Une nouvelle histoire des serres, très technique, un peu trop horticole.

En 1984, Bernard Marrey et Jean-Pierre Monnet publiaient chez Graphite La grande histoire des serres et des jardins d’hiver. Exhaustive, largement illustrée et particulièrement transversale (puisque ses auteurs y abordaient tant les sciences que la peinture, tant l’architecture que la littérature), cette somme semblait ne pas appeler de complément ni même de relecture ultérieure. Bien ancré dans une temporalité donnée, ne s’étant pas vraiment renouvelé depuis, ce champ d’étude semblait épuisé…


Toutefois, alors que les célèbres constructions du Jardin des Plantes rouvrent au public parisien leurs majestueuses nefs de fer et de verre (enfin rénovées), les éditions Quae publient, contre toute attente, une nouvelle Histoire des serres… 


L’homme de la situation


"De l’orangerie au palais de cristal", le parcours proposé est signé Yves-Marie Allain, ingénieur horticole, paysagiste DPLG et ancien directeur du service des cultures du Muséum national d’Histoire naturelle. Si l’auteur est indéniablement un spécialiste, l’ouvrage, à la base, n’a pas pour vocation d’être spécialisé. Les botanistes, les jardiniers et tous les passionnés associés sont évidemment les premiers concernés par ce récit particulier. Mais, dans son projet d’écriture, Yves-Marie Allain a également eu l’intention d’inclure le corps des architectes – intégration qu’avaient brillamment réussie Bernard Marrey et Jean-Pierre Monnet vingt ans auparavant.


En ouvrant cette nouvelle histoire, on est justement surpris de constater que l’auteur ne mentionne pas directement l’existence de cette publication antérieure. Il ne se positionne pas ouvertement par rapport à celle-ci, il n’indique pas que son histoire se présente sous la forme d’une mise à jour ni qu’elle développe un point de vue particulier par rapport à cette dernière. Si l’on n’a pas la connaissance du travail de Marrey et Monnet, cette récente publication semble a priori livrer un savoir inédit, sans pareil…  ce qui, par la force des choses, n’est pas tout à fait le cas.
Malgré cela, c’est sans crainte qu’Allain aurait pu signaler le travail de ses prédécesseurs : quelque part, sa position est bien singulière. Il est en effet l’homme de la situation par excellence, l’homme qui, physiquement et mentalement, a éprouvé un domaine particulier. Dans son avant-propos, il confie par exemple : "Lorsqu’on vit au milieu du jardin, adossé à l’une des serres de Rohault de Fleury, quel privilège, la nuit, d’admirer les cactacées qui profitent de l’endormissement de la nature pour présenter pendant quelques heures leurs fleurs d’une admirable beauté." C’est donc en généreux privilégié que cet auteur nous dévoile cette histoire.
C’est effectivement parce qu’il a fréquenté durablement des jardiniers à l’œuvre, parce qu’il a échangé avec l’artisan ferronnier Roger Hager (un serriste engagé), parce qu’il a rencontré l’architecte Paul Chemetov (rénovateur en chef des serres précédemment citées) et parce qu’il a eu un accès direct et régulier au fond documentaire du Muséum, que son histoire témoigne elle aussi d’une grande richesse. Abondamment illustré par des gravures d’époque, savamment ponctué par de courts textes d’archives et, surtout, extrêmement bien mis en page, ce second ouvrage est aussi agréable à lire que l’était le premier. C’est incontestablement un bel objet.


Une spécificité technique


Quant au cheminement historique et théorique d’Allain, il est intelligemment  mené et se différencie assez efficacement de celui de ses prédécesseurs. En effet, l’analyse de Marrey et Monnet se cantonnait entre 1780 et 1900, alors que la sienne commence beaucoup plus tôt – autour de 1600 – et tend parallèlement à interroger le statut actuel des serres. En clair, si La grande histoire des serres était principalement dix-neuviémiste, cette nouvelle histoire s’intéresse en profondeur tant à la longue période de gestation qui a donné naissance à l’archétype de la serre qu’à ses possibles avatars contemporains   .
L’auteur rappelle par exemple que, de 1600 à 1820, on manque d’une typologie rigoureuse pour définir précisément ce qu’est une serre. Le langage fait défaut, il témoigne d’une grande indétermination : ainsi, "pendant plusieurs siècles, les mots serre et orangerie auront […] des significations très proches et dans bien des cas ces deux mots seront employés l’un pour l’autre". On comprend dès lors que ce que l’on a pu appeler "serre" n’a pas immédiatement renvoyé à l’utilisation massive du verre (qui, à l’époque, est encore rare et onéreux). Au cours du XVIIe siècle, on va même jusqu’à qualifier cet espace d’ombrière.
En d’autres termes, la première serre est simplement "le lieu d’une maison où l’on serre les plantes en hiver" – "serrer" signifiant "ranger" en vieux français.

