Le 19 septembre devrait constituer une nouvelle date sombre dans l'histoire de la social-démocratie. Une de plus, serions nous tentés d’écrire, puisque l'année 2010 fut une véritable annus horribilis avec une quasi annihilation en Hongrie, la fin de treize années de pouvoir travailliste en Grande Bretagne, une défaite surprise en République tchèque ou encore un PVDA, coiffé sur le fil par le parti libéral aux Pays-Bas.
 
Bien plus qu’une défaite politique nationale, une remise en cause idéologique
 
Il faut désormais traverser la planète entière, direction les antipodes, pour retrouver la trace d'une gauche victorieuse en Australie. Une victoire aux allures de recul, puisque le parti travailliste a perdu 11 sièges, ne devant son salut qu'au soutien d’un vert et de trois indépendants à un gouvernement déjà minoritaire. L’Australie, en partie grâce à l'action du gouvernement, fut l'un des rares pays développés à échapper à la récession ; une performance notable, mais n’ayant pas empêché le Labour de limoger son Premier ministre d'une façon peu glorieuse, juste avant les élections, évitant de très près la défaite.
 
Certes, le paradoxe actuel des analyses politiques est bien connu. A l'heure où les solutions de la social-démocratie ont été remises au goût du jour par les relances de type keynésiennes, afin de lutter contre la crise, les partis de gauche enregistrent échec sur échec. Preuve que gagner la bataille des idées sur le terrain économique ne suffit plus et que la social-démocratie a besoin de se reconstruire et de se réinventer totalement. Un problème qui ne concerne évidemment pas Fredrik Reinfeldt. Et l’élection d’hier a tous les aspects d’un cas pratique exemplaire.
 
Que s’est-il passé hier qui marquera les analyses politiques sur la social-démocratie ? Au départ, le constat que le Premier ministre sortant réussit le tour de force d'être le premier chef de gouvernement conservateur à être reconduit dans ses fonctions dans ce qui est (fut?) considéré comme le pays phare de la social-démocratie. Seule contrariété, il sera sans doute obligé de composer un gouvernement minoritaire, compte tenu de la percée de l’extrême droite. La descente aux enfers du SAP, qui fut l'un des fleurons de la social-démocratie qui gagne, semble faire figure de symbole. Beaucoup de socialistes européens ont longtemps admiré et loué, parfois de manière un peu caricaturale ou alors de manière idéologique ce parti toujours victorieux ; c’est pourquoi, ses partisans ressentiront cette défaite comme étant plus grave que d'autres. Et pas seulement parce que le SAP réalise son pire score depuis près d’un siècle (à peu près 30%). 2006 pouvait être vu comme un accident, 2010 pourrait en revanche marquer une remise en cause du modèle suédois dans son ensemble.
 
La stratégie des habits sociaux-démocrates et d’une rénovation silencieuse
 
Un mouvement de fond, faut-il en conclure. Car 2006 était l’année d’un certain essoufflement du parti social-démocrate après plus d'une décennie au pouvoir : Goran Persson était devenu impopulaire et ne semblait plus incarner que le passé; Reinfeldt, quant à lui, proposait aux suédois un changement sans grand risque et à moindre frais. Son grand mérite fut d'avoir compris que pour devenir Premier ministre conservateur dans un pays structurellement de gauche, il faut faire preuve de pragmatisme et de modération sans jouer à l'idéologue forcené. A ce titre, sa campagne pour les législatives de 2006 avait été un modèle de prudence. Ainsi, a-t-on pu voir Reinfeldt promettant d'être le défenseur du Welfare State et de n’en corriger à la marge que ce qu'il estimait être ses excès. L'impression très nette était que le peuple suédois avait voté pour le changement dans la continuité et si les 4 années du gouvernement Reinfeldt ont vu une légère baisse des dépenses sociales, elles n'ont pas remis en cause les fondamentaux du modèle suédois.
 
Avec certes, quelques tendances. Une pente douce de la participation au syndicalisme suédois, pourtant étendard de la tradition social-démocrate, par la réforme des défiscalisations qui sont l’origine de ses ressources ; des pas supplémentaires vers un régime plus contraignant en matière d’assurance des personnes et de vieillesse. Et surtout, des vocables politiques plus durs, échos d’un nationalisme plus étriqué que celui de la tradition social-démocrate.
 
La nouvelle victoire de la droite pourrait en revanche considérablement changer la donne. En cela, est-elle politiquement et idéologiquement plus dangereuse que la première ? Contrairement à ce qui s'était passé en 2006, le gouvernement sortant a mené une campagne avec un ancrage de plus en plus marqué à droite ; se faisant le chantre d’une musique nouvelle, avec des promesses de baisses d'impôts importantes pouvant mettre en péril le financement du Welfare State, et donc l'affaiblir considérablement, ainsi que des annonces de futures privatisations de services publics.
 
Une stratégie politique progressiste déboutée, une doctrine réfutée
 
La gauche, de son coté, a eu du mal à trouver son rythme. Trompée par des sondages prometteurs qui, durant 3 ans, la donnait facilement gagnante, elle s’est effondrée petit à petit lorsque la campagne a réellement débuté. La première cause en est sans doute l’impopularité de Mona Sahlin qui a toujours été largement devancée par Fredrik Reinfeldt dans les enquêtes visant à déterminer le Premier ministre potentiel préféré des suédois. Il est vrai que la dirigeante social démocrate, jadis considérée comme une étoile montante du parti et une quasi certaine future Premier ministre, ne s’est jamais totalement remise de son déficit d’image, suite à une affaire d’utilisation de fonds publics pour des (petites) dépenses privées qui avait entrainé sa démission du gouvernement Persson en 1995.
 
