Le logiciel des valeurs de la gauche est-il susceptible d’apporter une alternative à la crise morale et politique que nous traversons aujourd’hui en France ? Les débats forts riches qui ont eu lieu à Vieux-Boucau dans les Landes les 18 et 19 septembre lors des Universités de rentrée d’Un monde d’avance, courant du Parti socialiste animé par Benoît Hamon et Henri Emmanuelli, invitent, à tout le moins, à remettre la question des valeurs et de l’éthique au cœur du projet politique de la gauche.

Repolitiser le débat public : tel fut le leitmotiv des intervenants – personnalités du mouvement social, intellectuels, élus, professionnels – qui en appellent à un sursaut républicain face la désinvolture de la politique menée par le gouvernement. Mais au-delà, c’est la mise en application dévastatrice de l’idéologie néolibérale qui est en cause. Le constat est sans équivoque : le libéralisme économique opère un lessivage des valeurs qui érode les fondements axiologiques du vivre-ensemble. Dès lors, le remède réside dans la réactivation du civisme et de la cohésion sociale indissociables du pacte moral inscrit dans notre devise républicaine.


Tristes topiques

Ce qui  est tristement topique, c’est, non pas l’immoralisme, mais la morale a-morale inhérente au capitalisme sauvage. Car le néolibéralisme est une idéologie qui a son propre credo, sa propre morale. Il est fondé sur une hiérarchie des valeurs dont le triptyque est l’individualisme absolu, la liberté sans bornes et la logique d’intérêt. Il donne la prime au souci de soi quitte évidemment – si tel n’est pas son intérêt – à oublier celui d’autrui… Doctrine économique, le capitalisme néolibéral est, au surplus, revêtu d’une raison et d’une onction scientifiques. Ses lois obéiraient à des principes intangibles telle la loi du marché assimilée à un phénomène naturel et inéluctable… De manière insidieuse, cette rhétorique du réalisme vient en filigrane légitimer une idéologie et les fortes inégalités sociales qu’elle produit au profit d’une infime minorité. Par son économisme étroit pétri de scientisme, le néolibéralisme réifie les échanges en réduisant toute chose à sa valeur marchande : la santé, l’art, l’eau, la vie, le corps… Or comme le rappelait avec force Danièle Mitterrand à ces Universités de rentrée, "un fleuve ne demande pas son passeport à la frontière". L’eau n’a pas de prix, elle est "un bien commun de l’humanité". Nous en sommes les usagers non les propriétaires. Obéissant au principe d’intérêt général, elle doit donc être soustraite aux lois du marché et gérée par les seuls pouvoirs publics.

Dans la même veine, Didier Holtgen   dénonce une marchandisation et une financiarisation de notre système de santé. Bien universel, la santé, martèle-t-il, obéit à une éthique humaniste non à une logique de rentabilité financière qui assimile le patient à un consommateur et le médecin à un producteur de soins. Face à cette logique purement comptable, l’Homme doit primer sur tout autre chose. Selon lui, "il faut remettre la morale au cœur du débat" car "c’est ni plus ni moins un projet de société, voire de civilisation qui est en jeu". Les accrocs successifs à notre système de Sécurité Sociale (franchises médicales, déremboursements, etc.) ont laissé la porte ouverte aux assurances privées. Aussi, assiste-t-on aujourd’hui à une privatisation de la santé qui se fait évidemment au mépris des populations les plus fragiles. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : alors qu’1 cadre sur 10 risque de mourir entre 35 et 65 ans, ils sont 1 sur 3 parmi les ouvriers… Le constat est amer : "On laisse mourir les gens pas les banques"...

A la lumière de ces débats, force est de reconnaître que le capitalisme sauvage a atteint aujourd’hui son paroxysme. Au "désenchantement du monde" semble avoir succédé la réification des rapports sociaux et humains : la morale sans vergogne du néolibéralisme est devenue une sorte d’habitus au sens où l’entendait Pierre Bourdieu. Elle s’est ancrée dans nos mentalités et irrigue les esprits au point qu’elle paraît s’étendre désormais aux relations interindividuelles   .

A maints égards, l’autre n’est plus toujours considéré comme un sujet mais devient de plus en plus un objet qu’on manipule et instrumentalise en fonction de ses intérêts ou de ses désirs et que l’on jette lorsqu’on l’a consommé ou qu’il n’est plus utile. L’atomisation sociale engendrée par le libéralisme économique et le culte du winner a également eu pour effet un délaissement de l’engagement public et une généralisation de la violence entre les individus   : elle exacerbe les pulsions narcissiques et " décomplexées " au point d’en oublier parfois le respect d’autrui et les règles élémentaires de la vie en commun. Le capitalisme néolibéral a aujourd’hui dégénéré vers un état " pathologique " (Axel Honneth) qui accentue les comportements pervers et narcissiques   et mène à une régression morale. Or le sommet même de l’Etat illustre de manière terrifiante ce règne de l’impudence.

