Contrairement aux élargissements précédents, dont on pouvait penser qu'ils ne modifiaient pas fondamentalement la donne au sein de l'Union européenne, le grand élargissement à l'Est n'est plus le même jeu, avec ce que l’on peut appeler la "révolution du nombre", autrement dit plus il y a d'hétérogénéité, plus il est difficile de construire un projet politique commun. D'autre part, il y a le problème des limites à donner à l'Union européenne vers l'Est, d'où les nombreux débats d'actualité sur la définition de l'Europe et de son projet. C'est en ce sens que cet élargissement est important, d'autant plus qu'il se présente comme un processus inachevé : il y a encore la Croatie, les pays des Balkans et une quinzaine d'autres pays qui espèrent. Pourquoi le grand élargissement à l'Est reste-t-il aujourd'hui, six ans après, thème de débat politique et de société en France ? Quelle influence peut avoir l'élargissement sur l'ensemble de l'Europe, une Europe qui ait son mot à dire sur cette planète et qui ne soit pas un ventre mou d'influences extérieures.

D'un point de vue économique, l’élargissement n’a pas affaibli l’UE, la renforçant plutôt en l’ouvrant à de nouvelles possibilités. En même temps, il est vrai que cet élargissement signifie une plus grande difficulté à trouver le dénominateur commun aux différents niveaux de développement économique, aux différents vécus, aux différentes cultures politiques, aux différentes identités. Certains Européens de la première heure regrettent le temps où l'Europe était un club dans lequel tous se connaissaient. En raison des disparités, on attend maintenant une impulsion venant du cœur de l'Union européenne, en particulier des pays de la zone euro.

Plusieurs questions se posent au moment où, probablement, plusieurs cycles s'achèvent, cycle d'entrée dans l'Europe, cycle de la démocratisation, cycle d'une prospérité qui s'est essoufflée avec la crise. L’élargissement à l’Est a transformé l’UE et son projet : les nouveaux pays ont apporté une connaissance du voisinage à l’Est tout en mettant l’accent sur le fait que, s’il y a une Europe du marché, avec des normes de droit, il y a aussi une Europe des valeurs et de la démocratie.

Jacques Rupnik a souvent expliqué qu'il était plus aisé de passer de la démocratie à une forme de pays plus ou moins totalitaire que l'inverse. En effet, c'est avec beaucoup d'inquiétude amicale que, du côté de l'Europe occidentale, on a parfois considéré ce qui se passait en 1989, en étant plus sensible à la chute du Mur, tandis que les pays d'Europe centrale se montraient plus sensibles au reflux de la dictature soviétique. Il semble que sont alors apparues un grand nombre d'interrogations sur l'équilibre permettant de combiner un accès à la démocratie et un accès à une économie de marché, avec parfois une sorte de chassé-croisé par rapport à l'Europe occidentale entre gauche et droite, du point de vue du marché et de la démocratie.

Le sujet peut être abordé de deux manières, en se demandant, d'une part, comment l'Union européenne a contribué à transformer la carte de l'Europe et à modifier la donne en Europe du Centre et de l'Est, d'autre part, comment l'élargissement à l'Est transforme l'Union européenne elle-même et son projet.


I. Le remodelage de l’UE : comment l'Union européenne a-t-elle contribué à transformer la carte de l'Europe et à modifier la donne en Europe du Centre et de l'Est ?



Il est intéressant de voir comment les termes évoluent. Des pays que l'on appelait "démocraties populaires d'Europe de l'Est", et qui en réalité étaient du Centre, se sont appelés ensuite "pays d'Europe centrale" grâce à la longue marche de leurs dissidents. Aujourd'hui, ils préfèrent s'appeler simplement "Europe". Ce glissement sémantique illustre bien ce qui s'est passé au cours des vingt dernières années. Il ne s'agit pas seulement d'un changement de label, mais d'une redéfinition, une recomposition des identités et des territoires. La question est de savoir comment l'Union européenne a contribué à ce changement, en distinguant trois grands domaines dans l'espace post-soviétique.

