Dans un ouvrage solidement documenté où s’exprime son réel talent de conteur, Giles Milton retrace la destruction de Smyrne, l’une des villes les plus prospères du bassin méditerranéen, sur fond de guerre gréco-turque et d’ascension du pouvoir kémaliste.

Smyrne, "perle" de la Méditerranée.

Les premiers chapitres du livre de Giles Milton sont une invitation à reconsidérer de manière soigneuse des termes souvent employés pour qualifier le monde contemporain et le distinguer des époques qui le précédèrent : ainsi "mondialisation" ou "cosmopolite". En effet, sous la plume de l’auteur, la ville de Smyrne (aujourd’hui plus souvent appelée Izmir), apparaît dans toute sa splendeur et sa prospérité à la veille de la Première Guerre mondiale. La richesse de ce port était évidemment liée à sa situation géographique, mais surtout au dynamisme commercial des familles de marchands grecs, turcs, juifs et arméniens installés dans la cité depuis des siècles. 320 000 Grecs, 10 000 Arméniens et 140 000 Turcs vendaient et échangeaient des produits dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Des familles levantines, originaires de Grande-Bretagne, de France, de Hollande, d’Italie ou des Etats-Unis tissaient des liens économiques solides avec l’Europe et le Monde. Giles Milton retrace ainsi avec précision les destins de certaines de ces familles, sur plusieurs générations, grâce à une étude minutieuse de leurs archives privées. On citera ici les Giraud, les Aliberti, les Williamson, les Paterson, les Rees et surtout les Whitall à la tête de la puissante firme Whitall & Company. Protégées par le gouverneur turc de Smyrne, Rahmi Bey (1914-1919), puis par son successeur Aristide Sterghiades (1919-1922), et parlant plusieurs langues, ces dynasties de marchands fréquentaient les diplomates européens en poste dans la ville, comme George Horton, consul américain.

Les voyageurs qui découvraient Smyrne au début du XXe siècle étaient ainsi frappés par l’abondance des produits exposés sur les quais de la cité et dans les entrepôts, mais aussi dans les magasins, comme Xenopoulo, tenu par une famille grecque : fruits séchés venus d’Orient, tapis précieux d’Egypte ou d’Afrique du Nord, bois, épices et textiles soyeux s’y trouvaient. Dans ce climat d’opulence, les communautés vivaient depuis des siècles en parfaite entente : les églises des quartiers arméniens et grecs côtoyaient les mosquées, les hammams et les médersas  des zones turques et les synagogues du quartier juif. Quant aux familles levantines, elles s’étaient fait bâtir de vastes villas dans les faubourgs arborés de Smyrne, notamment Bournabat, et se réunissaient à l’opéra, au sporting club ou encore au Grand Hôtel Kraemer, lors de dîners, de représentations théâtrales ou musicales et de thés dansants. Les Britanniques et les Français fréquentaient particulièrement le Cercle de Smyrne tandis que les Grecs et les Arméniens se retrouvaient au Country Club.

L’ouverture de Smyrne sur la Méditerranée et le monde ainsi que l’énergie des familles marchandes permirent à la cité et à sa population d’être relativement épargnée durant les premières années de la Première Guerre Mondiale. Jusqu’en 1916, les produits continuaient d’arriver à des rythmes réguliers.

Un double contexte : la Magna Idea d’Elefthérios Venizélos et l’ascension de Mustapha Kemal.

Depuis 1897 et le soulèvement de la Crète, le nationalisme grec était particulièrement actif en Méditerranée orientale. Dès 1910, des cercles d’hommes politiques et d’intellectuels grecs soutenaient auprès des puissances occidentales "La Grande Idée", la "Magna Idea", soit le souhait de voir se recréer un empire grec. Son existence était justifiée par une histoire mêlant des rappels de la puissance de la thalassocratie grecque dans l’Antiquité sur les côtes de l’Asie Mineure et surtout sur les frontières de l’Empire byzantin. Constantinople, Athènes ou Salonique seraient les villes "phares" de cet empire hellène, mais Smyrne demeurerait la "perle" de cet chimère territoriale, en raison de son ouverture sur l’Europe et l’Orient. La cité était même le symbole de la Magna Idea : une ville à majorité chrétienne, occidentalisée et hellénisée en territoire turc. C’est donc des quais prospères de Smyrne que devait partir la reconquête grecque de l’Asie Mineure pour le chantre de la Magna Idea, Elefthérios Venizélos. Arrivé au pouvoir après un coup d’Etat en octobre 1916 et installé définitivement au pouvoir en 1917 à Athènes, Venizélos poursuivit donc sa politique de rapprochement avec l’Entente, engagement qui l’opposait depuis toujours au roi Constantin, proche de la Triplice et désormais en exil.

