Une étude sur l'histoire de la pensée intellectuelle juive et ses avatars.

Michael Löwy a voulu redonner vie à "l’univers spirituel disparu du judaïsme centre-européen, cette étoile éteinte dont la lumière brisée et dispersée voyage encore à travers l’espace et le temps, les continents et les générations".

Les auteurs dont il est ici question sont sans doute, en plusieurs sens, des vaincus. Mais Löwy pense manifestement que leurs idées sont en résonance avec les problèmes de notre temps. On pourra donc aussi lire cet ouvrage   comme une contribution à une réflexion sur l’actualité politique et intellectuelle de la pensée utopique et du prophétisme révolutionnaire, une réflexion pour le moins intempestive, qui a germé à la fin des années 70 et a vu le jour à la fin des années 80, aux temps de la célébration de la post-modernité et de la" fin des grands récits", alors que les derniers représentants de la constellation étudiée, Marcuse, Bloch et Fromm venaient de s’éteindre.

Affinités électives

Löwy habilite et "travaille" comme un concept crucial de la sociologie des idées la notion d’affinité élective qu’on trouve à l’état pratique et opératoire chez Goethe, mais aussi et surtout chez Max Weber et Karl Mannheim. L’analyse des formations sociales dans leur dimension culturelle requiert une conception plus complexe et dynamique que celle fournie par les notions habituelles de l’affinité idéologique (qui désigne la compatibilité et la cohérence des composantes d’un courant intellectuel, l’implication qui les articule à la fois logiquement et historiquement), de la simple corrélation, de l’expressivité (d’une forme religieuse, par exemple, pour des rapports sociaux), de la causalité directe et de l’influence unilatérale. Le concept d’affinité élective fait droit à la créativité culturelle et rend compte de l’émergence de la nouveauté, de la rencontre et de la fusion dans le champ intellectuel. Il présente de surcroît l’avantage, dont on ne souligne pas assez l’importance pour les sciences sociales, d’une grande générosité métaphorique, qui délivre tout l’arsenal rhétorique de la chimie et de l’astronomie, tout  le vocabulaire de l’attraction et de l’alliage. À ceux qui s’inquièteraient, au nom de la rigueur scientifique, de cette prolifération littéraire, on rappellera, avec Löwy, que l’équipement lexical ordinaire de la sociologie est du matériel d’importation biologique et physique. Il n’est pas sûr, cependant, que cette notion ait bien la valeur heuristique que Löwy lui prête : ce n’est pas par hasard que cette notion est introduite en référence à ce livre-phare qu’est L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber   . Son usage requiert le diagnostic instruit, et l’invention, au sens ancien, d’une homologie  et d’une hétérogénéité historique entre deux configurations culturelles complexes. De la même manière, elle permet ici de transformer en une totalité significative les résultats d’un long travail d’enquête et de nécessaire érudition, beaucoup plus qu’elle n’oriente a priori l’analyse. Sans cette contrainte, l’affinité élective devient un ornement intellectuel, qui favorise les délices et les dérives de la causerie analogique : c’est ainsi  qu’on a comparé la psychanalyse et le talmudisme, le léninisme et la Gnose…

Michael Löwy se donne donc pour objet d’analyse les relations d’attraction, d’alliage et de fusion génératrice d’une figure culturelle nouvelle, qui se sont tissées entre le messianisme juif et les utopies libertaires, et qu’a formulées et incarnées une génération d’intellectuels juifs de langue allemande, née dans le dernier quart du XIXe siècle, et unie par une référence commune au romantisme anticapitaliste. Il s’agit bien là d’une histoire "conceptuelle", puisque Löwy ne méconnaît pas, mais laisse délibérément à l’arrière-plan la densité des relations personnelles qui ont uni les auteurs considérés (Landauer   Buber, Scholem-Benjamin   , Bloch-Lukacs-Weber, Buber-Rosenzweig, Landauer-Toller, etc.) et les constituent, sinon en groupe, du moins en milieu, au profit de la dimension fondamentale commune de leur pensée.

