Un recueil d’articles parus dans Libération retraçant les enjeux des luttes féministes, dissensions internes incluses.

Les parcours d’une femme

 

Dans cet ouvrage, Martine Storti propose de revisiter les années 1970 par le biais d’une sélection d’articles de sa plume, tous parus dans le journal Libération entre 1974 et 1979. Elle entremêle ses propres réflexions à des comptes rendus critiques et aux influences venues du mouvement. Elle y prend position sur les thématiques et les événements qui animent le mouvement des femmes en France, avec quelques incursions dans d’autres pays, notamment l’Italie et l’Iran. Outre son positionnement, on comprend les divergences au sein du mouvement, les questionnements en cours et leurs enjeux dans le contexte des années 1970. Cette approche est courageuse, loin d’une vision caricaturale d’un mouvement de peu d’utilité, elle donne plutôt des explications de fond sur les différences qui structurent aujourd’hui encore la pensée des féminismes. Il est d’ailleurs clair à la lecture de ces articles que la plupart des sujets sont toujours d’actualité, même si tous les sujets qui animent notre époque n’y sont pas abordés.

L’ouvrage s’ouvre par un avant-propos qui permet de saisir le parcours de l’auteure et son arrivée tant à Libération que dans le mouvement des femmes. Il est ensuite divisé en cinq parties chronologiques, de 1974-1975 à 1979. Au fur et à mesure des chroniques, on avance donc parallèlement aux événements qui ont structuré le mouvement – pour un total de 87 articles parus entre septembre 1974 et octobre 1979.

Dans une introduction fluide et vivante, Martine Storti évoque d’emblée la situation qui fut celle des femmes du MLF, repartant de zéro : "Nous étions des héritières, et nous ne le savions pas, nous étions des héritières qui ignoraient leur héritage"   . Son parcours débute à la fin de l’année 1974, lors de l’entrée à Libération, créé l’année précédente. Cette date coïncide avec sa décision de se mettre en congé de son poste d’enseignante en philosophie au lycée. En accord avec le projet du journal de se faire l’écho des mouvements sociaux, elle est par contre réticente face à l’idéalisation de la parole du peuple. Martine Storti va alors assister à la plupart des manifestations, des grèves et autres événements phares de cette seconde moitié des années 1970. Elle s’efforce alors de "rendre compte de ce que faisaient ces femmes si actives, si énergiques, de tenter de dire leur vie, leurs luttes, leurs désirs, leurs refus, en France et dans le monde, dans les usines et les bureaux, les théâtres et les livres, les écoles et les hôpitaux, les villes et les villages…"   . Dans le cadre de ce travail, son évocation de la situation en Iran est particulièrement intéressante au regard de la situation actuelle, et permet de mieux cerner historiquement les positions, parfois étonnantes, des femmes et des féministes iraniennes.

Sous sa rubrique "Femmes" (qu’elle occupe après être passée par la case "École"), la journaliste évoque aussi son désir de rester libre tant vis-à-vis des "copines du mouvement" que des "mecs du journal". De même, elle évoque le mouvement féministe comme "joyeux" mais aussi "dur". Ce recul est appréciable et les articles écrits dans la frénésie et l’urgence du moment sont vivants, sans vision angélique rétrospective, mais en évoquant les ambiguïtés et les difficultés dont les féministes actuelles ont héritées.

Recul et vivacités

 

Néanmoins, chaque partie est précédée d’une courte introduction qui permet de situer les événements et de donner cet avis distancié auquel Martine Storti s’est attachée, distinction renforcée par le contraste entre deux polices de caractères qui distinguent l’analyse rétroactive de l’énoncé en prise avec le vif de l’actualité. Au fil des années, on suit son évolution et ses choix, tout autant que ceux des féministes et ceux de la presse. Sous cet angle, on saisit aussi l’émergence d’une presse féministe et ses liens avec la presse féminine. Les articles rendent compte des rencontres de la journaliste et témoignent donc d’un parcours particulier, qui rejoint celui de nombreuses femmes. La plupart du temps, ils offrent un regard lucide sur un vécu collectif. Entre les ouvrières qui occupent les usines, les prostituées qui occupent les églises et les manifestations, une vision de l’époque se construit. Pour évoquer son opposition au dogmatisme du groupe "Politique et Psychanalyse", la journaliste choisit de relater sa propre expérience   , et pour critiquer les "bourgeoises" voulant "co-gérer le monde tel qu’il est", elle évoque un congrès organisé dans le cadre de "L’année internationale de la femme"   .