- Les pays d'Europe centrale, depuis les Pays Baltes jusqu'à la Slovénie :
   
Ces pays ont rapidement consolidé leurs démocraties et sont passés à l'économie de marché. Le fameux aquarium reconstruit à partir de la soupe de poissons, qui semblait inimaginable, a pourtant été réalisé en assez peu de temps. La perspective de l'adhésion à l'Union européenne a été un élément essentiel pour la consolidation de la démocratie.

L'Union européenne, un promoteur de la démocratie qui ne s'assume pas comme tel.
   
L'élargissement à l'Est après 1989 a été sans doute la plus grande réussite de l'Union européenne. Mais aucun homme politique d'Europe occidentale n'ose le dire de peur d'effaroucher son électorat. Partout ailleurs, on considère que l'élargissement de l'Union européenne après 1989 a été une forme d'application d'une politique étrangère et de sécurité. On a ainsi stabilisé, par l'inclusion dans le club des démocraties, l'autre moitié de l'Europe, celle qui sortait du bloc soviétique. Ceux qui connaissent l'histoire de l'entre-deux-guerres savent qu'il n'y avait pas de fatalité démocratique pour cette région. En réalité, à travers ce processus d'élargissement et, dans une certaine mesure, à travers ses politiques de voisinage, l'Union européenne est devenue le promoteur de la démocratie peut-être le plus spectaculaire, mais un promoteur qui ne s'assume pas en tant que tel. A la différence des Etats-Unis qui ont une doctrine et même une mission de promotion de la démocratie, l'Union européenne n'a aucune doctrine, aucun drapeau en la matière. Néanmoins, son processus d'inclusion par la conditionnalité démocratique et celle de l'Etat de droit, ainsi que toute la procédure que l'on connaît pour l'adhésion, s'est avéré un formidable levier. Certes, ce n'est pas l'Union européenne qui a fait chuter l'ancien régime, mais elle a joué un rôle essentiel au cours de la phase où l'on est passé du changement de régime à sa consolidation. Ce levier n'a pas seulement joué pour les pays qui semblaient le mieux partis vers une consolidation - pays d'Europe centrale proprement dits -, mais aussi là où la transition démocratique avait été d'abord compromise - Slovaquie, Roumanie, Bulgarie. En effet, lors de l'élection présidentielle de 2000 en Roumanie, le choix était entre un ex-communiste, Ion Iliescu, et un proto-fasciste, leader du parti ultra-nationaliste, Corneliu Vadim Tudor et le pays avait été exclu de la première vague d'élargissement à l'Est. On a vu comment la perspective européenne avait contribué à tout transformer. En Bulgarie, au moment de l'alternance après la grande crise de 1997, le premier ministre avait dit que son pays était confronté à un choix de civilisation, un mot que personne n'oserait prononcer en Europe occidentale de peur d'effrayer quelques minorités culturelles ou religieuses.


Un levier qui ne marche efficacement que jusqu'à l'élargissement.
   
Une réserve est à mettre en avant par rapport à cet éloge de l'élargissement et de ses valeurs démocratiques. Le levier dont on dispose est fort avant l'élargissement et beaucoup plus faible ensuite. Un certain euro-scepticisme apparaît alors, notamment celui de l'épisode des frères Kaczynski en Pologne et du président Vaclav Klaus en République Tchèque. On voit les premiers ministres polonais, tchèque, hongrois, qui avaient amené leurs pays dans l'Union européenne en mai 2004, chassés du pouvoir. Parallèlement, on a eu une montée des populismes. Mais l'appartenance à l'Union européenne a fourni un certain nombre de limites à ce phénomène. C'est ainsi que, deux ans après leur arrivée au pouvoir, les frères Kaczynski ont été battus, essentiellement grâce à la mobilisation de la jeune génération, qui ne voulait pas que l'on compromette l'acquis européen. Le nouveau premier ministre, Donald Tusk, a alors rétabli le curseur dans une direction plus respectueuse de l'Etat de droit et plus européenne sur le fond. De même en Slovaquie, le parti nationaliste a été muselé par le premier ministre Robert Fico, même si l'on peut contester certains aspects de sa politique, en particulier la tension avec la Hongrie.

