Récit d’un voyage à la recherche de la condition humaine et d’un voyage dans les profondeurs de l’Histoire qui n’est plus seulement l’histoire de l’homme mais celle aussi de l’univers.

Au chapitre CLXXX du roman en archipel qu’est Mardi, Herman Melville fait dialoguer un philosophe, un poète, un historien, un roi et un demi-dieu sur un ouvrage intitulé le Kostanza dont l’aspect apparemment décousu, voire monstrueux, n’est pas sans rappeler Mardi lui-même. Au roi qui reproche au Kostanza de manquer de cohésion, d’être "désordonné, sans liens, tout en épisodes"   , le philosophe Babbalanja répond: "Comme Mardi lui-même, Majesté. Rien que des épisodes : vallées et montagnes, rivières divaguant, lianes qui se promènent partout, galets et diamants, épines et fleurs, forêts et fourrés, çà et là marais et marécages. Le monde du Kostanza est pareil"   . Le Kostanza transgresse les classifications génériques en vigueur en illustrant l’analogie la plus parfaite entre la forme de l’écriture et la nature du monde décrit.

L’écriture "désordonnée" répond à un monde "désordonné". Comme Mardi, Horizon mobile, qui est le sixième ouvrage de Daniele Del Giudice, est un roman et, plus précisément, un roman de voyage. Il est "tout en épisodes". Son texte est un pis-aller au cri lancé par le narrateur dès le "prologue", à sa volonté de comprendre la logique des événements et des choses, à son désir vain de s’efforcer de rester dans le désordre et de risquer alors de ne rien dire, de ne rien raconter. La leçon est autant métaphysique que poétique : mettre un ordre dans les choses ou dans le monde revient à rechercher une cause ou un destin et l’écriture, nécessairement, met de l’ordre dans les événements racontés. La conclusion du prologue de l’auteur, de son cri, est sans appel : "Par sa nature, l’Histoire n’est qu’une écriture sous une forme différente"   .

Mais cette maxime surgit à l’orée d’un texte dont l’éditeur atteste qu’il ressortit au genre du roman. Le roman et l’Histoire ne se distinguent donc pas en ce que l’un déformerait davantage l’expérience vécue que l’autre. Le roman ne ment pas davantage que l’Histoire et il ne sert à rien de chercher dans la forme romanesque l’indice du mensonge. Le roman et l’Histoire ont tous deux vocation à dire le monde, faute de mieux. Enfin, qu’il n’est pas de différence de nature ni de visée entre le roman, revendiqué comme tel, et le récit de voyage.

Le roman de Daniele Del Giudice n’est ni un roman d’aventures, ni un récit de voyage, ni un roman écrit à partir de récits de voyage, dans la tradition des ouvrages de Verne, Poe, Conrad ou Stevenson cités par l’auteur. Les noms de Cook, de Ross, de Schackleton, de Fitzroy et de Darwin, de Bellingshausen, de Scott et d’Amundsen émaillent certes le récit. Mais la manière dont ces références s’inscrivent, dans un récit fictionnel ou non, qui raconte l’exploration après la découverte contribue à renouveler l’écriture du voyage comme celle de la fiction. Horizon mobile explore les frontières instables du roman et de l’Histoire.


Ordre et désordre

La discontinuité du récit d’Horizon mobile résulte d’une transgression systématique de l’ordre temporel, de l’ordre spatial et de l’ordre de la narration. Dans une note finale, Del Giudice indique avoir usé des récits différents d’expéditions différentes : ceux, d’abord, de ses propres voyages au Pôle, dont le premier a eu lieu en 1990 et le second, désigné par l’auteur comme un "voyage imaginaire", en 2007. Les séquences, tirées de ces deux fils narratifs, sont interrompues par d’autres séquences, désignées elles aussi par des situations géographiques et des dates, empruntées au récit d’une expédition australe italo-argentine commandée par l’Italien Giacomo Bove en 1882 et au récit du Belge Adrien de Gerlache de Gomery parti explorer le pôle Sud pour la Société royale de géographie de Bruxelles, de 1897 à 1899.

