Une "géologie du sensible ” en forme de contre-histoire critique de notre modernité.

“ Pas de contour, une obscurité centrale, sans fond, sans avant. Seule, l’innocence et, féroce, ténébreux, le vide. Avec d’arche en arche, de voûte en voûte, l’opacité, reprise, forcée, trouée en orbite immense, noire comme la pesanteur au creux du devenir, humaine, inhumaine ”
Annie Le Brun, Si rien avait une forme, ce serait cela (2010)


“ MES CERNES N’ONT PAS FINI DE S’AGRANDIR : C’EST AVEC LES YEUX QUE JE DÉVORE LE NOIR DU MONDE ”.
Annie Le Brun, Sur le champ (1967)

 

La dissemblance humaine, de toute évidence, est immense, et tel le Shakespeare d’Hugo – comme Hugo lui-même – “ il y a des hommes océans ”. Injustice de l’onde ou des hauts vents, par surcroît, certains êtres ne s’apaisent qu’en leur nid d’aigle, alors que d’autres rapinent les restes aux entournures des basses-cours. Pente invariable de l’éperdu et du songe : d’aucuns ne rêveront jamais que de “ paradis de soupe au lard ”, tandis que d’autres n’auront de cesse de secouer leur crâne pour embraser tout l’être, ne serait-ce qu’un instant, d’une improbable pluie d’étoiles. D’un individu l’autre, la conscience poétique du monde creuse l’écart et le lieu.

Depuis plus de quarante ans, Annie Le Brun figure pour nous, de livre en livre, cet écart et ce lieu – “ ce luxe infini que nous ne sommes pas ”, conquis par-dessus l’abîme. Suivant la formule hugolienne du Promontoire du songe (1863), Si rien avait une forme, ce serait cela ne déroge pas à la règle, dans la lignée conjointe de la critique du monde contemporain donnée dans Du trop de réalité (2000) et des alternatives sensibles figurées dans De l’éperdu (2000).

Et cet abîme, qu’il nous faut bien traverser, c’est l’informe d’avant toute vie, toute image, tout contour : c’est le “ noir ”. Ce gouffre que nul rayon n’illumine – hormis l’œil injecté de la vision –, c’est l’obscurité absolue de l’Erèbe derrière l’obscurité relative de la Nuit et des ombres ; c’est l’indistinction première de l’être et du non-être, des règnes organiques et minéraux, à laquelle, étrangers à nous-mêmes, nous ne faisons jamais qu’émarger. Les meilleurs d’entre nous y parviennent, parfois, si rarement par siècle, en d’aussi sublimes qu’inoubliables “ excursions jusqu’aux murailles du ciel à la tête d’une armée d’assassins ” (Lautréamont). Là, précisément, où grâce à “ l’image distante (...) l’homme brise enfin la barrière ” (Césaire).

Mais il est des époques de l’histoire humaine – cette “ neige noire ” de milliards d’hommes – où la probabilité des assauts s’étiole à proportion des saccages des images et du rêve. Et sans doute en sommes-nous là aujourd’hui comme jamais auparavant, au point d’étiage de notre vie sensible et de notre liberté d’être, où oublieux de l’envers du monde et de nos monstres – “ perception captive ” et “ panne de l’imagination ” aidant – nous n’avons de cesse d’acclimater nos chaînes : dans la lumière chic et choc des “ corps sans idées ” et des “ idées sans corps ”, en cette époque de “ grands travaux de fortification culturelle ”. Identifier les racines historiques et sensibles de ce “ grand désensauvagement ” où “ un faux sans limites vient doubler une réalité voulue sans bornes ” ; recomposer la “ communauté dispersée ” de ceux qu’André Salmon appelait les “ imagiers sauvages ”, tel est le double tour de force auquel se livre ici Annie Le Brun.

Aux antipodes des archéologies bavardes, la voie d’accès privilégiée pour ce faire relève de ce qu’elle dénomme une “ géologie du sensible ” en forme de contre-histoire critique de notre modernité. Seules les veuves effarouchées du magistère historiciste savant, chicanant sur des riens et leurs ombres, s’étonneront de ce que le propos mobilise les instruments hétérogènes de l’analyse historique et du jugement normatif, ainsi qu’en rupture avec l’agiotage littéraire ordinaire des trouées d’Ailleurs lyrique radical, dans la veine d’Ombre pour ombre (2004), ce recueil de poèmes (1967-2002) à l’incandescence sans égale : beau, aurait sans doute dit Lautréamont, “ comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ”.

