À l’objectif initial de repenser les rapports de l’homme à son environnement dans un monde urbanisé, ainsi qu’à fournir des pistes d’action pour un renouvellement des pratiques aménagistes, cet ouvrage tient son pari. Pertinent et salutaire. 

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Dans le contexte actuel d’urbanisation généralisée, au sein duquel émerge tout un répertoire d’actions étiquetées "vertes" ou de politiques écologiques, la notion d’environnement semble se brouiller. Chaque sphère d’action tendant à s’approprier le "développement durable", il devient nécessaire de repenser les notions d’ "environnement ", de "nature" et de "milieux urbains". Sous la direction des philosophes de l’urbain, Thierry Paquot et Chris Younès, cet ouvrage collectif a pour objectif de mettre à jour une "philosophie de l’environnement" qui puisse faire face aux mutations en cours, interpréter le nouveau rapport de l’homme à son environnement mais aussi suggérer des pistes pour un renouvellement des pratiques aménagistes et urbanistiques.

La ville au croisement de la nature et de la culture 

Tout d’abord, dans l’optique d’aborder une "philosophie de l’environnement", diverses contributions traitent de la relation entre  "nature" et "culture" à travers un rappel des diverses théories qui ont traversé l’histoire des idées. Une recension nécessaire qui invite ensuite les auteurs à interroger la place de la ville au sein de cette dualité. Le contrôle et la mise à distance de la nature ayant constitué les "conditions de la liberté, de l’égalité et de la fraternité "ainsi que la puissante dynamique de la modernité, la ville en est l’expression même. Elle apparaitra ainsi comme "l’œuvre par excellence de la civilisation conçue comme une distanciation progressive d’avec la nature". Mais actuellement, avec le retour d’évènements naturels catastrophiques, l’idée d’une domination de l’homme sur la nature est remise en question. Malgré le fait que la croissance urbaine tende à diminuer la sensibilité à la nature, "l’épaisseur des murs de la cité assourdit la voix de la nature", les territoires urbanisés et naturels sont aujourd’hui "inextricablement entremêlés". 

Insistant sur les permanentes interactions entre l’Homme et son milieu, Chris Younès préconise d’interroger ces relations dans un monde urbanisé. Les "milieux urbains requièrent de comprendre ces relations et interactions entre les éléments et les êtres vivants qui les constituent " et donc de penser l’équilibre entre les "données physico-biologiques et les spécificités anthropologiques", entre les écosystèmes et l’urbanisation. Car ce sont justement ces "corythmes entre Nature et Culture qui constituent l’enjeu des reliances régénératrices des milieux urbains". 

Intégrer notre "rapport au monde" dans l’aménagement des "milieux urbains" 

De nos jours, cette relation "nature/culture" est évidemment chahutée avec les processus d’anthropisation, d’urbanisation et d’industrialisation des espaces naturels. Dans ces dynamiques, notre "être au monde" est rarement pris en considération. Or, comme nous le rappelle Xavier Bonnaud dans une stimulante contribution, l’espace physique, dans sa concrétude, participe pourtant de l’élaboration de notre rapport au monde. L’espace, dit-il, influe notre "assise dans le monde physique", il participe de notre ancrage dans le monde. De la masse  de la planète qui a formé nos corps de manière spécifique, à la gravité qui a équipé nos êtres de récepteurs sensoriels, les liens unissant notre corps à la Terre sont particulièrement forts. D’où  ce "savoureux sentiment d’adaptation à la planète où s’entremêlent les données concrètes de sa masse, le temps long de notre morphogénèse, la richesse de notre équipement physiologique. À notre planète, active par sa donne gravitationnelle, l’immense richesse de notre appareillage perceptif est en permanence connectée". La reconnaissance de cette "physicalité partagée" met particulièrement en évidence notre "être au monde" et nos liens à l’environnement qui nous entoure. Une prise de conscience, notamment par les architectes, du partage des contraintes de l’espace pour tous les êtres vivants, permettrait d’adoucir l’opposition "nature/ culture".