L’auteur précise avoir travaillé pour Bove à partir de la version espagnole parue dans des mélanges en Argentine et de la version italienne plus courte parue dans une anthologie et, pour Gerlache, à partir de la traduction italienne de 1902 de l’édition originale. Cette précision bibliographique s’inscrit peu ou prou dans la tradition du récit de voyage savant qui, à partir de la fin du XVIIIe siècle, rend hommage en préface et en notes de bas de page aux récits qui l’ont précédé, quitte à dénoncer comme un leurre la soi-disant spontanéité de la description.

Mais le narrateur d’Horizon mobile opère un renouvellement important de la tradition de la réécriture viatique en mettant sur le même pied des séquences entières et a priori autonomes, mises au compte tantôt de sa propre personne, tantôt de Gerlache et tantôt de Bove. Et l’alternance entre le récit de ses propres voyages (même imaginaires) et ceux des explorateurs (dont le narrateur principal est l’éditeur) est suffisamment régulière pour qu’aucun de ces récits n’englobe véritablement l’autre.

Le texte d’Horizon mobile repose donc sur l’alternance d’épisodes empruntés à divers récits de voyages. Qu’un récit de voyage soit un texte à plusieurs mains n’a rien d’original ; en témoignent les deux récits des premiers voyages de Cook, dont l’éditeur comblait l’ennui des mentions des détails nautiques par les descriptions des naturalistes du bord. Il faut attendre Charles Darwin pour qu’un naturaliste fasse paraître son propre récit de voyage en même temps que celui du capitaine. Mais ces récits, imbriqués ou concurrents, ont tous en commun de raconter la même expédition, accomplie dans le même temps et le même espace.

Le narrateur du roman prête certes sa voix aux savants qui peuplent désormais les bases de l’extrême Sud ; interviennent ainsi dans le récit un Gallois spécialiste des manchots papous du nom de Jeremy Miller, une astronome italienne spécialiste de particules neutres susceptibles de révéler les forces fondamentales de l’univers, un glaciologue chinois étudiant dans les couches de glace la mémoire des terres primordiales. Ces dialogues sont même l’occasion de commentaires qui nuancent l’usage didactique de la science dans certains romans de voyage de Jules Verne. Le compte rendu de la théorie des neutrinos par un narrateur distrait entraîne ainsi le constat suivant lequel peut avoir lieu parfois "une collusion entre science exacte et phantasia" (p.21)   . Ce mot de "phantasia", si difficile à traduire, évoque à la fois la "fantaisie" et la "fiction" et l’on ne peut que songer aux listes des espèces sous-marines qui ponctuent Vingt mille lieux sous les mers et éveillent, bien davantage par leurs sonorités que par leur sens, d’étranges tableaux poétiques et mythologiques. Mais l’alternance de la voix narrative du voyageur et de celles des savants n’est pas la clef de la structure du roman.

Les extraits juxtaposés racontent des voyages vers le pôle Sud faits à des époques différentes et dans des conditions différentes. Le lecteur est contraint à des allers-retours, dans le temps et dans l’espace, d’autant que les voyageurs qui n’usent pas tous des mêmes moyens de locomotion, ne parcourent pas nécessairement les mêmes territoires. Plutôt que d’unité de composition, il faut sans doute guetter une unité de tendance, une forme de convergence de textes émanant d’époques et de lieux divers et racontant un voyage vers un même but.

Le lecteur est invité à établir entre ces textes une unité qui se laisse deviner derrière certains motifs poétiques ou thématiques. L’auteur lui-même le suggère en livrant dans sa note finale une clef de la composition du texte : "De ces carnets, sans cela inconnus pour la plupart des lecteurs, j’ai réécrit les passages qui m’ont semblé les plus symptomatiques en reconstruisant une "super-expédition" qui joue sur la diversité des perspectives et des voix mais aussi sur la convergence des expériences et des sentiments" (p. 223)   . Le romancier revendique le travail fait sur les sources, leur réécriture, en affichant le caractère subjectif du critère de sélection opéré sur les récits initiaux.

