Entre récit de l'histoire sanglante d'une dynastie et stratégie politique, la journaliste et écrivaine Fatima Bhutto, nièce de Benazir, perpétue un genre autobiographique propre à sa famille et  tente de restaurer le prestige des Bhutto. Un devoir filial.

Petite-fille du Premier ministre Zulfikar Ali Bhutto, Fatima est la fille de Mir Murtaza, premier né des fils Bhutto, tandis que Benazir était l’ainée de la fratrie. Les Bhutto ont fait le dur apprentissage d’une vie politique pakistanaise sanglante. Mais sans doute le curieux, désireux d’en apprendre davantage sur la nature et le déroulement des drames qui secouèrent ce que l’on peut nommer la dynastie des Bhutto, a-t-il déjà lu l’autobiographie - Daughter of the East   - que Benazir Bhutto publia, pour la première fois, en 1988. Fatima Bhutto - qui, pourtant, continue de nourrir une vive animosité envers sa tante, aujourd’hui décédée, lui emprunte cette démarche toute particulière. Ainsi use-t-elle (sans doute inconsciemment) d’une stratégie déjà éprouvée dont l’opinion publique pakistanaise - qui a fait l’expérience des deux mandats que la République Islamique confia au Premier ministre Benazir Bhutto   - n’est cependant plus la dupe.

Fatima nie tout dessein politique ; c’est là une ambition qu’elle réserve à son cadet, son demi-frère pakistano-libanais, Zulfikar, seul véritable héritier, selon elle, des Bhutto. Se gardant de toute adhésion à un système patriarcal rigide   , elle refuse toutefois à son cousin Bilawal le nom de Bhutto qu’il plaça devant le patronyme de Zardari au lendemain de la disparition de sa mère. Dans un ouvrage dont le titre évocateur (Songs of Blood and Sword) emprunte à la poésie iranienne contemporaine   , la jeune écrivaine et journaliste cherche à jouer sur la descendance prestigieuse qui est la sienne pour souligner la valeur du témoignage qu’elle propose. S’attachant à restaurer le prestige d’un nom que sa tante Benazir et son époux Asif Ali Zardari ont (souligne-t-elle implicitement) trainé dans la boue, l’auteure - comme elle l’indique dans le sous-titre de son récit autobiographique (A Daughter’s Memoir) - vise à s’acquitter d’un devoir filial. A l’instar de Benazir Bhutto qui tendit, dans Daughter of the East, à défendre la mémoire de Zulfikar Ali Bhutto - dont elle se proclama, au demeurant, l’unique véritable héritière - Fatima se livre à un exercice similaire tandis qu’elle rend également hommage à son grand-père.

Suite au coup d’Etat du Général Mohammed Zia ul-Haq (6 juillet 1977), Zulfikar Ali Bhutto - accusé d’être responsable de la mort accidentelle du père d’Ahmed Raza Kasuri, alors qu’il aurait commandité le meurtre de ce dernier - fut pendu le 4 avril 1979. Tandis que Murtaza et son frère cadet, Shahnawaz - qui, conformément à la tradition familiale, effectuaient leurs études à l’étranger - prenaient le chemin de l’exil, respectant (d’après Fatima) l’injonction que leur père formulait au lendemain de sa seconde arrestation   , Shahnawaz mourut dans des circonstances troubles le 18 juillet 1985.

Le 20 septembre 1996, c’était au tour de Murtaza de succomber. Des coups de feu éclataient non loin de la résidence familiale (Al Murtaza)   dans le très chic quartier de Clifton (à Karachi). Fatima, âgée de quatorze ans, cachait son demi-frère Zulfikar, dans un réduit, tandis que la famille s’interrogeait sur la nature du drame qui se déroulait à l’extérieur. Une fusillade opposait Mir Murtaza Bhutto et ses hommes à des membres de la police pakistanaise. Les circonstances étaient particulières : Murtaza, s’opposant aux vœux du Premier ministre Benazir Bhutto qui craignait - à juste titre - qu’il ne revendique l’héritage des Bhutto et la direction du Parti du Peuple Pakistanais (PPP), était rentré au Pakistan après un exil de seize années. Peu avant son décès, un incident avait opposé Murtaza Bhutto à son beau-frère Asif Ali Zardari dont il aurait recherché l’humiliation, lui coupant - d’après la rumeur publique - une moitié de moustache   . C’est là un incident que Fatima Bhutto n’évoque pas. Elle préfère souligner que son père - qui savait ses jours comptés - avait pris la défense d’un fidèle de la dynastie (Ali Sonara) qui avait été injustement arrêté.