En 1919, au cours des conférences de Versailles et de Sèvres, Venizélos exposa clairement son projet de rendre aux Grecs le territoire qui leur avait été, selon lui, volé. Dans une série de mémoranda solidement argumentés, il montra ainsi que seuls 55 % des Grecs vivaient en Grèce continentale. Ses revendications territoriales étaient complexes : Venizélos voulait obtenir Smyrne à tout prix, mais il demanda aussi les îles turques de la mer Egée, le Dodécanèse alors sous contrôle italien, l’Epire septentrional et toute la Thrace. Il obtint le soutien de Wilson mais surtout l’appui inconditionnel de Lloyd George, qui cherchait à consolider la position de la Grande-Bretagne en Méditerranée orientale, avec pour enjeu principal le contrôle des détroits. Ainsi, dès 1919, tandis que les forces de l’Entente occupaient Constantinople, l’armée grecque se lança-t-elle dans son projet de conquête. Dans un premier temps, les forces grecques, fournies en armes et en munitions par les Britanniques et les Américains, remportèrent des victoires en Thrace, mais également autour d’Edirne. En 1921, après la prise de la ville d’Eskiséhir sous le commandement du prince André, le projet de la Magna Idea semblait près de se réaliser. Le roi Constantin Ier, revenu au pouvoir en 1920 après la défaite électorale de Venizélos, fit alors une visite triomphale dans plusieurs villes grecques de la côte turque. Smyrne était occupée à cette date par plus de 140 000 soldats grecs. Comme le souligne Giles Milton, les massacres contre les populations turques d’Anatolie se multiplièrent entre 1919 et 1921 et l’opinion internationale s’alarma alors de l’attitude du commandement grec. La Croix-Rouge fut saisie dans son rôle d’observateur et chargée de rendre des rapports.
 

Mais, depuis 1919, la résistance turque s’organisait autour de Mustafa Kemal à Angora, la ville qui devait devenir après 1922, la capitale de la République turque moderne. Kemal fut rejoint par de nombreux nationalistes turcs, hostiles au démantèlement de l’Empire ottoman et l’occupation occidentale, ou encore par d’anciens partisans des Jeunes Turcs. On citera ici l’importance de l’entourage militaire de Kemal, notamment le Colonel Ismet Inönü. Gilles Milton revient dans son ouvrage sur le rôle fort de la militante nationaliste Halide Edib qui lors de nombreux meetings s’éleva contre l’occupation grecque de Smyrne. En mai 1919, un rassemblement présidé par Kemal réunit à Angora des milliers de Turcs que l’occupation de Smyrne galvanisait et à qui elle donnait une cause commune.

Durant l’été 1921, les Grecs remportèrent de nouvelles victoires, notamment celle d'Afyonkarahisar-Eskişehir où l'armée grecque, défit les troupes turques commandées par Ismet Inönü. La confrontation eut lieu sur une immense ligne de front s'étendant aux points stratégiques d’Afyonkarasihar Eskişehir et Kutahya et les Grecs étaient désormais aux portes d’Ankara. Un an plus tard, à l’été 1922, Kemal lança la "Grande Offensive" : en quelques semaines de combats, les forces grecques, en supériorité numérique et commandées par l’incompétent général Hatzianestis reculèrent devant l’avancée turque. À la fin du mois de septembre 1922, l’ensemble des villes grecques avaient été reprises et l’armée du roi Constantin Ier était définitivement expulsée d’Anatolie.

