Grand Prix du dernier festival de Cannes, le cinquième film de Xavier Beauvois s’inspire d’un fait divers tragique : l’enlèvement et l’exécution des moines français de Tibhirine en 1996. Choisir un tel sujet, alors que cette affaire non encore élucidée ne contribue pas à apaiser les relations diplomatiques entre le France et l’Algérie, aurait pu prêter à polémique. Mais le film ne se veut en aucune manière militant : il se concentre surtout sur la période qui précède l’événement, au cours de laquelle, face à la menace grandissante des fondamentalistes, les moines s’interrogent sur la conduite à tenir (fuir une région devenue à haut risque ? y rester malgré tout, au péril de leur vie ?), tout en poursuivant leur implication de toujours auprès de la population locale (soins médicaux, participation à certains rituels musulmans, etc.). L’intensité de l’interprétation, associée à l’emploi par Beauvois d’une échelle de plans très contrastée (plans très rapprochés sur le visage des moines, ou au contraire plans très larges sur le paysage où s’enracine leur travail), confère une "présence" étonnante au quotidien de la vie monacale. Ainsi, les humbles activités exercées par les moines se révèlent chargées d’une force singulière, lorsqu’elles s’opposent directement au déchaînement de violence qui embrase le pays. 

La grandeur de ce film tient au fait qu’il ne tente pas de faire passer un "message" irénique sur le respect mutuel entre religions. A aucun moment ne nous est imposé un discours édifiant ; au contraire, le film montre qu’une telle entente, entre personnes de nationalités, de cultures et de religions différentes, ne peut être rendue possible que par des actes, et non par des mots. Et davantage par un engagement continu dans le quotidien que par une quelconque action d’éclat isolée. C’est ainsi que l’ensemble du film, jusqu’à l’enlèvement final, est scandé par  de courtes séquences qui présentent les tâches quotidiennes des moines, notamment le travail de la terre et les chants de prière, sans aucun enjeu narratif particulier, aucun commentaire superflu.

La parole trouve en effet dans le film une puissance singulière, précisément parce qu’elle n’est pas gaspillée. Ainsi, lors de la confrontation entre le responsable du monastère (Lambert Wilson) et le chef d’une bande d’islamistes (Farid Larbi), la sobriété de la mise en scène (une série de champs – contrechamps en plans rapprochés) donne tout son poids à la citation du Coran qu’ils se "partagent", chacun en récitant une moitié dans sa langue.

Les longs discours, quant à eux, sont réservés aux représentants de l’autorité : on notera celui du commissaire enjoignant aux moines de partir, car il résume remarquablement toutes les facettes de la tragédie algérienne contemporaine, des conséquences de la colonisation à l’immaturité politique du pays qui en découle. Prenant le parti de suivre constamment les moines, le film fait intervenir chacune des parties en présence auxquelles ces derniers sont confrontés : les habitants du village, les forces de police, les terroristes et milices armées. A partir de quelques séquences très sobres, il fournit ainsi une vue remarquablement complète de la complexité de la situation en Algérie. 

Aucun manichéisme non plus dans la peinture de la communauté monacale, au départ divisée sur la question de savoir s’il faut fuir ou rester. Au cours des nombreuses scènes de réunion qui contribuent à "rythmer" le film, les moines qui souhaitent partir ne sont jamais désignés comme lâches ou indignes de leur tâche spirituelle, et ceux qui souhaitent rester ne passent jamais quant à eux pour des illuminés en route vers un martyre inutile. L’emploi du gros plan sur des visages montrés chacun dans sa vérité et son ambiguïté, comme dans La Passion de Jeanne d’Arc de Carl T. Dreyer (film de 1928 resté fameux dans l’histoire du cinéma par l’emploi systématique du gros plan sur des visages non maquillés), donne son sens et sa valeur propres à chacune des positions exprimées. 

La grandeur du film "Des Hommes et des dieux" tient aussi au fait qu’il tourne constamment et délibérément le dos à l’héroïsme. Jamais les personnages, ni la caméra, ne prétendent avoir un regard supérieur à celui de la simple humanité. Il n’y a qu’un seul angle de caméra inhabituel dans le film : une contre-plongée prise depuis un hélicoptère (identifiable seulement par la botte d’un militaire assis cadré à mi-corps) qui survole le monastère, tandis qu’en même temps, les moines dans l’église s’unissent pour prier et parviennent, sur le terrain de la bande-son, à faire entendre leur voix en dépit du vrombissement assourdissant de l’appareil de guerre.

Cette scène résume bien la force simple, presque sereine, d’un film qui, présentant avec toute la finesse nécessaire un conflit des plus complexes, ne prend qu’un seul parti : celui des hommes contre une puissance de destruction dépourvue de visage, d’incarnation. Le succès remporté jusqu’ici par le film de Beauvois, loin de tout discours édifiant et de toute idéologie, est à cet égard une excellente nouvelle