A qui Zulfikar Ali Bhutto, à la veille de sa pendaison, confia-t-il le flambeau de la reconquête du pouvoir ? Benazir - qui, au demeurant, fit face à des dures conditions de vie (notamment un emprisonnement rigoureux) jusqu’à son exil volontaire au début de l’année 1984 - s’en réclama-t-elle à tort ? Tel est l’avis de sa nièce, Fatima, qui souligne que son grand-père, entourant ses deux filles (Benazir et Sanam) d’affection, avait particulièrement veillé à ce que ses fils reçoivent une éducation proche de "la perfection"   . Cependant les jeunes Benazir, Murtaza et Shahnawaz, que le destin tragique de Zulfikar Ali Bhutto poussa prématurément sur la voie politique, n’étaient-ils pas tous trois des novices ? Il est vrai que les deux frères nourrirent rapidement de grandes espérances. Cherchant à mobiliser l’opinion internationale afin que le Général Zia ul-Haq sursoie à l’exécution de leur père, ils furent en quelque sorte propulsés vers une position d’importance. Ils suscitèrent l’intérêt de leaders alors prééminents du monde musulman tel Yasser Arafat. Fondant - au lendemain du décès de leur père - un mouvement armé (l’Armée de Libération du Pakistan rebaptisée Al Zulfikar - l’épée) qui réunissait des partisans du Premier ministre disparu dont certains étaient parvenus à les rejoindre, Murtaza et Shahnawaz eurent pour première terre d’accueil l’Afghanistan communiste.

Fatima Bhutto dépeint une Benazir qui, dès l’enfance, se plaça en concurrence constante avec Murtaza lequel, mu par une affection sans faille, préféra s’effacer à son profit. Contrairement à son aînée, il était pourtant doté d’une brillante intelligence et évoluait en public avec aisance. De surcroît, il s’attacha à promouvoir les intérêts du Pakistan et de son peuple, tandis que Benazir cédait aux attraits de l’exercice du pouvoir et - sous la probable influence de son mari - des dividendes financiers qui en découlaient, ne refusant aucune compromission. Ainsi fut-elle - si l’on se fonde sur le témoignage de Maitre Jacques Vergès ou (faut-il par prudence ajouter ?) l’interprétation que Fatima Bhutto en propose suite à une rencontre qui eut lieu au cours de l’année 2009   - la complice silencieuse de l’assassinat de Shahnawaz. Benazir, contrairement à Verges, ne souhaita pas d’enquête publique : elle craignait de susciter l’ire de l’une des branches des services secrets pakistanais - le déjà très puissant Inter-Service Intelligence (ISI) - qui étaient vraisemblablement l’auteur de cette opération. L’épouse afghane de Shahnawaz, Raehana Fasihudin, y avait-elle contribué ? Fatima rapporte que sa tante assista, en tout état de cause à l’agonie de son mari, qui avait probablement ingurgité du poison, tardant à appeler les secours   . La thèse avancée par Fatima laisse toutefois songeur : certes, Zia ul-Haq souhaitait une réplique au détournement de l’avion des lignes intérieures des Pakistan International Airlines que l’organisation Al Zulfikar avait mené (au mois de mars 1981). Islamabad avait, du reste, fini par céder, relaxant 54 membres du PPP. Néanmoins le Président-Général pakistanais n’envisagea vraisemblablement jamais d’octroyer à la fille d’un adversaire dont il était parvenu à se défaire un rôle sur la scène légale, considérant ses trois enfants comme autant d’ennemis dont il devait se garder. Ce fut, suite au décès de Zia ul-Haq (en août 1988), que Benazir Bhutto put songer à briguer les honneurs en République Islamique du Pakistan, cherchant il est vrai à ne pas susciter l’irrémédiable opposition de l’ISI.

