Un essai stimulant sur les usages divers de l’héroïsme civique.

Alain Garrigou, spécialiste de l’histoire du suffrage et des sondages, nous livre ici une biographie de "profil" - conforme à la collection dans laquelle s’insère l’ouvrage. D’Alphonse Baudin, l’histoire et la mémoire ont retenu les derniers moments et plus encore une phrase prononcée avant de mourir sous le feu des soldats de Louis-Napoléon Bonaparte. Le 3 décembre 1851, au lendemain du coup d’Etat de "Napoléon le Petit", ce représentant du peuple tombait sur une barricade du faubourg Saint-Antoine, après avoir prononcé ces mots : "vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs par jour   ". L’auteur propose, à partir de ces simples faits, une réflexion sur l’héroïsme civique à l’âge démocratique – et non une enquête sur l’itinéraire biographique de ce député montagnard, ancien médecin des pauvres. Comment un représentant du peuple "sans qualités" peut-il devenir un héros par le sacrifice consenti de son existence ? Comment distinguer le héros civique des figures consacrées du héros militaire, du grand homme ou du martyr religieux ? Doit-on prendre au sérieux une "mort pour des idées", belle mort républicaine devenue aujourd’hui sans doute anachronique ?

L’écriture procède de deux niveaux, inégalement présents dans le livre. Le premier, assez classique par sa méthode, restitue les étapes du processus d’héroïsation. Le politiste prend ici les habits de l’historien pour débusquer les traces successives et conflictuelles de l’événement (la "belle mort" du député Baudin), de sa mémoire, de ses résurgences et de son oubli. Dans le temps court de l’insurrection républicaine de décembre 1851, la mort de Baudin passe pour ainsi dire inaperçue. Le pouvoir minimise l’importance de cette mort et fabrique un récit officiel délégitimant les insurgés, les "blouses", les "rouges" et singulièrement les représentants du peuple. Le corps du défunt est soustrait à toute mise en scène politique et les funérailles ont lieu le 5 décembre 1851 dans la sphère privée, même si le "comité de résistance" républicaine décerne symboliquement les honneurs du Panthéon au représentant Baudin, "mort glorieusement pour la défense de la République et des lois". Décret bien vite oublié…

Dans l’exil, les proscrits républicains conservent inégalement la mémoire du sacrifice de Baudin. L’abolitionniste Victor Schoelcher, chef de la barricade du faubourg Saint-Antoine, raconte dès 1852 dans une Histoire des crimes du deux décembre la mort conjointe de Baudin et d’un insurgé anonyme, "très jeune homme". Surtout il rapporte la réplique qui confère un sens civique et politique au sacrifice : "Nous ne voulons pas nous sacrifier pour les 25 francs, lui avait dit un ouvrier   ) ! […] Vous allez voir, répliqua Baudin, comment on meurt pour vingt-cinq francs !" Mais le livre, paru à Bruxelles, reçoit bien peu d’échos. Le récit républicain canonique du coup d’Etat, Napoléon le Petit (de Victor Hugo), grand succès d’édition clandestine dès 1852, n’évoque pas l’épisode Baudin. Après cet effacement mémoriel, la résurgence survient une quinzaine d’années plus tard, en 1868, lorsque le journaliste républicain Eugène Ténot publie Paris en décembre 1851, récit circonstancié du coup d’Etat bonapartiste et de la résistance républicaine. Le souvenir de la mort de Baudin réapparaît alors, dans une version reconfigurée par une écriture savante. Le discours et le rite républicains convergent alors, en cette année décisive de l’Empire libéral. Lors d’un pèlerinage militant au cimetière de Montmartre, le jour des morts, la tombe de Baudin est comme réinventée. Dans les jours qui suivent, une souscription publique est lancée pour lui ériger un monument, à l’initiative du futur communard Charles Delescluze. La remémoration devient alors une "affaire" politico-judiciaire : les autorités tremblent devant la publicisation de cette mémoire protestataire et engagent des procès contre les journaux s’étant fait l’écho de cette souscription. Procès tournés en tribunes politiques par les républicains, tout particulièrement par le jeune Gambetta : avocat de Delescluze, il présente l’empereur, auteur du coup d’Etat du 2 décembre, comme "un homme inconnu, sans consistance, s’empar[ant] de la France avec l’aide […] des rebuts de la population". Puis la répression judiciaire impose le silence.


