Une approche originale mais peu convaincante de la question postcoloniale.
Ce nouvel ouvrage de Yves Lacoste traite de la question postcoloniale selon une approche qui n’est exprimée clairement que dans la conclusion : "la question postcoloniale est un problème grave qui se pose à l’ensemble de la nation". La nation ici désignée étant la nation française, il en résulte que la question postcoloniale est pensée dans ce livre comme un problème français. Ce point de vue a deux particularités originales. La première est qu’il envisage le post-colonialisme du point de vue (dominant) de l’ancien colonisateur et non pas, comme c’est souvent le cas, du point de vue du colonisé. Le second est qu’il envisage la question postcoloniale comme un problème que la nation française doit régler en interne.
Ce livre établit donc un postulat, exprimé page 85 : les sifflets contre la Marseillaise n’existaient "pas avant que dans les grands ensembles se succèdent les émeutes des "jeunes" de la troisième génération issue de l’immigration. A la différence de leurs pères et plus encore de leurs grands pères, ils ont écouté les professeurs au collège et au lycée faire des cours d’histoire sur le colonialisme et la traite des esclaves, la décolonisation et même la guerre d’Algérie, ce qui provoque évidemment des polémiques et des discussions après les cours. Arrivent aussi dans les centres culturels et aussi sur Internet le discours des "Indigènes de la République". Puisqu’on y affirme que la France est un Etat toujours colonialiste, ceux qui affrontent aujourd’hui de temps en temps sa police pensent qu’ils font comme leurs grands parents qui ont lutté contre le colonialisme avant de venir en France."
Un tel postulat se traduit par une prise de position politique forte : si les "problèmes" des banlieues sont dus à des héritages postcoloniaux mal compris, ils peuvent donc être résolus par l’éducation, c'est-à-dire par la connaissance exacte de ce que la colonisation a été. Une telle connaissance doit être délivrée par les enseignants d’Histoire, de Géographie et d’Instruction Civique, à condition toutefois que ceux-ci délivrent un message non partisan. C’est pour les aider dans cette tâche qu’Yves Lacoste a écrit son livre.
Dans une première partie il expose ce qu’il pense être le cœur de la question postcoloniale en France. Il reproduit in extenso (Chapitre 1, pp. 52 à 56) le texte de l’appel des "Indigènes de la République" puis l’analyse selon plusieurs représentations, selon lui significatives. Le chapitre 2 présente donc les représentations "accusatrices du colonialisme" puis les événements géopolitiques actuels qui les fondent, en particulier la guerre civile du début des années 1990 en Algérie. Un passage rapide aborde la politique actuelle d’Israël et les dangers de l’antisémitisme, un autre traite d’une approche géopolitique de la Kabylie. Le chapitre se termine sur deux idées intéressantes. La première tient dans la phrase qui indique que pour comprendre comment le colonialisme a été vaincu il faut aussi comprendre comment il avait pu s’établir. La seconde s’exprime inversement en disant qu’il faut montrer la complexité des luttes pour l’indépendance avant d’expliquer les conquêtes coloniales.
La suite du livre d’Yves Lacoste est construite pour répondre à ces deux exigences. Dans une deuxième partie, il décrit les luttes pour l’indépendance. Le chapitre 3 signale qu’il y a eu des indépendances sans indigènes (des révoltes de blancs en Amérique du Sud contre l’Espagne par exemple) et décrit la façon dont les Anglais ne se sont pas "cramponnés" à l’Inde. Il parle aussi un peu du Vietnam. Le chapitre 4 raconte l’indépendance des colonies françaises d’Afrique du Nord.
La troisième partie du livre est consacrée à la construction des empires coloniaux. Quatre chapitres décrivent successivement la conquête de l’Amérique du Sud et de l’Inde, celle de l’Algérie, celle de l’Afrique de l’Ouest, et enfin celle du Maroc. Une conclusion intitulée "pour ne pas conclure" propose un débat sur la double question du postcolonialisme et de la nation.
Ce livre est donc extrêmement particulier : il est construit selon une logique stratigraphique, qui cherche l’explication des représentations postcoloniales contemporaines dans l’exploration d’une histoire de plus en plus ancienne, donc ignorée d’un grand nombre d’acteurs actuels. Si les problèmes d’aujourd’hui dans les banlieues sont les résultats d’indépendances conflictuelles, elles-mêmes dues à des conquêtes complexes, Yves Lacoste a raison de penser qu’une solution possible passe par l’éducation. Il a aussi raison de dire que cette éducation doit s’inscrire dans un cadre politique commun à l’ensemble d’un système scolaire national. Il est donc logique que cela débouche sur une réflexion au sujet de la nation.