Mais rétablir le rapport de l’homme à son environnement nécessite également d’instaurer des règles sociales. La volonté de responsabiliser les hommes face à la nature ne peut se concevoir sans intégrer une éthique de l’environnement qui tienne compte du milieu urbain. Le fait de se concentrer sur le désert ou les forêts, sur ces milieux sauvages où l’homme n’habite pas, semble révéler une attitude de fuite de la part des éthiciens de l’environnement. Or l’éthique environnementale, en intégrant dans son giron les milieux urbains a un rôle important à jouer pour raisonner l’urbanisme et l’aménagement ainsi que pour  responsabiliser les citoyens face à la nature et "se libérer d’un sociocentrisme envahissant". En développant le concept de "storied residence" de Holmes Rolston (concept lié au sens du lieu et à l’inscription des êtres humains dans un système géographique et historique), Hicham-Stéphane Afeissa   offre des outils intellectuels pertinents pour penser l’urbain et l’ "habiter". 

L’environnement et le paysage dans les politiques urbaines 

Les problèmes liés à l’environnement, la dégradation des ressources, le réchauffement, etc., participent justement à augmenter la sensibilité des individus à l’égard de l’environnement. Qu’il s’agisse des mobilités, du bien-être ou des pratiques alimentaires, l’environnement est devenu objet de controverses. La "conscience environnementale traverse ainsi de plus en plus les catégories sociales, tout en participant de la mise en actions de cellules et de pensées nouvelles. Cette conscience a en fait hissé l’environnement au rang de filtre interprétatif, d’opérateur réflexif parmi les plus puissants du cadre de vie des populations". Cette évolution livre donc "d’autres rapports aux territoires" et aurait participé selon Guillaume Faburel à l’avènement du sujet "situé, sensible comme acteur (politique) de la reconnaissance voire de la revendication de différents mondes communs, peuplés de subjectivités ajustées les unes aux autres". C’est donc par le "biais territorial, au premier rang duquel figurent les mobilisations environnementales (…) que la conception, historiquement technocentrée, de l’environnement par l’administration centrale est questionnée."

Mais si la territorialisation des revendications environnementales a permis une mobilisation citoyenne, si les discours prônant la durabilité et la transformation des modèles urbains sont légion, il semble apparaître clairement deux conceptions différentes de la durabilité. Ainsi, pour Bourg et Calvin, la ville durable intègre deux modèles différents, la ville technologique et la ville intégrée. La première, en tant que ville qui contrôlerait les nuisances, le contrôle des déchets ou la pollution émise est basée sur l’efficacité de la technologie et donc sur la question de la performance. C’est en ce sens qu’elle s’inscrit dans le sillon de la modernité et réfère toujours à une "écologie industrielle". La ville intégrée pour sa part, est une ville associant densité, démocratie et présence de la nature sensible. C’est une ville qui prône une "harmonie retrouvée avec le milieu" et s’extraie des exigences de performances technologiques mais dont l’avènement tarde à venir.

Mettant également le paysage à l’honneur, cet ouvrage rappelle son rôle dans le développement d’une prise de conscience du rapport de l’homme à la nature. Au delà de constituer un simple visuel masquant l’échec des politiques environnementales,  le paysage doit être pensé pour concilier l’homme et la nature, mais également comme une "politique de l’écologie" à part entière. Il s’agit de développer une nature compatible pour tous les êtres vivants tout en développant des "ambiances" et une "polysensorialité" qui permettent au citoyen de se replacer dans le monde. Il est donc nécessaire de rapprocher les conceptions du "paysage" et de l’ "environnement", en croisant le matériel et l’immatériel, l’ordinaire et l’exceptionnel. Il s’agit donc de concevoir le paysage, selon les propos de Berque (cités par Manola), en tant que "carrefour où se rencontrent des éléments venus de la nature et de la culture, de la géographie et de l’histoire, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’individu et de la collectivité, du réel et du symbolique". L’ouvrage se clôt d’ailleurs sur un bel entretien avec le paysagiste Gilles Clément qui corrobore ces propos.

Ainsi dans une vision transversale, cet essai ouvre des pistes innovantes pour combler le vide épistémologique qui caractérise le domaine de la philosophie de l’environnement urbain. Le croisement de ces diverses réflexions aboutit, in fine, à développer une nouvelle conception de l’aménagement et de l’architecture, une conception qui tienne compte de notre "être au monde". La "philosophie de l’environnement et des milieux urbains ouvre la philosophie au devenir urbain de l’être, tout comme elle conduit à renouveler la compréhension du vivant en interaction avec les humains, et ce que ces derniers désignent par la "nature" ". Il s’agit d’une belle démarche, espérons qu’elle soit poursuivie