Si la probité exigeait qu’elle s’engage dans ce long périple “ rien dans les mains, rien dans les poches ”, qu’on ne s’y trompe pas : tout comme le Lautréamont de Gracq, Annie Le Brun “ revendique au nom d’une lignée royale qu’on a proscrite ”. Cette dynastie (“ une autre modernité ”), la seule sans doute, c’est celle de ceux qui n’ont jamais pu être autrement qu’en faisant dérailler l’esthétisme bienséant, et ses sbires, moyennant “ le choix du noir ” (Hugo). Le noir à l’orée de toute représentation : “ forme vive de ce qui ne se conçoit pas encore mais s’oppose déjà à ce qui englue ou sclérose, fige ou tétanise pour exercer sa domination ”. Le noir comme lieu d’élection : là où “ les plus hauts donjons de la singularité communiquent avec les profondeurs d’une jachère commune ” s’avançant, “ nuit obscure ”, “ au-devant de tout avenir ”.

Que devient en effet le regard quand la lumière s’absente ? Vers quelle “ nuit obscure ” les chasseurs d’Uccello s’avancent-ils avec effroi ? S’il est bien une question que nous ne savons plus poser, du fond de notre prison médiatique, où l’extrême visibilité vaut cécité et catalepsie, c’est bien assurément celle-là. Il est vrai que le fait n’est pas nouveau. Identifiée par les plus grands depuis deux siècles et demi, cette question de la bouche d’ombre, qui succède au tourniquet théologique du négatif, aura le plus souvent été évacuée sitôt qu’entrevue.

Ainsi de la première Philosophie de l’Esprit d’Iéna (1805), en ouverture de laquelle Hegel dit superbement pourtant la puissance de l’image et de la nuit dans “ ce néant vide ” qu’est l’homme : “ cette nuit qu’on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux (...) nuit qui devient effroyable, c’est la nuit du monde qui s’avance ici à la rencontre de chacun ” (cité p. 48). Aux pouvoirs néantisant de l’imagination transcendantale Hegel oppose néanmoins immédiatement l’abstraction du signe d’abord, la dialectisation-immanentisation progressiste du négatif ensuite. Et avant Hegel même, Kant avait-il finalement fait autre chose que traquer en l’homme les puissances d’“ extra-vagance ” dans une (tout autre, il est vrai) “ dialectique ” de la raison pure ? Mais ce qu’il arrachait ainsi à la théologie et à ses tours de passe-passe ordinaires, il le soustrayait durablement à l’imagination concrète de l’homme. Le noir et ses visions, question forclose donc sitôt qu’identifiée.

Avec l’avènement de ce qu’Annie Le Brun appelle la “ catastrophe profane ” (depuis le tremblement de terre de Lisbonne en 1755), l’espèce humaine pourtant, à travers l’imaginaire de la catastrophe tellurique, commence peu à peu à s’émanciper de l’enclos théologique. L’inquiétante ossature de la terre, les volcans et leurs rougeoiements conduisent à se figurer, comme seuls fondements, des monstres désormais tout intérieurs : Sade survient, qui entache la lisse transparence des Lumières, et n’a de cesse de peindre l’illimitation du désir du haut des parois abruptes de notre inhumaine humanité. On l’enferma certes, mais surtout on l’englua dans le texte, jusqu’à nous, à force de gloses intéressées, de cécités concertées ou de muséification culturelle. C’était tout un, mais qu’importe : le “ noir ”, cette lisière de l’être et du non-être, survécut à ces reculades et démissions. A y regarder de près avec Annie Le Brun, il subvertit même une bonne part du XIXe siècle et quelques improbables Flamel littéraires encore au XXe, jusque dans les années cinquante environ (le romantisme allemand, Hugo, Fourier, Baudelaire, Nietzsche, Lautréamont, Darien, Jarry, Roussel, Cravan, Breton, Toyen, Leiris, Césaire, et quelques autres Egaux hurlant la mauvaise conscience de leur temps).

Depuis lors, moyennant catastrophe atomique et catastrophe environnementale, l’empire de la raison instrumentale se fit toujours plus vaste et sans échappée possible. Car en effet, si “ extravaguer ” devenait alors l’exception, ce n’était pas sans lien pour Annie Le Brun (diagnostique qu’elle posait du reste déjà dans Perspective dépravée en 1991) avec ce que Günther Anders a appelé le “ différentiel prométhéen ” de l’espèce : soit cette incapacité du pouvoir-faire humain à anticiper les effets délétères de la rationalité et de la technique, a fortiori à imaginer des modes d’être et de pensées alternatifs.