Horizon mobile n’est pas le récit d’un voyage de découverte géographique, il est le récit d’un voyage parmi d’autres voyages et d’autres récits. Mettant sur le même plan un voyage imaginaire, un récit de voyage et deux réécritures en les retraçant tous à la première personne du singulier, Daniele Del Giudice plaide en faveur d’une identité de nature entre le roman et le récit de voyage. Il convient de dépasser les différences formelles pour chercher la vérité du récit de voyage, imaginaire ou non, et son véritable objet. Le choix de la destination polaire n’est en cela pas anodin : ce territoire est à la fois difficile d’accès et insaisissable ; il n’offre par ailleurs pas grand-chose à voir et le paysage se réduit parfois, comme à la Terre de feu, à "de la nature et des histoires" (p. 107); raconter les histoires des autres voyageurs est la même chose que raconter son propre voyage, que raconter ce qu’on a vu. La bibliothèque et le monde, comme le soulignait déjà Christine Montalbetti, se confondent ici radicalement   .


L’hyperexpédition

Il existe des liens très explicites entre les différents récits qui composent le roman. Certains ménagent des transitions entre l’écriture du récit de voyage de 1990 et celle des expéditions de Bove ou de Gerlache, en faisant place, au sein du récit du voyage le plus récent, à des observations touchant à l’organisation des expéditions les plus anciennes. Ils invitent le lecteur à déplacer son point de vue, à lire ce qui précède ou ce qui suit en tenant compte des conditions du voyage ou d’écriture, comme si elles importaient autant que les observations livrées.

Certains récits alternés récents apportent une conclusion ou une suite à des observations relevant a priori des explorations les plus anciennes. La huitième séquence, extraite du voyage de 1990, mentionne ainsi que le capitaine Fitz-Roy, dans les années 1830, ramena en Angleterre quatre Fuégiens, dont une petite fille du nom de "Fuegia Basket", "dans l’intention louable de les conduire à une vie meilleure et plus heureuse"(p. 121). La séquence suivante relate l’expédition de Bove en 1882; le capitaine souligne qu’un "Fuégien n’aime que lui-même" et en veut pour preuve la manière dont les veuves se remarient très vite: "J’ai même assisté au mariage entre un jeune homme de vingt ans et une vieille de soixante; la femme s’appelait Fuegia Basket"(p. 144-145). Le temps du récit ne coïncide pas avec le temps de l’histoire.

Il y a plus : la récurrence de ce "personnage" de Fuegia Basket permet au même endroit de faire s’affronter divers points de vue et opinions occidentaux sur les mœurs des indigènes. À plusieurs reprises ensuite, le narrateur des diverses expéditions reviendra sur les indiens des terres du Sud et sur les divergences d’opinions et de jugements des voyageurs qui les ont côtoyés, comme pour mettre en évidence le relativisme des points de vue.

Ce même relativisme apparaît à chaque fois que le narrateur de l’expédition s’attarde sur l’origine des noms attribués aux territoires découverts et sur la manière dont ils sont tributaires des circonstances du voyage accompli. Si aucun territoire géographique ne se laisse enfermer dans un nom figé, si l’histoire des mœurs des peuplades indigènes est tributaire des présupposés politiques ou religieux des observateurs, il ne faut attendre aucune vérité première du récit de voyage. Et la super-expédition qui souligne à loisir les différences d’opinion n’a donc pas pour objet la description des indigènes ou de la nature d’un territoire inconnu ; elle expose la description et ses présupposés.

Il faut dire que le territoire parcouru a déjà été découvert en 1990 et que situer le récit de part et d’autre de sa découverte revient à déclarer comme vaine la description de cet objet, ou à faire de l’exploration une quête sans objet. Cette terre extrême est de plus par nature instable, tant la ligne des icebergs et de la banquise peut offrir de frontières différentes, de saison en saison, tant il se laisse décrire enfin sous deux espèces : le pôle Sud géographique et le pôle Sud magnétique, susceptible de varier selon l’inclinaison et de se situer en pleine mer. Le pôle Sud est d’emblée un territoire insaisissable. Le chemin qui y mène ne peut de plus être tracé par avance et la découverte de ce lieu évanescent tient parfois du hasard. Les récits des expéditions de Bove, de Gerlache et du narrateur ont en commun de faire la part belle aux erreurs, aux errances, aux obstacles et aux déceptions.