Mais la véritable spécificité de l’histoire d’Allain, c’est qu’elle nous parle avant tout de technique – technique de germination (de l’ananas, par exemple) ou technique de construction (d’une simple cloche de verre à celle d’un palais de cristal entier). Cette orientation particulière nous amène à croiser l’histoire de différents instruments de travail. Pour l’auteur, l’évolution de la serre devient un prétexte pour revenir assez librement sur l’invention du thermomètre ou de l’hygromètre. Il s’attarde également sur l’apparition du sécateur – plus tardive qu’on pourrait le croire (1818) –, outil qui transforme la pratique du jardinage, science jusqu’alors réservée à une élite de scientifiques, en "un passe-temps, une sorte de jeu tant pour les dames que pour les messieurs de la bonne société".

Malheureusement, la culture technique a ses limites : elle lasse très vite. Or, l’histoire d’Allain n’ayant pas le charme littéraire de celle qui la précède (beaucoup plus éloquente et notamment ponctuée par de nombreuses anecdotes), lorsque se déploient sur plusieurs pages les détails du fonctionnement d’un thermosiphon ou les variations possibles du diamètre d’un conduit d’aération, le lecteur décroche.


Finalement, l’histoire d’Allain paraît trop technique. Malgré une volonté d’ouverture certaine, le lecteur reste confronté à l’écriture d’un ingénieur horticole et finit par avoir la sensation qu’il n’est lui-même pas assez spécialiste.

Balbutiements architecturaux


Dépassé par certaines considérations botaniques, le lecteur intéressé par les arts appliqués pourrait se rabattre sur les passages qui concernent plus directement l’architecture. A contrario, dans cette discipline, Yves-Marie Allain n’est pas un grand connaisseur et le lecteur passionné parviendra difficilement à tarir sa curiosité.
Pour le coup, dans ce domaine, l’auteur n’est pas assez précis. Ici et là, il évoque les "possibilités de décors" qu’offrent les serres mais n’entre pas vraiment dans ce genre de détails. De la même manière, il cite Siegfried Giedion qui, dans Espace, Temps et Architecture, fait de la grande serre du Jardin des plantes "la première construction consistant simplement en une carcasse de fer avec des surfaces de verre", mais, là non plus, il ne développe pas ce point. En bref, il n’entreprend pas l’analyse tant attendue de la relation éminemment réciproque qui a progressivement lié l’histoire particulière des serres à celle de l’architecture en général.
Certes, il aborde le cas du Crystal Palace de 1851 qui s’impose sûrement comme la plus célèbre des serres non horticoles – comment aurait-il pu ne pas le faire ? L’étude qu’il en fait soulève même certaines données qui, habituellement, sont peu commentées, notamment à propos du code coloré qui facilitait l’assemblage des divers éléments constitutifs de ce hall d’exposition historique. Mais, par ailleurs, il esquive totalement le cas de la presque tout aussi fameuse verrière du Grand Palais : alors qu’une photographie dudit monument vient illustrer le chapitre qu'il consacre au passage "du pragmatisme au grand art", à aucun moment, dans le texte, ce cas particulier n’est étudié.
D’une manière générale, là où Marrey et Monnet avaient osé, là où ils s’étaient brillamment emparés de la difficile question de la pénétration de l’univers de la serre hors du monde agricole, et plus précisément de sa réinterprétation au sein de la sphère domestique (cf. leur approche du bow-window), Allain reste frileux et balbutie maladroitement.

Après avoir lu ce texte, on en arrive à se demander si, en matière d’histoire, il est vraiment bon d’être "l’homme de la situation". In fine, la générosité du privilégié précédemment évoquée semble se solder par un certain manque de recul. On en conclut que cette nouvelle histoire des serres aurait mérité d’être nourrie davantage par des apports extérieurs, c’est-à-dire par le rapprochement de disciplines connexes