La mémoire est réactivée dans le cadre de la construction et de la défense républicaines des années 1870-1880. Un monument funèbre en 1872, au nom du "droit" et de la "loi", un récit héroïque dans l’Histoire d’un crime de Victor Hugo en 1877, une plaque commémorative à l’emplacement de la mort (1878), et surtout une panthéonisation en pleine crise boulangiste et dans le cadre du centenaire de la Révolution en 1889, officialisent cette mémoire. Puis vient le temps d’une commémoration en demi-teinte lors du cinquantenaire de la mort (en 1901), alors que Paris a viré à droite, et d’un oubli graduel, à la mesure de l’antiparlementarisme montant puis de la crise républicaine des années 1930. Vichy fait ensuite déboulonner l’une des statues du "grand homme". Mais le relais, dans l’héroïsme civique, n’est-il pas pris au même moment par d’autres "martyrs" civiques ? L’auteur confronte ainsi la mort de Baudin et celle de résistants ou d’opposants condamnés et fusillés par l’occupant, en particulier au travers des mots utilisés pour justifier le sacrifice suprême "pour des idées"   .

Un deuxième niveau de lecture apparaît au fil du récit. À la faveur du "cas" Baudin, l’auteur esquisse, cette fois davantage en politiste qu’en historien, une généalogie de l’héroïsme civique et de ses liens avec la représentation politique. Alphonse Baudin a gagné le statut de héros en se sacrifiant au nom de la Loi et du droit, sans jamais se départir de ses fonctions de représentant du peuple. Cet héroïsme gagné dans la mort, par un individu somme toute "ordinaire", trouve ses origines dans la Révolution française – songeons au culte rendu aux "martyrs de la liberté" - mais aussi dans l’expérience des insurrections au XIXe siècle. Si l’effacement des traces a le plus souvent empêché tout processus d’héroïsation, les révolutions de 1830 et de 1848 n’ont pas ignoré les martyrs de chair ou de papier – ainsi le légendaire Darcole en 1830. Cet héroïsme civique, voué à la défense d’une idée – la liberté en 1830, la fraternité en 1848 – repose sur un déplacement de la souveraineté du côté du peuple et des "biens de salut" du côté du politique, laïcisé. Le représentant du peuple, dans cette fabrique des honneurs posthumes, occupe une place singulière à partir de 1848. Alors que la politique s’est autonomisée et que le monopole des notables est rompu, le représentant du peuple, indemnisé selon une logique démocratique, peut incarner la défense d’idées strictement séparées des intérêts. C’est cette mutation, non nécessairement comprise par tous, qui explique la phrase ultime de Baudin et la valeur de sa mort. Par ailleurs, l’auteur propose, à plusieurs reprises, une comparaison entre l’héroïsme civique et l’héroïsme militaire ou le martyre religieux. Le sacrifice civique n’obéit pas à un commandement, ni à l’espoir du salut spirituel, il est tout entier concentré dans la défense d’une idée immanente à la Cité mais supérieure à la seule obéissance aux lois. Il se distingue aussi du sacrifice patriotique (celui du soldat mort au champ d’honneur) en ce qu’il suppose un respect supérieur de la vie : il est pris dans une tension essentielle entre la tentation de la belle mort, et la modération dans l’économie de la mort (inconciliable avec le massacre de masse). Mais il se rapproche du martyre religieux en ce qu’il renvoie à un sacré, certes laïcisé, mais sans doute essentiel en ce moment romantique de la construction républicaine. L’histoire des Martyrs de la liberté, ouvrage publié par Esquiros un an avant la mort de Baudin, évoquant notamment Robert Blum et les morts de février 1848, est un indice parmi d’autres de cette sacralité romantique.

Ces analyses, fort intéressantes, s’appuient sur des comparaisons trans-historiques qui laissent parfois perplexe. Les conditions d’exécution d’otages ou de résistants par les Allemands durant la Deuxième Guerre mondiale et celles de la mort, dans le tumulte d’une guerre civile, d’un député provoqué par le peuple du faubourg Saint-Antoine, sont-elles si proches ? La valeur patriotique du sacrifice, omniprésente dans un cas, affleure moins dans l’autre cas. Un autre regret tient à la non utilisation de travaux historiques récents qui croisent pourtant bien des questions envisagées dans l’ouvrage et qui auraient pu enrichir l’analyse et le débat : sur le cheminement tortueux d’une mémoire conflictuelle   , sur la politisation du culte des morts au XIXe siècle   , sur le sacré en politique   … On aurait gagné à inscrire les gestes d’hommage à Baudin dans leur généalogie libérale puis républicaine – souscriptions et pèlerinages répètent ainsi un répertoire d’action né dans les années 1820-1830. On aurait souhaité aller plus loin, en particulier, sur le sacré républicain attaché à la valeur de la Loi. On aurait pu orienter aussi l’enquête du côté de l’intériorisation par Baudin de ce sacré républicain, sans bien sûr plonger dans l’illusion biographique. L’héroïsme est ici surtout étudié comme une construction sociopolitique a posteriori, assez peu comme une intégration individuelle, problématique, de normes de conduite. Pour autant, nous ne pouvons que conseiller la lecture d’un bel ouvrage, toujours stimulant, érudit, qui donne à penser