La deuxième raison de la défaite tient sans doute à la formation d’une alliance SAP/ verts/ communistes. Audacieuse sur le papier, elle n’a pas convaincu. En grande partie, car l’alliance était baroque ; en effet, le parti social démocrate suédois fut, historiquement, l’un des premiers à rompre avec le marxisme, et on peut imaginer que l’alliance d’un parti réputé pragmatique avec les forces de l’extrême gauche a laissé l’électorat très dubitatif. Ce qui a sans doute couté des voix au SAP au sein des classes moyennes et parmi les électeurs indépendants. Et en ce qui concerne l’électorat de gauche proprement dit, les sociaux démocrates ont subi la concurrence interne de leurs alliés qui réalisent pour leur part des scores tout à fait acceptables. En revanche, cela aboutit au pire score du SAP depuis 1914 : ce parti ayant perdu des voix à la fois au centre et sur sa gauche.
 
Mais il serait sans doute un peu trop facile d’occulter le fait que le SAP n’a jamais réussi à convaincre sur ses propres thèmes. La raison tient sans doute à une campagne trop défensive, arc-boutée sur le seul argument – défensif, faut-il insister, car cela n’est pas l’apanage du SAP… – portant sur la crainte de voir le programme de droite démolir les acquis sociaux.
 
Une erreur pourtant devenue une constante générale, un peu partout dans le monde : lorsque les partis sociaux démocrates ne parlent pas assez du futur et se contentent de défendre le passé, ils sont sanctionnés dans les urnes. Surtout lorsqu’elle est accompagnée d’une simple critique du programme adverse sans véritable vision alternative.
 
De cette façon, la gauche, social-démocrate ou pas, a perdu toutes ses élections. En France, en Italie et, plus récemment, au Royaume Uni. Pourtant, le SAP a mené une brillante opposition au gouvernement Reinfeldt ; ce qui lui a permis d’être très bien placé, jusqu’à ce que la campagne commence. A partir de là, il est alors devenu évident, aux yeux de tous, que ce parti n’avait pas mené suffisamment à bien le travail de nécessaire renouvellement. Un travail exigeant, qui doit accompagner chaque parti à chaque élection, surtout lorsque la précédente a été perdue.

L’apparition de nouveaux thèmes politiques européens inquiétants : la peur, l’immigration
 
Enfin, l’affaire très médiatisée de cette femme malade, que les services sociaux voulaient obliger à travailler, a semé au dernier moment le doute dans l’électorat ; mais sans suffire à propulser la gauche en tête, preuve s’il en est que la peur n'est pas un argument assez convaincant pour les partis progressistes. Cela a seulement permis à la gauche de limiter les dégâts sans, du reste, que le SAP puisse réellement en profiter. Ainsi, à aucun moment les sociaux-démocrates n’ont semblé être en mesure de gagner la bataille des idées. Cela devra impérativement servir de leçon pour tous les partis du Parti socialiste européen (PSE) qui tenteront de reprendre le pouvoir un peu partout en Europe lors des prochaines élections.
 
N’oublions pas non plus le rôle joué par l’extrême droite au cours de cette campagne. Son pouvoir de nuisance risque d’être réel compte tenu de la configuration du Parlement, ne permettant pas au gouvernement sortant d’obtenir la majorité absolue. Néanmoins, ne surestimons pas son score, qui devrait se situer en dessous des 6% ce qui reste faible si on compare avec ce qui se passe dans d’autres pays. Mais la principale révolution de son entrée au Parlement vient du fait qu’elle a réussi à imposer son agenda : de fait, elle est parvenue à donner aux  thématiques d’immigration une place prépondérante dans la vie politique suédoise.
 
La Suède est l’un des pays les plus généreux au niveau de l’accueil des migrants ce qui a entrainé une augmentation significative du nombre d’étrangers sur son sol. Puisque la Suède n’est pas traditionnellement un pays d’immigration, une partie de la population a pu craindre un affaiblissement de son modèle, aussi bien sur le plan du Welfare State (le coût de l’immigration est relativement important) qu’au niveau culturel. Elle a pu être sensible aux arguments nauséabonds de l’extrême droite.
 
Le risque peut être une évolution à la néerlandaise puisque plusieurs points communs rapprochent la Suède des Pays-Bas du début des années 2000 : esprit de tolérance, Welfare State développé, forte immigration dans un pays peu habitué à cela et apparition progressive de mouvements d’extrême droite qui ont fini par réaliser les percées que l’on sait.
 
Il sera vital pour le SAP de ne pas se laisser dépasser rapidement sur les thèmes d’immigration et d’intégration, afin de présenter une vision progressiste du multiculturalisme, faite d’un équilibre entre droits et devoirs, et entre un esprit d’accueil et de fermeté. Faute de quoi ce sera la porte ouverte à toutes les dérives populistes mettant en péril les fondements même de la démocratie suédoise. Mais ce constat est vrai pour la quasi totalité des partis membres du PSE