Le messianisme libertaire

Le messianisme juif et une certaine pensée libertaire ont en commun la combinaison, dans des proportions variables selon les œuvres, d’une nostalgie restauratrice d’un état idéal du passé et du prophétisme utopique qui annonce et appelle un avenir radicalement nouveau. Dans le messianisme, "l’eschatologie est une réinterprétation de la mythologie du temps originaire" (Mowinckel)   . Le concept kabbalistique de Tikkoun exprime cette double détermination : "Le Tikkoun, le chemin qui mène à la fin des choses est aussi le chemin qui mène au commencement."   La nostalgie romantique du passé précapitaliste qu’on trouve dans la tradition anarchiste, chez Bakounine, Sorel, Proudhon, Landauer (et même selon Löwy, chez Marx), la rapproche du messianisme. "Le messianisme juif est dans son origine et, dans sa nature – on ne saurait jamais assez y insister- une théorie de la catastrophe. Cette théorie insiste sur l’élément révolutionnaire, cataclysmique, dans la transition du présent historique à l’avenir messianique."   Il diffère à la fois de l’eschatologie chrétienne et de la promesse de salut individuel et anhistorique qu’elle comporte, mais aussi du progressisme et de l’économisme de la social-démocratie et du communisme "réel" (et réellement et heureusement révolu), liés à leur croyance en la croissance indéfinie des forces productives. Comme rédemption, la révolution est une irruption apocalyptique et transcendante, qui casse le cours de l’histoire : la temporalité messianique est qualitative et hétérogène. Le messianisme libertaire fut incompatible avec le réformisme. Dois-je ajouter qu’il l’est toujours ? Et que c’est non pas le signe de sa petitesse, mais assurément celui de sa fragilité. Il me semble que le livre, qui choisit de chanter sa puissance de mobilisation et de galvanisation, n’en mesure pas la puissance d’illusion et la dimension de leurre, et le danger.

Arendt, Benjamin et l’histoire

Löwy ne cite guère Hannah Arendt, sinon pour ses travaux de sociologie historique du judaïsme   , ses remarques sur Kafka comme metteur en scène de la "théologie" bureaucratique et enfin pour rappeler brièvement son intérêt pour la spontanéité révolutionnaire, la démocratie directe, et le socialisme luxembourgiste   , pour souligner qu’à la différence d’Adorno, elle est demeurée totalement étrangère à la sphère messianique. Mais il reste qu’elle a élaboré une pensée du commencement inaugural et de l’irréductibilité de l’événement, que représente bien ce texte qu’il me faut citer un peu longuement : "…la causalité est une catégorie aussi trompeuse qu’étrangère dans le cadre des sciences historiques. Non seulement le sens réel de tout l’événement transcende toujours les "causes" passées qu’on peut lui assigner (qu’on songe seulement à l’absurde disparité entre les "causes" et les "effets" de la Première Guerre mondiale), mais qui plus est, ce passé n’émerge lui-même qu’à la faveur de l’événement. C’est seulement lorsque quelque chose d’irrévocable s’est produit qu’on peut s’efforcer de déterminer à rebours son histoire. L’événement éclaire son propre passé ; il ne peut jamais en être déduit.

Lorsque survient un événement assez important pour éclairer son propre passé, l’histoire apparaît. Alors l’amas chaotique du passé se transforme en un récit qui peut être raconté parce qu’il a un commencement et une fin. Ce qu’un tel événement nous révèle, c’est un commencement jusqu-là enfoui dans le passé ; aux yeux de l’historien, cet événement ne peut apparaître que comme l’achèvement de ce qu’il a porté au jour. C’est seulement lorsque surviendra un nouvel événement que cette "fin" se révèlera à son tour comme un commencement pour les historiens à venir. Et le regard de l’historien n’est autre que le regard de l’entendement humain qui a subi l’apprentissage de la science ; nous ne pouvons comprendre un événement que comme une fin où culmine tout ce qui l’a précédé, comme la "consommation des temps" ; c’est quand l’action qu’on fait tout naturellement fond sur la situation créée par l’événement, autrement dit qu’on le considère comme un commencement."  

On aurait tort de croire ici à une nouvelle version d’idéalisme historique ; il s’agit plutôt d’une pensée de la sous-détermination du présent, qui configure l’action humaine comme remémoration systématique, assomption des attentes déçues du passé, combat pour la rédemption du passé opprimé par la barbarie des dominants. C’est dans cette voie que Benjamin s’engage dans l’ultime version qu’il donne du matérialisme historique dans les Thèses de 1940 sur la philosophie de l’histoire   ; il y définit, contre l’historicisme et le gradualisme social-démocrates le repérage de l’ "à-présent" (Jetztzeit), monade temporelle, "constellation saturée de tensions", "arrêt messianique du devenir", "chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé", comme la tâche suprême du matérialisme, et cherche à ressusciter ne conscience messianique, perdue depuis 1848, pour laquelle "chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie"  

Le messianisme libertaire tend à invalider toute autorité humaine (on notera qu’aucun des auteurs étudiés ne s’attarde sur la figure du Messie à venir) et peut ainsi conduire, chez Benjamin et Scholem, à l’apparition d’un anarchisme théocratique, et, chez Landauer, d’un athéisme mystique où le discours révolutionnaire incorpore explicitement l’univers symbolique religieux. Enfin, la rédemption s’interprète comme suppression des interdits, levée de la  loi, abolition de la Torah.