Au fil des récits, on ressent un trouble sentiment de proximité, notamment en ce qui concerne les questions de travail, les licenciements, les conditions de travail. Ailleurs, ce sont des ouvrages qu’elle fait connaître (La Fabrication des mâles de Nadine Lefaucheur et Georges Faconnet, En vol de Kate Millett, les écrits de Luce Irigaray à plusieurs reprises, etc.), et des vidéos (par exemple, la fameuse bande Maso et miso vont en bateau montée par Carole Roussopoulos, Nadja Ringart, Delphine Seyrig et Ionna Wieder), relatant également les débats animés qui suivaient les projections. Elle n’hésite pas non plus à donner son avis sur des films ou des ouvrages qui lui ont déplu avec une liberté de ton rafraîchissante. Bref, elle nous replonge dans une époque et permet d’en saisir la vivacité. Les violences faites aux femmes sont aussi très présentes, et font l’objet d’une lutte particulière au sein de la rédaction pour que les articles ne soient pas retouchés. On mesure à leur lecture le processus qui a permis de faire reconnaître des faits sociaux considérés comme normaux comme des crimes – la honte commençant à changer de camp, et des réflexions sur les normes sexuelles inculquées se diffusant dans la société. Le choix de Martine Storti se porte d’ailleurs à plusieurs reprises sur des comptes rendus d’audience, dont le pragmatisme n’ôte rien au contenu sinistre. La diffusion de la parole des victimes permet en revanche de faire prendre conscience de ce que signifie un viol. Tous les articles témoignent, d’ailleurs, de ces processus de prise de conscience et de résistance collective face aux conditions imposées.

Au niveau international, plusieurs articles s’attachent à présenter la situation espagnole, d’autres donnent accès à des événements italiens – Martine Storti étant la fille d’un immigré italien. Par exemple, le compte rendu du procès de trois militants fascistes qui s’étaient arrogés le droit de torturer et violer des femmes des quartiers pauvres. Mais l’article n’encense pas le verdict, car les femmes doivent encore prouver leur innocence par l’allégeance à un autre homme (père, mari, fiancé, etc.) et de nombreuses femmes récusent la prison comme punition utile. Suite à ces événements, les luttes contre les violences spécifiques faites aux femmes allaient prendre de l’ampleur en Italie. En France, les entretiens avec les responsables gouvernementales de la Condition féminine, mise en place pour traiter des conditions de vie des femmes, sont assez sarcastiques. Enfin, certains événements importants, longtemps oubliés de l’histoire des féminismes, resurgissent notamment celui du mouvement des femmes noires, qui comprend surtout des Antillaises et des Africaines   . D’autres sont consacrés aux prisons, aux femmes terroristes, aux élections politiques (où apparaissent les figures connues de Florence Montreynaud et de Françoise Gaspard). L’article qui conclut l’ouvrage est celui de la démission de Martine Storti en octobre 1979, la journaliste désirant retrouver une "autonomie d’acte et de pensée". D’autres ouvrages de l’auteure rendent compte de son parcours ultérieur.

Revoir le passé pour penser le présent

 

En somme, Martine Storti nous convie à une coupe dans les événements féministes de la seconde moitié des années 1970, faisant remonter à la surface toute une série de documents qui laisse voir une histoire vivante, ses contradictions, ses joies, ses échecs et ses réussites. Les moments phares du MLF et différentes affaires resurgissent. L’approche de Storti diffère des ouvrages historiques et en ceci les complète. La pluralité des sujets traités et le compte rendu des positionnements divergents, des débats houleux au sein du mouvement en font une richesse historique et sont d’une lecture aisée. L’étrange sentiment de proximité avec de nombreux sujets ne fait pas oublier que les luttes entreprises par les féministes nécessitent encore et toujours d’être réactivées et poursuivies, sous des formes en réinvention perpétuelle, car la situation est loin d’être réglée. La génération actuelle est ainsi confrontée à une précarité dont l’ampleur était inconnue des générations précédentes, qui étaient plutôt confrontées au plafond de verre. Alors, lorsque Martine Storti évoque sa crainte que ses articles ne soient que des archives, deux réponses coexistent. La première envisage l’énergie de la révolte et, devant les inégalités flagrantes de notre société, oui, les féministes doivent encore se battre, et ces articles transmettent des exemples d’élaborations de moyens de lutte qui ont été efficaces. La seconde, c’est un sentiment de décalage : l’invention de moyens efficaces n’a jamais cessé, les générations suivantes ont poursuivi les luttes sous d’autres formes et leur réussite dans de nombreux domaines ne doit pas être occultée. L’ouvrage de Martine Storti donne donc à réfléchir le présent, loin de toute glorification du passé, pour comprendre ce qui serait utile pour améliorer la situation actuelle et celle à venir