La série de ces voyages empêchés ou inutiles s’ouvre, dans le récit imaginaire inaugural de 2007, par la description du mouvement des manchots de la terre Adélie qui se précipitent vers le sud avec une hâte désespérée pour revenir exactement, après un ample virage, à leur point de départ. Le thème se développe ensuite sous la forme d’un directeur de musée absent, d’une voiture de location en retard, d’une erreur de direction qui conduit le narrateur à revenir sur ses pas, d’attentes d’avions qui ne décollent pas ou qui décollent lorsqu’on s’y attend le moins, de naufrages, de chemins qui se ferment dans la glace et, enfin, d’échouages sur les icebergs. De même que l’aller, le retour peut être empêché et les deux Allemands rencontrés par le narrateur sur la base Scott-Amundsen le savent bien, puisque la chute du mur de Berlin et la naissance d’une nouvelle nation a rendu leurs passeports caducs au point qu’ils ne peuvent quitter l’Antarctique.

Le voyage vers le pôle Sud est l’illustration d’une soumission absolue aux circonstances du voyage, à ce qui en empêche le déroulement et, en ce sens, la structure discontinue du texte, qui interrompt toute progression, mime le récit d’un voyage sans cesse remis ou empêché : le voyage a quelque chose alors du pari pascalien.


Les terres polaires, de plus, n’offrent pas nécessairement matière à description. Le constat vaut non seulement pour les territoires glacés où il ne fait pas bon s’aventurer mais également pour les routes parcourues en direction de Puerto Natales : "Je ne sais pas si j’ai grand-chose à raconter à propos de ce voyage, parce que ce fut surtout une histoire de paysage, et de paysage traversé en voiture" (p. 63). Or la voie parcourue par le narrateur qui n’est goudronnée que sur un côté de la route le contraint à rouler très vite et à se contenter de s’arrêter parfois, sans éteindre le moteur ni sortir de la voiture, pour prendre des photographies.

L’Antarctique oblige le narrateur à rompre avec les clichés du pittoresque et sa description compte moins que l’effet produit par le paysage sur celui qui le regarde : "Pour nous le paysage est toujours un sentiment du paysage, mais ce que nous appelons ici un paysage ne jaillit pas de la conscience, mais il l’altère et lui impose une autre direction" (p. 154). On ne peut donc se représenter l’Antarctique à partir des descriptions pittoresques qui en sont faites ou à partir des impressions de voyage. La super-expédition offre au mieux un "négatif" de ce que peut être le pôle.

En ce sens Daniele Del Giudice offre un développement nouveau au récit de voyage dont la survie déjà était menacée par la disparition des dernières terres inconnues. La survie du genre était alors en partie assurée par le passage des observations aux "impressions" de voyage. Mais l’auteur va plus loin: le récit de voyage s’intéresse peu au voyageur lui-même. Le narrateur, parfois, se photographie dans sa voiture: la super-expédition a pour objet l’explorateur lui-même. En cela, le récit de voyage au pôle illustre parfaitement la définition de l’aventure, au sens où l’entendait Joseph Conrad.


L’Aventure

L’ombre de Joseph Conrad plane sur l’ensemble d’Horizon mobile. L’arrivée en 1990 à la Terre de Feu et l’histoire de la "création" du centre du Chili sont évoquées comme l’avènement d’un petit "cœur de ténèbres" aux portes des glaces (p. 116). L’allusion se déploie lorsque, dans la même séquence, le narrateur entreprend d’égrener la folie de ceux qui ont entrepris le voyage au pôle. On comprend la raison du statut tout particulier accordé à la relation de Giacomo Bove : "Bove repartit deux ans plus tard et se dirigea vers le bassin du Congo, que la politique coloniale européenne commençait à regarder avec un vif intérêt, navigua le long du fleuve, parvint à Matadi, pénétra jusqu’aux cascades de Stanley comme le fit Joseph Conrad cinq ans après lui, tomba malade, revint et le 9 août 1887 se tira une balle dans la tempe" (p. 124-125). Ce que l’auteur considère alors comme étant particulièrement symptomatique de l’expédition polaire est ce qui parcourt, tel un lieu commun, l’ensemble des récits : le désespoir que peut provoquer le pôle chez ses explorateurs, la folie que Jules Verne et Edgar Allan Poe avaient déjà intimement liée à la quête du pôle.