Une démocratie qui donne aujourd'hui des signes de fatigue, et même d'épuisement.

La démocratisation de ces pays, consolidée avec la perspective européenne, donne aujourd'hui des signes de fatigue. En effet, l'élite qui a fait la transition est épuisée et n'a plus rien à dire. Il n'y a plus de grands projets ou de débats d'idées, seulement des luttes pour le pouvoir. D'où une baisse de la participation aux élections, un gouffre qui se creuse entre politiques et citoyens, un discrédit sur les institutions de l'Etat. Cette démocratie est à bout de souffle, vidée de sa substance, un phénomène qui n'est pas si différent de la crise que traversent les démocraties occidentales, mais qui est plus préoccupant dans des pays qui viennent seulement de conquérir leur démocratie et où l'ancrage sociologique et institutionnel reste beaucoup plus faible qu'en occident.

- Les pays des Balkans occidentaux, autour de l'ancienne Yougoslavie :

Dans ces pays, la transition ne s'est pas faite vers la démocratie, mais plutôt vers des régimes semi-autoritaires, dans lesquels l'Union européenne a dû intervenir, puis établir des semi-protectorats européanisés.


Echec d'une politique étrangère et de sécurité : des divergences sur le fond, sur l'analyse du conflit et sur l'opportunité d'une intervention.

Les Balkans ont été le lieu de l'échec de la PESC avant même sa naissance. Suite à sa création à Maastricht, on a vu, lors du conflit en Bosnie, qu'elle n'existait pas et que ce conflit avait été réglé à Dayton, sur une base militaire américaine. On se souvient des positions radicalement opposées entre la France et l'Allemagne sur l'éclatement de la Yougoslavie ou la reconnaissance de la Croatie, ce qui rendait problématique toute idée d'une action commune dans les Balkans, puisque les Européens étaient divisés sur le fond, l'analyse du conflit, les responsabilités et l'opportunité d'une intervention.

Des divergences qui s'estompent et ne bloquent pas l'action de l’UE
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Si les Balkans ont vu l'échec de la PESC, ils sont aussi le lieu de sa rédemption, dans la mesure où les Européens, en prenant la relève au Kosovo et avec l'européanisation des protectorats dans les Balkans, ont agi en commun. Il n'y a plus de différences importantes entre les différents acteurs européens sur les questions du Kosovo ou de la Bosnie. Par contre, demeurent des divergences significatives sur la reconnaissance des nouveaux Etats des Balkans (de la part de la Roumanie, de la Slovaquie ou de l’Espagne, pays qui connaissent des problèmes avec leurs minorités). Ce qui, tout en limitant la légitimité de l'action européenne, ne la compromet pas. Même les pays qui expriment ces divergences ne bloquent pas l'action de EULEX, dispositif européen au Kosovo, ils se contentent de ne pas y participer.

Le modèle européen de la paix par l'interdépendance est-il transposable dans les Balkans ?


Même si l'objectif de l'Union européenne est de relativiser la notion de souveraineté et le rôle des Etats nations - c'est ainsi que l'on a construit l'Europe -, paradoxalement elle se trouve impliquée, dans les Balkans, directement dans la construction de nouveaux Etats nations. En effet, la seule façon, pour ces pays, de sortir du "protectorat" est la perspective d'adhésion à l'Union européenne. Or, pour adhérer, il faut être un Etat constitué. Javier Solana a participé à la création de l'Etat hybride de Serbie-Monténégro, parce qu'on ne voulait pas l'indépendance du Monténégro, et ce nouvel Etat est candidat à l'adhésion. Au Kosovo, l'Union européenne est également impliquée dans le passage d'un protectorat international à l'européanisation. Avec les pays d'Europe centrale, il s'agissait d'une procédure relativement classique, dans la mesure où on traitait avec des Etats candidats. Avec les Balkans, en revanche, il faut aider à la constitution des futurs interlocuteurs, un cas de figure sans précédent. La seule façon de le faire pour tous les pays en même temps est d'offrir le toit commun européen, afin de régler les contentieux identitaires, territoriaux, de frontières et de minorités dans les Balkans. Par exemple, si l'on veut rendre acceptable une frontière entre la Serbie et le Kosovo, il faut dire qu'elle sera « dévaluée » par la perspective d'adhésions parallèles des deux pays à l'Union européenne, c'est-à-dire à nouveau ouverte. Il n'est pas certain que tout cela soit compris par les élites politiques dans les Balkans. En particulier pour la Bosnie, on a été incapable jusqu'à maintenant de trouver une alternative à la constitution issue de Dayton, prévue pour séparer les belligérants. On a aujourd'hui besoin d'une constitution pour faire fonctionner un Etat.