La chute du "paradis" : la destruction de Smyrne en septembre 1922.

Le 8 septembre 1922, l’armée turque victorieuse entrait dans Smyrne. Ce fut alors le début d’une longue série de massacres, de pillages et de tueries. Les populations levantines les plus aisées avient déjà pris la fuite. Les Arméniens furent les premiers touchés par la violence des populations turques : les viols, les humiliations et les meurtres se multiplièrent dans leur quartier. Les chrétiens furent également la cible des exactions : Monseigneur Chrysostome, l’évêque de Smyrne, mourut au terme d’un long calvaire et fut élevé au rang de martyrs par les Grecs. Les descriptions de Giles Milton, qui s’appuie sur des témoignages oraux et sur les photographies prises par certains témoins, sont saisissantes d’horreur. Citant les propos du consul américain George Horton, l’auteur du Paradis Perdu résume l’atmosphère qui régnait alors à Smyrne. Le diplomate déclara en effet : "L’un des sentiments les plus vifs que j’ai rapportés de Smyrne est la honte d’appartenir à l’espèce humaine"    . Durant cinq jours, les cadavres s’amoncelèrent dans les rues et dans les eaux du ports. L’évacuation des populations s’organisa dans le plus grand chaos : les brutalités des Turcs ne cessaient pas tandis que les cuirassés européens, au nombre de 20 environ, refusaient le droit d’embarquer à leurs non-ressortissants. Le manque d’eau potable et de vivres aggrava encore la situation. Les quais de la cité, jadis encombrés de marchandises, étaient désormais pris d’assaut par les populations qui y dormaient, avec leurs effets personnels pour tenter de trouver une place sur un navire qui pourrait les mener vers les îles grecques les plus proches, le Pirée ou Salonique. Les épidémies de choléra et de malaria se développèrent, malgré les cris d’alarme de la presse internationale qui parlait alors déjà de "catastrophe humanitaire".

Dans ce climat d’apocalypse, l’Américain Asa Jenning, dont Giles Milton dépeint longuement le parcours, tente de sauver des enfants et des femmes enceintes, dans le cadre de l’American Relief Committee qu’il a fondé. Certains enfants ou jeunes adolescents parvinrent à se sauver : ce fut le cas d’Aristote Onassis dont le père faisait du commerce à Smyrne, qui réussit à gagner la Grèce continentale. Des survivants émigrèrent alors à Athènes où dans le quartier Nea Smyrni, ils tentent de recréer le souvenir de leur cité florissante. D’autres se dirigèrent vers le Canada et les Etats-Unis, préférant rompre avec le sort de la Grèce.
D’autres ne connurent pas cette fin heureuse. La déportation des populations grecques et arméniennes demeurant encore à Smyrne fut organisée : la plupart trouvèrent la mort dans les températures caniculaires de septembre et dans la poussière sèche du plateau anatolien.

Enfin, le 13 septembre, un incendie éclata dans le port de la cité. Il ravagea rapidement le front de mer qui faisait la réputation de Smyrne en Europe : les magasins, les banques, les hôtels de luxe, les clubs, les restaurants, les théâtres, les casinos, les consulats et les maisons de commerce disparurent sous les flammes. Les Smyrniotes qui n’avaient pu trouver refuge sur les navires européens furent pris au piège : de désespoir certains se jetèrent à la mer et se noyèrent, les autres décèdèrent dans d’atroces souffrances sous le regard de leurs compatriotes, montés à bord des cuirassés. Dans la nuit du 13 au 14 septembre, la ville disparut entièrement sous la violence des flammes, dans l’un des plus grands incendies de l’histoire du XXe siècle. Quelques jours plus tard, le New York Times titra laconiquement "Smyrne anéantie"    .

L’ouvrage de Giles Milton met donc en lumière en s’appuyant sur des sources variées (documents du Foreign Office, journaux et archives personnels, photographies inédites, journaux britanniques et américains) l’histoire de l’un des événements les plus tragiques de la guerre gréco-turque. Le Paradis Perdu retrace également en filigrane la naissance de la République turque nationaliste de Kemal qui naquit sur les cendres de la cosmopolite "perle" de l’Orient