L’approche clinique de la psychanalyste récemment décédée Silvia Bleichmar, élève de Jean Laplanche, invite à un nouveau regard sur les modalités de constitution de la masculinité dans nos sociétés actuelles. Son approche authentique invite chacun de nous à s’interroger sur sa propre masculinité, ou celle de ses proches, à demander comment elles se sont construites et comment elles se transmettent à nos enfants, parfois de manière imprévisible.

Le thème fondamental de cet ouvrage de Silvia Bleichmar concerne la genèse d’un nouveau regard dans la théorie de la constitution de la sexualité masculine, à partir des réflexions freudiennes et qui tient compte de l’évolution des mentalités sur l’homosexualité, sur la transsexualité, et de manière beaucoup plus générale sur les différentes formes de constitution de la sexualité masculine au XXe siècle.  Ces sexualités ne sont plus catégorisées par la distinction de formes normales, anormales et perversions, mais étudiées et comprises de manière globale, dans le souci de l’approche clinique qu’a pratiquée Silvia Bleichmar.

Pour comprendre d’emblée l’origine de cette réflexion, revenons simplement à un événement : en 1897, Freud renonce à sa théorie de la séduction publiée dans ses Etudes sur l'hystérie. Il abandonne son hypothèse d’une origine de l’hystérie féminine qui proviendrait d’une séduction de l’enfant par un adulte, un acte d’abus infantile physique ou psychologique, qui prendrait à l’adolescence un caractère sexuel à caractère traumatique.  Ce renoncement, c’est aussi bien le refus de l’assimilation de toute affection à un traumatisme biologique, qu’un refus de l’accusation exclusive du père. Dans les deux cas, on confronte désormais directement l’hystérie du sujet à sa psychologie propre – dans une perspective métapsychologique – et non plus à un traumatisme extérieur, ou une agression qui en ferait aussi une victime de la domination masculine. Freud s’est trouvé là victime lui-même, semble-t-il, des valeurs masculines dominantes de la société de son temps : la critique du renoncement de Freud est devenu, en partie de ce fait même, un thème de recherche de la psychanalyse des années 1960, dans lequel le psychanalyste de troisième génération, Jean Laplanche, entre en scène.

Silvia Bleichmar, née en Argentine en 1944, a entamé dans les années 1970 une thèse sous la direction de Jean Laplanche, alors professeur à l’Université Paris 7, et auteur de la théorie de la séduction généralisée. Bleichmar situe son travail sur la constitution de la sexualité masculine dans cette ligne de pensée, qui vise à repenser la théorie de la séduction de Freud dès les années 1960, dans une perspective générale, en donnant aux rapports enfants-adultes un caractère constitutif de toute sexualité normale.

L’originalité de Bleichmar est alors d’aborder son étude par une approche clinique remarquable avec des enfants dont elle rapporte dans cet ouvrage les cas les plus pertinents à ses analyses sur la "constitution originaire de l’appareil psychique". Son point de départ est simple : Freud a pensé la masculinité comme originellement constitutive de la relation mère-enfant et il a interprété tout fantasme de rapports entre hommes comme des penchants homosexuels inconscients.

Bleichmar n’a pas caché que son renoncement à la théorie de Freud provenait de l’empathie pour ses patients qui lui ont parfois fait douloureusement ressentir combien ses schémas explicatifs ne parvenaient pas à les apaiser,  mais, au contraire, provoquaient un véritable malaise violemment exprimé. Bleichmar a ainsi compris que les récits de rapports entre hommes, tels qu’ils se manifestent parfois dans l’inconscient de l’enfant n’ont rien de proprement homosexuels. Pour ces jeunes sujets, elle nie farouchement  à l’inconscient tout statut de sujet, et encore moins de sujet homosexuel. Dès lors, l’inconscient ne peut faire émerger des intentions homosexuelles à proprement parler.  Bleichmar généralise cette idée sans bien préciser si elle reste vraie chez l’adulte ou non, alors qu’il apparaît bien plus probable que l’inconscient se structure chez l’adulte et incorpore les éléments stabilisés de la masculinité du sujet, si bien que l’inconscient gère et saisit cette masculinité constitutive du sujet, hétérosexuelle ou homosexuelle. En d’autres termes, à un certain stade, l’inconscient est principalement homosexuel ou hétérosexuel, mais jamais d’une manière absolue, et jamais sans passage de l’un à l’autre chez l’adulte.