- Les pays de l'Est proprement dits, appelés "pays aux révolutions de couleur", de l'Ukraine au Caucase :


Le voisinage avec la Russie.

Dans ces pays, il y a eu des tentatives pour transformer des régimes post-soviétiques, restés largement tributaires de l'autoritarisme de l'ancien régime et de pratiques passablement corrompues. Les révolutions dites "de couleur" - Ukraine, Géorgie -, au contraire des révolutions de 1989 contre le communisme, sont des révolutions contre le post-communisme, c'est-à-dire contre un mélange de régimes autoritaires et de capitalismes mafieux. Aujourd'hui, pour une partie de la population de ces pays, l'Union européenne est un attrait. En Ukraine, elle est impliquée pour la première fois dans une zone de son nouveau voisinage, après le grand élargissement. Il se trouve que ce voisinage est partagé avec la Russie, d'où la grande question de la relation de l'Union européenne avec ce pays.


La géopolitique et le centre de gravité de l'Europe.


L'Europe post-communiste redessine la carte et la géopolitique se déplace vers l'Est. Mais, institutionnellement, le centre de gravité est plus que jamais à l'Ouest, l'Union européenne et l'OTAN étant les deux matrices de la nouvelle architecture européenne. Bien entendu, la question de l'élargissement est une façon de résoudre ce conflit entre la géopolitique et l'institutionnel. Mais la question est de savoir jusqu'où peut aller cet élargissement. Une question difficile et qui divise les Européens.


II. Nouveau fonctionnement pour l’UE, nouveau sens : comment l'élargissement à l'Est transforme-t-il l'Union européenne et son projet ?


On n'a pas assez mesuré combien cet élargissement avait transformé l'Union européenne, pour la raison déjà évoquée, à savoir que l'on n'a pas voulu assumer que cet élargissement était une grande chance et que l'on avait accompli une œuvre extraordinaire.

La troisième Europe

L'élargissement à l'Est n'est pas une Union européenne en un peu plus grand, mais une nouvelle phase de la construction européenne.

De même que l'on n'a pas voulu reconnaître l'importance de cet élargissement, de même on l'a présenté comme une Union européenne en un peu plus grand, où il ne faudrait faire que quelques aménagements institutionnels. Ce fut une deuxième erreur, car si on ne valorise pas l'œuvre accomplie, il est difficile de dire ensuite comment elle redéfinit le projet européen. En réalité, avec cet élargissement on est entré dans une nouvelle phase de la construction européenne, c'est-à-dire la troisième Europe. La première, celle des pères fondateurs, était basée sur l'idée de la réconciliation et de la paix, et qui a conduit au Traité de Rome et au Marché commun. La deuxième Europe a été celle du Marché unique et de la Monnaie unique, avec le Traité de Maastricht. La troisième Europe, qui a commencé avec le double élargissement de 2004 et 2007, est une Europe très différente qui est en train de se redéfinir.


Des modèles qui touchent à leurs limites : modèle fonctionnaliste, modèle fédéraliste.

- Nous entrons dans la troisième Europe alors que le modèle fonctionnaliste s'épuise. Avec l'Europe élargie à l'Est, il touche à ses limites et on ne peut plus croire à l'idée selon laquelle aller du Marché commun au Marché unique et à la Monnaie unique enclenchera mécaniquement la phase suivante et conduira vers l'avenir radieux du fédéralisme européen et de l'Europe politique.

