ne dépassait pas les 12 millions d’habitants.
Enfin, le livre permet de réfléchir sur les insuffisances de la transition à la démocratie. D’un certain point de vue, il était tout à fait légitime que les prisonniers aillent de l’avant avec leur plan de fuite, même après la défaite de Pinochet lors du plébiscite d’octobre 1988 et de l’élection de décembre 1989, car rien ne leur garantissait que le nouveau régime allait les amnistier. De fait, les dernières pages de l’ouvrage sont consacrées à la situation juridique des évadés. Face aux accusations de « terrorisme », certains d’entre eux ont dû quitter le pays et ont depuis lors perdu la nationalité chilienne, alors que ceux qui sont restés au pays ont perdu leurs droits civils et politiques. Proenza et Saavedra ont produit un récit captivant et bien documenté, qui nous rappelle les aspects polémiques de la transition à la démocratie dans un pays dont l’histoire politique récente a souvent défrayé les manchettes de l’actualité internationale.