Chez l’enfant et l’adolescent, l’auteur étudie la dialectique du sujet et de son inconscient qui en est l’origine et la fondation, et ne mentionnant presque pas les rapports inverses entre le sujet adulte qui nourrit et constitue en retour son inconscient. Ce travail est le fruit de la synthèse d’articles et de conférence rassemblés les quelques années qui ont précédé le décès de l’auteur survenu à Buenos Aires en 2007. C’est donc non sans émotion que Jean Laplanche présente ce travail dans une préface dans laquelle il décrit les caractères les plus distinctifs et remarquables de cette œuvre dont il entrevoit clairement les liens avec sa théorie de la séduction généralisée.

Bleichmar s’attache à trois thèmes principaux. Premièrement, l’attaque du schéma linéaire freudien de la constitution de la masculinité sur l’alignement de la relation mère-enfant, sans mention du rôle paradoxal et constitutif du père dans l’appropriation et l’identification de la masculinité au phallus, avec la confrontation aux fantasmes forcément rejetés comme homosexuels. Au contraire, la psychanalyse freudienne interprète comme "fantasme homosexuel inconscient", toute "recherche d’incorporation de la virilité à partir du rapport à un autre homme". Pour Bleichmar, la psychanalyse a une dette envers ses patients qu’elle a souvent condamnés comme invertis, homosexuels refoulés dans leurs tentatives normales de constitution masculine inconscientes, plus ou moins difficiles.  Deuxièmement, la question du transsexualisme est analysée non comme une perversion sexuelle, dans laquelle s’établit nécessairement pour Bleichmar une désubjectivation de l’autre, mais comme impossibilité d’identifications primaires au père dans la constitution masculine. Troisièmement, Bleichmar poursuit sa critique de Freud, tout en reconnaissant le caractère novateur de son œuvre, et son avance remarquable sur la société de son temps, dans l’analyse de l’homosexualité et des anomalies de la constitution masculine.

En particulier, Bleichmar critique la théorie de la castration, cette angoisse primordiale du moment où l’enfant prend conscience de l’attirance pour sa mère et voit dans son père un rival. L’angoisse trahit cette nouvelle valeur accordée au phallus au cours du développement psychologique de l’enfant. En effet, cet enfant noue d’abord un rapport à la mère dont le père est d’abord distant. L’angoisse primordiale est donc plutôt celle de l’abandon de la mère et donc inconsciemment de la mort. Cette relation est fondamentalement érotique et constitutive dans la lignée des idées de Jean Laplanche. Bleichmar mentionne, mais n’analyse guère, les anomalies et surtout les idéalisations de cette relation enfant-mère (ou enfant-sœurs ; enfants-grand-mère) constitutive de certaines formes de masculinité, dans lesquelles opère une inhibition, voire une impossibilité totale à créer des relations avec des femmes, ou, à un stade plus précoce, une incapacité à établir toute représentation féminine qui ne peut dès lors devenir un support féminin du désir.

La théorie de la castration pourrait-elle rendre compte de l’évolution ultérieure de l’enfant au stade "d’identification au surmoi paternel", dans lequel le phallus devient "objet valorisé de la différence anatomique" et objet de "don" ? Mais, pour Bleichmar, la peur de la castration n’est qu’un versant du développement. Nous dirons schématiquement que cette angoisse de la castration trahit ce stade de valorisation d’un objet qui paraît dès lors essentiel et dont la perte devient inimaginable. C’est à ce stade que le garçon constitue, selon Bleichmar, son "genre" et sa "puissance génitale". Le garçon investit son pénis de cette "puissance génitale", notamment par le fantasme d’incorporation de l’adulte avec l’angoisse homosexuelle, dans laquelle la valorisation par le regard maternel n’est pas exclue.