Ce type de démarche est, cependant, plus original que convaincant. Si l’explication d’un fait actuel est dans l’origine de la colonisation, puis dans le déroulement de la décolonisation, une démarche classiquement chronologique pourrait tout aussi bien fonctionner. De manière plus fondamentale, c’est le postulat initial d’Yves Lacoste qui fait doublement problème.
La première difficulté tient dans la réduction des banlieues aux émeutes qui les parcourent de temps à autre. Le phénomène de banlieue est probablement plus complexe que l’événement médiatique de la révolte. Il est curieux qu’un géographe comme Yves Lacoste aborde les banlieues sans faire le détour par l’urbanisme ou la sociologie. Les "jeunes" qui participent aux bagarres contre la police sont-ils exclusivement issus de l’immigration ? Cette immigration est-elle seulement originaire des anciennes colonies françaises ? Chacun des enseignants qui a un jour travaillé dans une ex-ZEP (ou dans un actuel collège d’ambition réussite) sait que les "jeunes" peuvent être manouches, bretons, zaïrois, turcs et pas seulement issus de grand pères algériens. Chacun sait aussi qu’il n’y a pas d’émeutes dans chaque grand ensemble habité par des "jeunes" issus de l’immigration. Aborder les problèmes des banlieues par le biais du postcolonial est donc fortement réducteur : cela suppose qu’il n’y ait qu’un seul type d’acteur dans un seul type de lieu et que, dans ces banlieues, il n’y ait rien d’autre que des récriminations postcoloniales infondées. Il est regrettable qu’Yves Lacoste ignore totalement les populations immigrées (et issues d’anciennes colonies) qui n’habitent pas en banlieue, ni en grands ensembles mais dans les centres villes ou sur les marges de l’hyper-centre (comme dans de nombreux quartiers parisiens qui ne connaissent pas d’émeutes pour autant !). Ces populations ont probablement la même histoire que leurs amis de banlieues mais n’habitent pas dans le même cadre et n’ont pas les mêmes comportements. La bonne piste à explorer pour expliquer le "problème" des banlieues c’est d’explorer les modalités selon lesquelles la banlieue à grands ensembles conditionne les rapports sociaux, modalités certainement différentes de celles qui se mettent en place en centre ville ancien, ou en milieu rural.
La seconde difficulté vient du relatif mépris qu’Yves Lacoste manifeste à l’égard des études postcoloniales autres que les siennes. A la page 408, il cite Marie-Claude Smouts qui décrit le postcolonial comme une démarche critique qui s’intéresse aux conditions de la production culturelle des savoirs sur Soi et sur l’Autre, et il discrédite immédiatement cet avis en
écrivant : "Personnellement, cela me fait penser à une démarche psychanalytique", qui serait "une métaphore illusoire lorsqu’il s’agit des problèmes d’une nation". Yves Lacoste reproche à plusieurs reprises aux études postcoloniales de privilégier la littérature ou la psychanalyse et d’ignorer l’histoire : "elles refusent d’accorder quelque importance à l’histoire et surtout pas à l’histoire particulière de chacun des peuples colonisés". Il est étonnant qu’Yves Lacoste ignore les écrits de J. Belish ou d’A. Salmond sur la Nouvelle-Zélande ! Il est difficile de dire que E. Saïd néglige l’histoire ! A un niveau de réflexion plus global ce qui est le plus étonnant est justement qu’Yves Lacoste accorde tant d’importance à l’histoire alors que la plupart des études postcoloniales montrent que c’est au travers de représentations, pas de savoirs scientifiques, que les "postcolonisés" construisent leurs références et leurs idéologies. Y. Lacoste en convient un peu au début de son ouvrage mais il persiste à penser que si les "postcolonisés" connaissaient exactement leur histoire ils ne se poseraient plus la question de leur participation à la nation française dans des termes conflictuels. Depuis quand un sentiment national est-il un sentiment rationnel et scientifiquement fondé ? Comment peut-on affirmer qu’une connaissance scientifique implique un comportement politique rationnel ? D’où vient l’illusion que la science peut modifier les comportements indépendamment des lieux de vie, des conditions économiques, des cercles de sociabilité ?
La démarche d’Yves Lacoste est donc très originale, assez utopique et relativement peu convaincante. Il n’en reste pas moins que le livre contient une information historique succincte mais exacte et qu’il est assez emblématique d’une position politique attachée à donner un sens logique et élaboré à l’expression "identité nationale". De ce point de vue là, sa lecture est utile : Yves Lacoste réfléchit de façon intéressante à ce que pourrait être le contenu d’une formation scolaire en géopolitique précoloniale, coloniale et postcoloniale. Cela ferait sûrement un apport significatif et heureux à des cours d’Instruction Civique. Cela ne dispenserait cependant pas de continuer à travailler la question des banlieues selon des entrées urbanistiques et sociales, ni de travailler l’idée de nation du point de vue des illusions identitaires