- Le modèle fédéraliste aussi s'épuise. Pendant les quinze dernières années, il y a eu des révisions périodiques des institutions européennes pour les adapter aux réalités nouvelles - traités de Maastricht, d'Amsterdam, de Nice, Convention et traité constitutionnel, aujourd'hui traité de Lisbonne - et on ne veut plus entendre parler d'institutions. Cela ne veut pas dire que celles que nous avons sont parfaites et qu'elles vont rester en l'état. Peut-être le processus de révision périodique est-il plus important que la Constitution parfaite qui ne viendra pas, dans la mesure où on aurait mis la barre trop haut. On l'a vu, en tout cas, avec le rejet en 2005 du traité constitutionnel et les difficultés rencontrées pour faire ratifier le traité de Lisbonne.

Les thèmes autour desquels se redéfinit l'Europe élargie, dans un contexte politique qui change.

Un élargissement qui se produit au moment où l'Union européenne est divisée sur des questions majeures en politique.

Ce qui a porté un grand tort à la façon dont l'élargissement a été reçu par les opinions publiques, ce n'est pas seulement le fait que les élites politiques n'en parlaient pas, mais aussi que l'ouverture vers les pays de l'Est, que l'on préférait qualifier de "réunification" de l'Europe, avait lieu alors que l'Union européenne était divisée sur des questions majeures en politique.

 - La relation transatlantique et la guerre d'Irak. Le fait qu'au moment même de la réunification tant attendue il y ait eu cette cassure, non pas tant sur l'Irak que sur la relation transatlantique et le rapport aux Etats-Unis, a été très préjudiciable à la cohésion, même si les opinions publiques européennes étaient plus proches entre elles que les élites.

- Le modèle libéral, dit anglo-saxon, et le modèle rhénan. Un deuxième sujet de division, parfois simplifié et caricaturé par les politiques et dans les médias, est l'idée que les nouveaux pays entrants avaient fait leur transition par référence à un modèle libéral dit "anglo-saxon" (américain ou britannique) et rejetaient le modèle dit "rhénan", considéré comme inefficace avec un Etat providence trop généreux et surtout inadapté aux défis de la mondialisation.

- Les frontières de l'Europe et l'opportunité d'autres élargissements. Il y a, d'un côté, parmi les anciens Etats membres, ceux qui voudraient que l'on fasse une longue pause avant de reparler d'élargissement, d'un autre côté, les nouveaux membres qui souhaitent poursuivre ce processus qui leur a réussi. Ils sont les avocats d'une politique ouverte, favorable à l'élargissement non seulement vers la Turquie, mais vers les pays de l'espace post-soviétique touchés par les révolutions dites de couleur, qui auraient vocation, en continuant à se transformer, à entrer dans l'Union européenne.


Un risque de cassure évité.


Si ces trois divergences s'étaient superposées, il y avait un risque de cassure, qui aurait donné raison à la formule de Donald Rumsfeld sur la "vieille Europe" et la "nouvelle Europe". Fort heureusement, ce danger a été évité.

- Une nouvelle donne dans la relation avec les Etats-Unis. Avec l'arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche, les rapports avec les Etats-Unis ont changé, ce qui perturbe d'ailleurs les élites politiques des pays d'Europe centrale, qui avaient une certaine idée de l'Amérique incarnée par l'administration Bush. Barack Obama change la donne, concernant notamment les relations avec la Russie et la reformulation du bouclier antimissile. En réalité, la division entre anciens et nouveaux membres de l'Union européenne ne se situe plus dans la relation aux Etats-Unis, mais à la Russie. Pour l'Allemagne et la France, par exemple, il y a d'abord la question de la sécurité, puis celle de l'approvisionnement énergétique, enfin celle du voisinage, tout étant subordonné aux rapports entretenus avec la Russie. Pour les nouveaux membres, les priorités sont inversées: il faut d'abord soutenir les changements dans les pays qui ont connu les révolutions de couleur - Ukraine, Géorgie, Moldavie - et s'engager là pour limiter l'influence russe; vient ensuite la question énergétique, dont ils sont bien plus dépendants que les Européens de l'Ouest ; enfin la sécurité, qui dépend de la nouvelle relation d'Obama avec les Russes.