Ce tableau de convergence doit beaucoup aux travaux magistraux de Gerschom Scholem, qui est donc à la fois l’un des principaux inspirateurs et l’un des principales figures de l’ouvrage.  

Anamnèse, assimilation et anaculturation

La cristallisation de l’affinité élective est rendue possible par un système de conditions économiques, politiques et culturelles qui fait l’objet d’une microsociologie synthétique de l’intelligentsia juive de la Mitteleuropa. Löwy montre comment le romantisme anticapitaliste, la renaissance religieuse juive, le messianisme, la révolte culturelle contre la bourgeoisie et l’Etat (qui sans toujours prendre la forme prononcée d’une "révolte contre le Père "   est assurément une rupture intergénérationnelle), l’utopie révolutionnaire, l’anarchisme, et même du moins chez Buber et Scholem , le sionisme, ont pu s’amalgamer de manière créatrice, dans une conjoncture historique exceptionnelle marquée par la Révolution d’Octobre, les conseils hongrois et bavarois, le spartakisme. Cette solution culturelle instable et féconde différencie les intellectuels juifs d’Europe centrale à la fois des militants russes et polonais, athées, universalistes, marxistes ou anarchistes, et des bourgeoisies intellectuelles juives d’Angleterre et de France. Cette génération allemande et austro-hongroise se singularise par une anamnèse culturelle et religieuse, par la réactivation des significations spirituelles, par une reconstruction de l’identité juive ; ce mouvement d’anaculturation, comme  dit Löwy, met, au minimum en question le processus d’assimilation, quand il ne va pas jusqu’à en pressentir l’échec inévitable et en accuser la perversité éthique (Scholem). D’où une rupture douloureuse, souvent, dont la fécondité culturelle ne laisse pas, aujourd’hui encore d’étonner, avec le conservatisme religieux et le conformisme politique des pères. Löwy montre que l’histoire de cette réappropriation présuppose, au fond, une intégration complète de l’héritage romantique allemand. Que l’ensemble de cette constellation juive-libertaire soit organiquement situé par Löwy dans  l’ élément du romantisme anticapitaliste   ne va pas sans poser quelques questions : celle catégorie n’est-elle pas trop ample ? Löwy place explicitement Oswald Spengler et Martin Heidegger, avec d’autres penseurs réactionnaires allemands (Moller Van den  Bruck, Julius Langbehn, Ludwig Klages) au sein du romantisme anticapitaliste   . Aussi conviendrait-il de mieux mesurer l’abîme qui sépare le courant ultra-conservateur et proto-nazi des Juifs libertaires. Jusqu’où peut déceler une homologie entre le messianisme libertaire de Benjamin, et le conservatisme agraire de Martin Heidegger   . Il y a incontestablement  des traces de messianisme chez le dernier Heidegger ("seul un dieu peut encore nous sauver")   , mais comment distinguer l’"Ange de l’histoire" benjaminien du "Dieu à venir" heideggérien ? Comment un même schème culturel peut-il organiser des positions politiques aussi  opposées ? On peut prolonger la réflexion de Löwy en insistant , comme le fait Habermas sur l’opposition du monothéisme messianique et du néo-paganisme heideggerien ("Dans les traditions juives et chrétiennes, les expériences mystiques n’ont pu garder ler force ecxplosive, leur capacité de liquidation qui menace les institutions et les dogmes que parce qu’elle visaient dans ces contextes le Dieu unique, caché, et qui transcende le monde")   et sur l’authenticité du matérialisme historique de Benjamin ("Comme le remarque Adorno, mystique et Lumières se sont rejointes, ‘une dernière fois’, chez Benjamin, dans les conditions du XXe siècle, et ce grâce aux instruments conceptuels du matérialisme historique")   Mais ce que Löwy met en valeur en définitive, c’est la ferme dissociation, chez  Benjamin, de l’idéologie du progrès et du matérialisme historique et une doctrine de la révolution comme "saut de tigre dans le passé" et interruption rédemptrice du cours de l’histoire pensée comme puissance de destruction lovée dans le mythe détestable du progrès.