L’antienne sarkozienne de la société sans "tabous" - qui en a perdu son sur-moi… républicain – veut faire sauter tous les verrous et au premier chef ceux de l’Etat de Droit. Que l’on songe à quel point les principes fondamentaux de notre procédure pénale (non rétroactivité de la loi pénale, respect de la présomption d’innocence…) et, au-delà, la séparation de l’exécutif et du judiciaire – incluant le non-cumul des fonctions de poursuite et d’instruction – sont malmenés par le gouvernement sarkosyste et on se convaincra que l'éthique républicaine n'est pas l'ennemie de la liberté : elle en est tout à la fois l’assise et le rempart. C’est ainsi qu’il ne saurait être question de réduire la nécessaire perpétuelle révolution des mœurs – qui a notamment permis l’émancipation de la femme et la libération des sexualités – avec ce que l’on peut nommer, faute de mieux, cette idéologie du no limit qui, sous couvert d’une quête de la liberté absolue, a fait de la perversion, du mensonge et de l’humiliation sa religion en autorisant les comportements les plus cyniques.

Repolitiser le libéralisme

Doit-on rappeler que comme tout principe, la liberté a ses limites ? La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 proclame, en effet, dans son article 4, que la liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut mais " tout ce qui ne nuit pas à autrui " … Charte du libéralisme politique, cette Déclaration à visée universaliste énonce les principes fondamentaux de notre droit moderne : liberté d’expression, liberté d’opinion, principe du consentement à l’impôt, présomption d’innocence, principe de légalité des délits et des peines, etc. Aussi, convient-il de dissocier les deux types de libéralisme, politique et économique   , qui, au demeurant, appartiennent à deux traditions de pensée distinctes   .

Si le libéralisme économique puise sa source chez des auteurs comme David Hume, Adam Smith et – dans sa version ultralibérale – Friedrich Hayek, le libéralisme politique se situe dans le sillage de Locke, Montesquieu, Kant, Rawls, Ricœur... Théorisé contre l’absolutisme, ce dernier a pour but d’éviter toute forme de despotisme via la modération du pouvoir et la réalisation de l’Etat de droit en soumettant les gouvernants et les gouvernés à l’ordre juridique issu de la volonté du peuple. D’où le principe de légalité, la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire qui vise à les équilibrer par leur mise en balance et le contrôle de constitutionnalité des lois exercé en France par le Conseil Constitutionnel qui vérifie que le législateur a bien respecté la norme juridique fondamentale, i. e. la Constitution. En définitive, les préceptes du libéralisme politique sont des outils essentiels qui permettent, par le droit, de limiter les effets pervers du néolibéralisme et les velléités d’une captation du pouvoir par ceux qui l’exercent au nom de la République.


Fides et République

Dans son discours de clôture de ces Universités de rentrée d’Un monde d’avance, Benoît Hamon considère que "c’est la crise sociale qui a mené à une crise politique, institutionnelle, morale et démocratique. " Citant Jaurès, il est donc nécessaire, selon lui, de " restaurer la souveraineté du citoyen dans l’ordre politique avant de la restaurer dans l’ordre économique. " La formule, dans sa sèche concision, atteste que le citoyen s’est aujourd’hui effacé au profit de l’individu, voire du consommateur. L'ultralibéralisme participe d’une dépolitisation des relations et ainsi d’une déconstruction progressive du lien qui unit chacun à tous, autrement dit à la République. Restaurer la souveraineté du citoyen, c’est, partant, raviver le sentiment d’appartenance de chaque citoyen à la communauté politique. Comment ? En restaurant la confiance, la fides publica, sentiment indissolublement lié à l’éthique républicaine de fraternité qui s’oppose frontalement à l’état de défiance et de guerre de chacun contre tous, caractéristique de nos sociétés néolibérales.

Corpus d’institutions et de croyances en des valeurs, la République fournit un cadre commun dans lequel chacun se sent membre d’un tout. Or cette croyance, c’est la confiance sur laquelle repose l’existence du lien social. Elle puise son origine dans l’engagement assermenté et dérive de la Fides romaine, déesse du pacte d’alliance qui personnifie la parole jurée   . La confiance est liante. Figure de la réciprocité, elle permet à chaque membre de la communauté politique de se reconnaître comme citoyen, de faire alliance en se démarquant de l’entropie du Moi hypertrophié qui cède trop souvent à l’avidité et à la résignation individuelle. Ferment de la résolution collective, elle est cette conviction républicaine du vivre-ensemble, cette foi civique dans les valeurs de liberté, égalité et fraternité.

"Dans socialiste, il y a social " rappelait récemment Benoît Hamon. Or la cohésion sociale exige un édifice symbolique, la construction imaginaire d’une identité collective fondée sur des valeurs communes   . Et si l’autre cohérence, c’était la République