Signe probable des temps qui ne permettent plus de véritable distinction entre mouvement de libération et mouvement terroriste ? Fatima, au demeurant, s’attache à nier toute implication de son père et de son oncle dans le détournement d’avion évoqué plus haut. Elle dépeint presque les deux hommes comme des combattants la fleur au fusil. Elle s’efforce, durant de longues pages, de montrer que son père, de retour au Pakistan après seize ans d’exil, fut injustement emprisonné. De nombreuses charges liées aux activités qu’il avait, selon le Pakistan, menées dans les pays qui lui avaient successivement accordé l’asile (l’Afghanistan puis la Syrie) continuaient de peser sur lui. Et Benazir Bhutto, alors Premier ministre, ne tenta guère - selon Fatima - de s’opposer à ce legs de l’ère Zia ul-Haq. Tandis qu’elle évitait même de rendre visite à son frère, détenu dans la prison de Landhi à Karachi, un juge osait finalement le relaxer.

Il est quelques passages du livre de Fatima Bhutto qui suscitent l’intérêt, en particulier celui qui nous remémore l’opposition de son grand-père à la politique pakistanaise d’alignement sur les intérêts stratégiques étatsuniens. Et à visionner les quelques vidéos - disponibles sur YouTube - des interventions publiques que Zulfikar Ali Bhutto effectua, l’on s’interroge. La République Islamique du Pakistan jouit, pour la première fois, depuis les disparitions successives de son père fondateur Mohammed Ali Jinnah (septembre 1948) puis de son premier Premier ministre Liaqat Ali Khan (octobre 1951), d’un personnage véritablement charismatique qui aurait peut-être pu modifier la destinée chaotique du pays. Faudrait-il - avec Fatima Bhutto - accorder crédit à la thèse selon laquelle les Etats-Unis ou certains cercles de pouvoir américains auraient été favorables à l’élimination de Zulfikar ? Retenir une telle hypothèse ne peut toutefois nous conduire à un bilan positif du règne de Zulfikar Ali Bhutto, le disculpant d’errements dont le pays paie encore le prix. Certes, Fatima admet par exemple que son grand-père consentit à quelques concessions afin de satisfaire le courant des partisans de l’islamisation. Mais elle ne s’attarde guère sur les tristes conséquences de l’excommunication de la famille musulmane de la minorité ahmedie qui deviendrait la cible privilégiée de la vindicte d’un islam politique militant qui se structurerait sous la présidence de Zia ul-Haq. Aussi ne pouvons-nous nous borner à nous féliciter avec l’auteure de la volonté de Zulfikar Ali Bhutto d’offrir au Pakistan un « nouveau leadership socialiste »   . Au reste, le lecteur sourit lorsque l’auteure, citant son père, affirme que Zulfikar Ali Bhutto dota ses enfants d’une éducation éclairée contrairement à ce qui était la règle dans les « familles féodales typiques »   . A considérer la prééminence dont la famille Bhutto continue aujourd’hui encore de bénéficier, l’on ne peut que s’interroger sur la délicate éradication d’une partie - à tout le moins - de son héritage féodal.

Dans son premier ouvrage à caractère politique qui se veut cependant hagiographique, Fatima Bhutto peine à séduire. La naïveté du ton qu’elle adopte, appelant volontiers Mir Murtaza papa, les longues narrations des amours de l’être cher ou la vie luxueuse qu’il affectionnait semblent s’adresser à un public occidental   qui serait également friand de la lecture de magazines tel Point de vue. Par ailleurs, elle tend à ignorer que les enfants qui survivaient à Zulfikar Ali Bhutto (à l’exception de Sanam qui ne fut jamais séduite, selon toute apparence, par la voie politique) étaient tous deux libres de revendiquer son héritage. Benazir avait-elle toutefois perdu toute mesure, cédant (avec le concours de son mari) à l’appât du gain   ? N’avait-elle plus guère de scrupules, s’emparant par exemple des terres et de la propriété de son frère Shahnawaz, sans même lui offrir une sépulture digne dans l’enceinte du mausolée familial ?