Dans les chapitres suivants, Bleichmar suivra une approche ethnographique pour alimenter, par la description de pratiques entre hommes et garçons ritualisées ou pas, cette conception d’une transmission de la masculinité entre père et fils dans le souci d’écartement de la mère. C’est seulement à la puberté que le garçon s’identifie secondairement au père et que se constitue véritablement ce transfert de masculinité, où le garçon apprend à être le type d’homme qu’on lui présente. Que ce soit au stade pubère ou prépubère, les échecs d’identifications primaires ou secondaires engendrent des incapacités à constituer chez certains garçons leur masculinité et induit parfois des troubles du genre. Dans d’autres cas, et dans certains groupes ethniques, les rapports homosexuels ritualisés entre hommes – adultes et jeunes garçons – sont abandonnés ou parfois cultivés au stade adulte et quelquefois préférés aux rapports avec les femmes. Dans les sociétés occidentales actuelles, l’homme échoue parfois à transmettre sa masculinité à son fils en absence de pratiques rituelles, comme elles ont souvent existé précédemment, comme par l’accompagnement dans une maison close.

En résumé, l’hypothèse forte de Bleichmar est que "le masculin ne se constitue que sur le fond d’homosexualité, ou encore, pour être plus rigoureux, que sur des fantasmes qui ne pourraient êtres jugés par le moi que comme homosexuels". L’appropriation phallique, le désir homosexuel, l’angoisse du fantasme homosexuel sont très différents de la stigmatisation par la psychanalyse classique des sujets comme des homosexuels inconscients. Bleichmar propose donc une vision dynamique complexe de la constitution masculine dans laquelle l’acte homosexuel est un désir normal constitutif, ou, dans certains cas, une pratique admise comme acte de constitution de la masculinité. Soumettre ou être soumis au désir masculin serait un mode d’identification à la domination masculine dans toute forme de sexualité adulte constituée, hétérosexuelle ou homosexuelle.

Le travail de Bleichmar replace au centre de la constitution de la sexualité la relation parents-enfant, en suivant en cela les idées de Laplanche. Dans ce schéma, le fantasme apparaît comme une "recomposition métabolique" dans le cadre du développement normal. Nous dirons que le fantasme est soumis aux modes de réorganisations des identifications primaires, secondaires, réussies ou qui ont échoué. Il est soumis à l’homéostasie psychique constitutive de la sexualité qui est largement inconsciente et non déterminée dans ses orientations sexuelles. Ce que Bleichmar exprime en disant que "la sexualité [...] se constitue plutôt  comme un mouvement complexe d’assemblages et de re-significations, d’articulations provenant de couches diverses de la vie psychique et de la culture [...]".  Cette position générale amène Bleichmar à investir le terrain d’interprétation délicat du transsexualisme en suggérant, par exemple, qu’il pourrait s’agir d’une défense contre l’homosexualité, une "forme orthopédique".

Il y a sûrement encore beaucoup de travail psychanalytique moderne à entreprendre pour comprendre comment, parallèlement aux évolutions des mentalités concernant la constitution sexuelle des sujets, il est possible de comprendre les processus génétiques de la sexualité comme des mécanismes d’identification complexes, largement inconscients, auto-organisés et soumis à des lois de réorganisations autonomes, dans lesquels les relations enfants-adultes, et non plus seulement enfants-parents, mais aussi enfants-enfants, dans et à l’extérieur de la cellule familiale, ont une position constitutive essentielle à préciser encore. Le décès de Silvia Bleichmar est à cet égard une lourde perte qui fera regretter longtemps la qualité de son travail reposant sur une approche clinique exigeante. D’autant plus que de telles approches de la psychanalyse moderne trouvent un public non exclusivement parmi les psychanalystes, puisqu’elles interrogent l’existence de chacun sur des questions où l’expérience individuelle et le relativisme permis par la diversité des sujets sont la base même de toute réflexion sérieuse, souple et libre de tout préjugé.