Une “ gigantesque déforestation sensible ” était en marche, et toute la critique philosophique moderne ou postmoderne n’aura pu, ni même sans doute voulu, depuis si opposer. Certes, la guerre n’était pas primairement verbale, mais le verbe aussi désincarné qu’inconséquent d’“ armées de cantonniers diplômés ” émargeant au “ cadastre de la théorie ” contemporaine auront passablement ajouté au flou généralisé et à l’étiolement imaginatif de notre temps. Faisant l’impasse sur la découverte d’Aristote quant au lien constitutif de la pensée et de l’imagination (De l’âme, III, 7 : “ Jamais l’âme ne pense sans phantasme/ image ”), ils auront été incapables d’ajuster “ d’autres prunelles ” aux “ orbites ” de l’homme moderne afin de le sortir de l’ornière. Chacun vaquant à son esbroufe faute de véritables moyens critiques, le grand équarrissage continua jusqu’à nous, ad nauseam, avec ses générations d’onanistes inavoués, ses pense-petits médaillés, ses usuriers ès french theory. Quelques belles carrières transatlantiques aussi, soyons justes.

“ Affalée, une aube dont il n’y a rien à dire. Elle a glissé sur une peau sans lendemain dans une flaque d’enfance. Un accident ? ” Assurément pas. Toujours est-il que ce qui refluait durablement, c’était l’“ énormité poétique ”, la “ pensée analogique ” et sa puissance de désentravement, le projet d’une “ mythologie moderne ” en lieu et place des hypostases religieuses d’antan et des néo-religiosités contemporaines, les symboles et les mythes des “ Sauvages ” d’Amérique ou d’Afrique enfoncés comme un coin entre les Anciens et les Modernes. Faute de ces ressources depuis, la poussière des idées et des choses nous filent entre les osselets du temps, et l’informe demeurant informe notre puissance critique de négation du monde tel qu’il va s’est figée en cette formidable chape de plomb à laquelle nous acquiesçons jour après jour comme à une nature.

Non seulement la “ bienséance culturelle ” (“ l’anus constipé des kakatoès humains ” de Lautréamont) a ainsi pris le pas sur la “ conscience poétique ” du monde ; non seulement, la Poésie a été captée et impunément exploitée par la Théorie comme une mine à ciel ouvert (sans parler des poètes spéculatifs, plus ou moins forêt-noirisés, servant volontiers de “ cobayes pour philosophes ” à l’encan) ; il y a surtout que – gage et ressort de toutes les servitudes à venir – cet affaissement de l’imaginaire va de pair avec une déshérence-aseptisation de la passion amoureuse ayant tout désappris de Fourier et des libérateurs de l’Amour.

Et pourtant, nous dit Annie Le Brun, il nous reste “ la nuit ” ; “ il nous reste nos nuits ”. Par la création poétique, l’Amour ou tout autre forme d’égarement, il nous reste le passage à l’infini, ici et maintenant, dans un corps et une âme. Il suffit d’avoir des yeux pour voir, un coucou peu régulier et avant tout une farouche envie de désoublier “ le noir ”, de désoublier qu’“ en silence, l’oiseau vole au travers de nous ” (Rilke). Bien sûr, les chiens d’Actéon ne sont jamais loin. Ils veulent aller y voir car ils ont eux aussi “ une soif insatiable de l’infini ”. Ils vous sauteront pourtant à la gorge aux premiers signes d’estrangement. Cela vous le savez aussi, mais vous irez y voir quand même. L’insoumission native du désir l’exige, sans quoi l’on n’y voit jamais rien.

On trouvera donc dans ce livre une histoire singulière, celle de voies d’accès possibles, provisoirement obérées, à notre humaine inhumanité et singularité, mais certainement pas – certainement plus – une philosophie de l’histoire qui viendrait recouvrir et compenser, d’un voile continuiste progressiste (e.g. le panthéisme hugolien), la bouche d’ombre menaçante. On y lira simplement une histoire ensevelie : celle du “ choix du noir ” et d’un “ questionnement qui prend des siècles à trouver ses formes, à travers un système de relais indifféremment plastiques, philosophiques, littéraires, érotiques... ”. Les chiens savants, et son tout venant académique expert en recyclage bobo-culturel, accoleront à cela les grands codes barres conceptuels de rigueur (ontologie, anthropologie fondamentale, esthétique, politique même et surtout, etc.). Nous nous en tiendrons pour l’heure à ceci : “ il y a maintenant, ici, ailleurs, partout dans le monde, des êtres dont la rencontre redessine le ciel, faisant tout simplement basculer l’horizon (...) en toute connaissance d’Ubu, en toute connaissance de cette masse de pulsions obscènes et criminelles qu’il a vues, depuis l’enfance, s’agiter dans la marionnette humaine ”.

Echo sans trêve de ces “ extra-vagances ”, on notera, enfin, la dédicace du livre à Radovan Ivsic – lequel en 2006 avait dédié à Annie Le Brun ses Cascades de mots “ calmes ou houleux ”. Deux ils étaient, deux ils demeurent : “ Sur la même ligne où tout se suit/ Dans les méandres de la nuit ” (Reverdy)