Il faut davantage de circonspection lorsque l’on traite du bilan strictement politique de Benazir Bhutto. Condamner la seule Premier ministre reviendrait en effet à oublier qu’elle ne disposa, durant ses deux mandats, que d’une partie (sans doute bien modeste) du pouvoir décisionnel, tandis qu’elle s’inquiétait de sa survie politique. En définitive, la fille de Zulfikar Ali Bhutto ne tenta-t-elle pas un impossible pari qui la conduisit à multiplier les compromissions, perdant en quelque sorte son âme ? Pour preuve une déclaration qu’elle fit au New York Times, tandis qu’elle-même et Murtaza étaient engagés dans une lutte sans merci : "une fois mon père mort, je savais que le jour viendrait où, conformément à la pratique de toute famille féodale, on enfermerait la fille afin que le fils prît la succession"  

L’ouvrage de Fatima Bhutto a suscité l’intérêt de spécialistes tel William Dalrymple. Le célèbre journaliste et auteur, à l’accoutumée plus sévère   , n’hésite pas à saluer - dans les colonnes du Guardian Bookshop Notes - un livre qui s’attache à décrire "la tragédie de quatre générations mues par un idéalisme politique qui les détruisit"   . Songs of Blood and Sword constitue, de plus, "un conte et légende romantique de la vie féodale » qui témoigne de « l’éclat et la licence que s’autorise l’élite politique internationale". Dans le très respecté hebdomadaire indien Frontline, Partha Chatterjee estime, pour sa part, que le livre de Fatima Bhutto est "un remarquable mélange de mémoires et d’histoire"   . C’est là ignorer que l’auteure, ayant compulsé à souhait des archives familiales auxquelles les chercheurs n’ont - de toute évidence - pas accès, s’est probablement tue sur des épisodes peu connus de l’histoire du clan Bhutto et donc de son pays. Il est vrai que sa critique des orientations politiques pour lesquelles l’élite politico-militaire pakistanaise opta reflète l’analyse de l’Union indienne. De surcroît, un courant d’opinion dans ce dernier pays s’inquiète de la coopération que Washington et New Delhi cherchent à développer, citant le malheureux cas pakistanais. Ainsi - si l’on suit le fil d’une telle lecture, la République Islamique paie aujourd’hui le lourd tribut de l’alliance américaine.

Au début d’avril 2010, Fatima Bhutto, comme c’est la coutume dans le sous-continent, présenta son livre au public. Elle choisit Mumbai, et non une ville pakistanaise, pour se livrer à cet exercice. Craignait-elle une réplique de son oncle Zardari ? Voulait-elle aussi capitaliser sur l’existence d’un courant de sympathie chez l’ennemi indien ? Les journalistes pakistanais, en tout état de cause, ont l’éloge difficile. Fatima Bhutto suscita longtemps le respect et l’empathie en République Islamique. Néanmoins il semblerait que les projecteurs occidentaux, qui se pointèrent sur elle au lendemain de la disparition de sa tante, l’ait poussé à prendre une défense beaucoup trop passionnée du bilan politique de son père. Et elle en vint à se contenter d’un leitmotiv dont son récent ouvrage serait - de l’avis de nombre de ses collègues - le reflet. Reste que le mystère quant aux responsabilités dans les meurtres de Shahnawaz, Murtaza et Benazir n’ont pas été élucidés. Et il faut donc féliciter Fatima Bhutto de son travail biographique dont l’ambition avouée est de réclamer qu’une enquête impartiale soit enfin ouverte. Elle n’en doit pas pour autant oublier un fait troublant qui soutendrait la thèse de deux conspirations dont l’objectif aurait été de mettre fin aux ambitions d’une dynastie Bhutto refusant de se plier aux ambitions de l’ISI : les lieux du drame, dès l’exécution de Murtaza puis de Benazir Bhutto, furent lavés à grande eau, tandis qu’une heureuse promotion aurait ultérieurement récompensé des suspects d’importance