- Concernant le modèle économique et social, la crise est passée par là. On a digéré les effets de cette crise différemment selon que l'on est plus ou moins touché. La crise financière a touché particulièrement les pays qui étaient au cœur du modèle: Wall Street et la City. Où a-t-on nationalisé les banques ? Au Royaume-Uni, avec le gouvernement très libéral de Gordon Brown, aux Etats-Unis, avec le plan Paulson   . La Pologne, en revanche, est le seul grand pays de l'Union européenne qui n'est pas en récession et certains pays membres d'Europe centrale - République Tchèque, Pologne, Slovénie - résistent mieux à la crise que d'autres - Hongrie, Pays Baltes - qui avaient abusé de crédits à la consommation ou immobiliers et qui, lorsque la bulle a explosé, ont dû rembourser avec leurs monnaies dévaluées en face d'un euro trop fort et ont été contraints de se tourner vers le FMI. On ne peut plus dire que les nouveaux pays membres représentent l'Europe libérale contre le modèle continental. Aujourd'hui les Etats sont intervenus partout pour sauver les marchés et le capitalisme. Ce qui ne dispense pas de rigueur et de discipline budgétaire. Les nouveaux pays membres sont, de ce point de vue, beaucoup plus proches de la position allemande que de la position française.

- Pour la poursuite des élargissements, les divergences persistent. Il y a, chez les nouveaux membres, la volonté de s'engager dans l'espace post-soviétique, autour de la mer Noire, la politique de voisinage étant un élément essentiel. Un partenariat oriental a même été lancé sous la présidence tchèque en mai 2009. Il y a notamment cette idée, portée en particulier par les Polonais, que politique de voisinage et ouverture vers les pays de l'espace post-soviétique (Ukraine, Moldavie, Géorgie…) devraient préparer à une adhésion à l'Union européenne, une position que ne partagent pas la France et l'Allemagne.


En quoi l'élargissement modifie-t-il le projet européen?

A travers les divergences sur la poursuite des élargissements et les différentes attitudes vis-à-vis de la Russie et de ce que doit être l'Union européenne, on se trouve dans une redéfinition du projet européen comme projet géopolitique, qui correspond à la question posée : en quoi l'élargissement modifie-t-il le projet européen ? L'Europe s'était construite contre l'idée de géopolitique et elle a maintenant un nouveau projet qui a une dimension géopolitique. Devons-nous en conclure qu'il faut recréer, peut-être autour de l'Euro, un noyau européen ? Ce serait plus proche de la position des anciens Etats membres, à savoir un noyau européen qui pourrait être le cœur d'une Europe à géographie variable, avec des périphéries ayant des degrés de relations ou d'intégrations différenciées avec l'Union européenne.

Quand on pose la question de savoir ce que les nouveaux membres ont apporté à l'Union européenne, on pourrait répondre ironiquement, comme le philosophe roumain Andrei Plesu, qu'ils lui ont apporté leurs problèmes. On pourrait dire aussi que le ralentissement qui en a résulté était nécessaire pour compenser sa frénésie de régulation et son obsession d'un modèle parfait. Plus positivement, ces pays non seulement apportent la connaissance du voisinage à l'Est, mais ils mettent l'accent sur le fait que, s'il y a une Europe du marché, avec des normes de droit, il y a aussi une Europe des valeurs et de la démocratie, une Europe qui s'interroge sur sa crise de civilisation. Pendant des décennies, ces pays ont senti que leur appartenance à la civilisation européenne était menacée par le totalitarisme soviétique et cette menace renforçait l'accent mis sur la défense de certaines valeurs et d'une certaine idée de la liberté. La difficulté pour eux venait de ce que leur idée d'Europe rencontrait une réalité, celle de l'Union européenne, qui existait avant qu'ils n'y adhèrent, avait ses institutions et ses normes. Il y a encore un hiatus aujourd'hui entre ces deux mondes