La critique littéraire, souvent perçue comme expression d’un point de vue théorique, est pensée sous l’angle de ce qui échappe à la rationalité du discours

Est-ce une façon de provoquer son lecteur ? Franck Salaün lui pose, dans son essai Besoin de fiction, une question quelque peu abrupte : la littérature pense-t-elle ? Autrement dit, comment le texte littéraire répond-il aux questions posées par la philosophie (resterait cependant à s’entendre sur une acception commune de la philosophie). Ou plus précisément en quoi la littérature est-elle un lieu de pensée ? Si l’essai ne fait que suggérer une taxinomie, qui serait au demeurant délicate, des œuvres littéraires qui témoignent d’une expérience de pensée - l’auteur cite, par exemple, La Nouvelle Héloïse, qu’en spécialiste du 18e siècle il connaît particulièrement bien - il exclut du champ de sa réflexion des ouvrages à prétention philosophique tels que Le philosophe anglais qui ne relève pas, malgré son titre, de la philosophie. Mais l’essentiel n’est pas là car il fonde son analyse en grande partie et de façon assez inattendue, sur l’analyse de quelques ouvrages critiques qui ont marqué l’histoire littéraire assez récemment : d’une part, celui de Spitzer et celui de Poulet qui ont développé à propos de La vie de Marianne et de l’œuvre de Marivaux des thèses contradictoires sur la notion de temps dans le roman - Marianne est-elle un être de l’instant ou un être qui se pense dans la durée ? - et d’autre part, celui de Bourdieu sur L’éducation sentimentale. Ce dernier propose un discours critique qui, tout en refusant explicitement tout ce qui relève pour lui de l’ineffable en littérature, affirme la scientificité de son analyse en passant l’œuvre au crible des présupposés théoriques de la sociologie s’appropriant ainsi le texte littéraire.

Par ailleurs, Franck Salaün analyse de façon développée l’œuvre critique et philosophique de Foucault pour laquelle il peut, là encore, paraître étonnant de poser la question du besoin de fiction. Œuvre inscrite dans son époque, elle est une critique radicale du sujet éminemment changeant du discours, une critique du langage, de ses pouvoirs, de sa rationalité, de ses manques pour en rechercher les fondements ontologiques. Œuvre à penser cependant in fine comme une mise en lumière de soi. Dans le discours de Foucault se disent, en effet, tout autant ses choix théoriques que son engagement sur la scène sociale et politique et ses souffrances personnelles, parce que quelque chose pense là qu’il ne maîtrise pas - on pense aussi à Sarraute - quelque chose de mouvant, d’incertain, d’indéfini qui sonne comme une mise en défaut de la raison et du discours philosophique. L’auteur montre que c’est bien cet imperceptible qui passe chez Foucault dans son style qui est à la fois énergie, impulsion, rationalité, et que manifeste le besoin de fiction à l’œuvre, par exemple, dans les pseudo-dialogues de la fin de l’introduction de L’archéologie du savoir. Il en va de même du ton comme outil de persuasion dans d’autres dialogues d’idées. L’analyse de Franck Salaün met ainsi en lumière le discours critique comme masque et dévoilement du vrai visage de celui qui le produit, davantage encore peut-être que de la théorie sur laquelle il fonde son analyse. On peut ajouter, en ce sens, que cela va parfois chez certains critiques aujourd’hui, par ce même biais de l’insertion de fragments fictionnels, jusqu’à une appropriation parodique du texte objet de leur critique.

À partir de là, s’entend la pluralité des discours critiques et se pose la question de la validité scientifique à laquelle ils prétendent - discours dont Franck Salaün met en évidence les substrats, les présupposés et les zones d’ombre - alors qu’ils sont empreints de toute l’identité du critique et de sa « mythologie » personnelle. Mais bien évidemment, pour nous lecteurs, se pose par effet miroir la question de la validité de toute critique de la critique et en particulier, non sans quelques malice, de celle de l’auteur ici. De quelle place s’exprime le critique ? D’une position théorique ou de l’œuvre elle-même ? De quel lieu parle-t-il, en effet, quand lui-même, dans le premier et dans le dernier chapitres, recourt à la fiction en narrant des souvenirs personnels et en particulier ceux d’une inspection dont on ne sait s’il était lui-même le jeune professeur inspecté par un inspecteur qui se préoccupait bien davantage de l’expression de la doxa ministérielle et de la portée des présupposés théoriques devant soutenir le discours du dit professeur que de l’efficacité de ce dernier à proposer à ses élèves une lecture active et vivante du texte étudié et à éveiller des critiques qui, pour n’être pas universitaires, n’en étaient pas moins pertinentes. Mais poser cette question, c’est sans doute entrer alors dans une spirale de déconstruction du discours et de la possibilité même de tout discours critique, suivant en cela les thèses de Foucault. Resterait aussi à préciser l’acception à donner au terme si large de "discours" comme instance de production signifiante. Les débats théoriques à ce sujet sont nombreux. Franck Salaün, qui n’a ni a priori théorique ni non plus l’ambition de produire une nouvelle théorie du discours, ouvre à ce propos largement la nomenclature, sans régler la question trop vaste dans les limites de son essai. 

Cela dit, le besoin de fiction n’est pas, tant s’en faut, l’apanage du discours critique ni même de l’expérience littéraire qu’il déborde. Franck Salaün évoque, trop rapidement sans doute, ce besoin chez tout lecteur et au-delà chez chacun d’entre nous. Il en suggère l’implicite et les enjeux. Cela étant, nous avons, nous lecteurs, tous besoin de fiction et l’essai pose en amont des questions essentielles non seulement pour la critique littéraire mais pour tout lecteur. Qui parle ? Qu’est-ce qui fait qu’un texte littéraire parle ? D’où parle-t-il ? Comment se fait-il réceptacle d’une pensée ? Comment la littérature répond-elle aux questions ontologiques qui se posent à chacun de nous ? Comment le discours critique nous y aide-t-il ? L’essai de Franck Salaün est à lire comme un propos d’ouverture à ce qu’il nomme en sous-titre de son ouvrage une "fiction pensante", concept qu’illustrent les autres titres de la nouvelle collection qu’il dirige chez Hermann   et à éprouver par l’analyse des productions littéraires contemporaines, telles par exemple que les volumes de Dernier Royaume de Pascal Quignard ou certains ouvrages de Le Clézio, de Claude Simon ou de Coetzee, pour n’en citer que quelques-uns