Une tradition cachée

Tous les auteurs étudiés sont bien des critiques de l’Aufklärung (et de son fleuron hegélien)   Certains (Scholem et Bernard Lazare) vont même jusqu’à mettre en cause les ambiguïtés , les impasses et les dangers de l’une de ses principales figures historiques, l’émancipation et l’assimilation juives. Tous critiquent les effets dégradants du progrès technique et combattent la rationalité industrielle, mais il est difficile  de les traiter comme des irrationalistes (comme Spengler) ou comme le contempteur madré de la raison qu’on voit souvent en Nietzsche. L’impératif de la remémoration est très différent de la critique nietzschéenne du sens historique   et de l’apologie de l’"oubliance" active.
Le champ exploré se distribue autour de deux pôles : les Juifs religieux anarchisants (Buber, Rosenzweig, Scholem, Löwenthal), et les Juifs "assimilés", athées-religieux, libertaires (Landauer, Bloch, Lukacs, Fromm). Trois petites monographies sont consacrées à Benjamin, Kafka  et Bernard Lazare. Dans trois cas au moins (Bernard Lazare   , Ernst Toller   et Gustav Landauer) , Löwy ressuscite des figures extraordinaires. L’étude sur Kafka jette sur son œuvre un éclairage politique nouveau en mettant en lumière le fil libertaire secret qui la traverse et en rapportant l’ironie sobre et ascétique qui a caractérise à une mystique négative : théologie et utopie négatives s’articulent dans une œuvre profondément anti-autoritaire qui décrit le monde moderne réel comme un gigantesque système punitif   .


Les figures de cette constellation sont donc celles de vaincus. Assassinés ou conduits au suicide, Landauer, Léviné, Toller et Benjamin sont des victimes de la co-révolution et du nazisme. D’autres, comme Ernst Bloch et  Lukacs, ont dû composer avec des régimes staliniens qui ne leur ont pas épargné l’exil ou la prison, et  - ce qui est peut-être pire-  les contraintes de l’auto-censure et du mensonge par omission. En règle générale, la pensée de ces prophètes a été oubliée ou refoulée.  Il est urgent, aux yeux de Michaël Lowy, de restaurer l’héritage de ce courant souterrain,  de cette autre tradition qui, à côté de la gauche rationaliste et  progressiste dominante (socialiste, libérale, communiste), mais aussi contre elle, constitue une critique radicale et globale de la modernité comme telle, et non comme "régression", décadence ou crise : "…il faut se demander si le concept de régression, traditionnellement employé par les marxistes pour caractériser des phénomènes comme le fascisme , est réellement adéquat. Les camps d’extermination nazis – ou, dans un autre registre les camps soviétiques et Hiroshima relèvent-ils d’une quelconque "régression" ? Régression vers quoi ? Le Moyen Age ? Les communautés primitives ? L’Âge de pierre ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un type de phénomène radicalement nouveau, parfaitement moderne, instrumentalement rationnel et scientifique, structurellement industriel ?"   La tradition que Löwy réactive peut certainement nous aider à cultiver le pessimisme de l’intelligence et à penser la modernité des formes de domination les plus insupportables, à penser la domination comme avenir. Mais pour cela, le grand style satirique pratiqué en allemand par Kafka   et par Kraus, plus tard par Thomas Bernhard, et dont Zinoviev fut en russe l’un des meilleurs continuateurs   est sans doute plus utile que le millénarisme messianique, qui cultive à l’excès l’optimisme de la volonté. Quant à la nostalgie et au romantisme, ils ne me paraissent pas d’actualité ; mais il n’en va certainement pas de même du sentiment de perte et du travail du deuil en politique.  

Je ne crois pas, en 2010 plus qu’en 1988 que le marxisme, pour autant qu’il existe encore, ait grand-chose à gagner à s’éloigner du rationalisme critique et de l’athéisme politique qui seuls peuvent encore peut-être le sauver du naufrage où l’ont entraîné les infamies du "socialisme réel" ; c’est précisément la raison pour laquelle ses défenseurs, à supposer qu’il en reste aujourd’hui en France un nombre suffisant,  se doivent de traiter avec le plus grand sérieux, dans la tradition révolutionnaire, une tradition messianique et libertaire qui est intrinsèquement étrangère au stalinisme.

On aura compris qu’il s’agit ici, en général, de beaucoup plus que d’une collection d’essais ; d’un ensemble articulé d’études originales, nourries par une intuition centrale féconde et servies par une rare culture, polyglotte et cosmopolite, qui peut contribuer à confronter la doxa marxiste aux noces de la prière et de la révolte, à y réintroduire la question lancinante et persistante de la spiritualité qui hante les émergences révolutionnaires