Le désespoir naît souvent de l’enfermement qui est l’un des thèmes récurrents d’Horizon mobile. Il est illustré notamment par les scènes d’hivernage des récits les plus anciens (p. 170), mais il caractérise aussi les conditions de vie des équipes de savants de la base Amundsen, reclus dans des "containers" (p. 177). Le voyage en voiture, aussi, de Punta Arenas à Puerto Natales a quelque chose de l’emprisonnement derrière le grillage en métal qu’il faut baisser sur la vitre avant pour éviter que les graviers ne la cassent. Mais ce thème fait aussi le lien entre l’expédition polaire et un certain passé historique: Port Famine est le siège d’une ancienne colonie pénale chilienne (p. 116). En d’autres temps, le narrateur rappelle par l’entreprise d’un certain Ramón l’histoire du stade où Pinochet avait parqué ses ennemis politiques. Le thème de l’emprisonnement a des implications politiques autant qu’ontologiques. L’homme s’y révèle aux prises avec une logique parfois absurde ou arbitraire.

L’une des scènes de folies les plus frappantes est celle du biologiste de la première séquence, baptisé Jeremy Miller. Elle suit la première rencontre avec les manchots papous et la découverte par le savant d’un œuf de glace façonné par un manchot qui, dans une rookerie, feint ainsi de couver l’œuf perdu. Le savant se met à courir en se déshabillant, affirmant que "s’[il] meur[t] ici, même Dieu ne s’en apercevra pas" (p. 19).

Les manchots jouent un rôle particulier dans le roman et il n’est pas tout à fait exact, en ce sens, de dire que les terres polaires n’offrent aucune espèce zoologique à observer. Leur description ou celle de leurs mœurs parcourt l’ensemble des récits et donne lieu à des anecdotes saisissantes et drôles.

Ainsi le narrateur raconte, dans la première séquence imaginaire, la manière dont il entreprit de couper la route à un manchot et de se trouver de nouveau sur son chemin lorsque celui-ci avait entrepris de le refaire en sens inverse : "Quand il est arrivé et qu’il m’a vu encore là, il a eu une expression d’incrédulité totale. Son raisonnement était irréprochable : il avait fait un tour complet, c’est pourquoi je devais avoir disparu, je ne pouvais pas être encore là" (p. 17). Le manchot est le tenant de la logique irréprochable, poussée jusqu’à l’absurde ; il nie en quelque sorte le hasard et l’accidentel. Une autre rencontre, entre une caravane de manchots empereurs et une caravane de savants donne lieu à un dialogue incompréhensible et absurde qui fait de ces animaux des doubles possibles des savants. Le manchot est l’incarnation d’une logique politique poussée à l’extrême, jusqu’à l’absurdité. Mais il incarne aussi une Nature où l’homme n’a pas de place.

L’idée de l’enfermement et celle du sentiment d’un ordre du monde qui exclurait l’être humain rejoignent les définitions de l’aventure données par Joseph Conrad. Le pôle Sud, comme le Congo ou le simple pont d’un navire, deviennent alors des lieux d’expérimentation de la manière dont l’homme peut être confronté à des forces qui le dépassent et de l’effet produit sur lui par cette confrontation. Dans la préface de Typhon, Joseph Conrad écrivait ne pas insister "sur les événements eux-mêmes", mais sur "l’effet qu’ils ont sur les personnages du récit"   . S’inscrivant dans la tradition du roman d’aventures autant que dans celle du récit de voyage (deux traditions qui, dans son récit, coïncident), Daniele Del Giudice entreprend également de montrer l’effet des événements sur l’écriture même du récit, de faire coïncider parfaitement la forme du texte et la définition même de l’Aventure.


Le voyage raconté finalement est un voyage à la recherche de la Condition Humaine et un voyage dans les profondeurs de l’Histoire qui n’est plus seulement l’Histoire de l’homme mais celle aussi de l’univers : le voyage dans l’espace est aussi un voyage dans le temps qui appelait nécessairement une transgression de la logique linéaire du récit. Mais, curieusement, cette transgression, loin d’éloigner le texte du genre du récit de voyage ou de celui du roman d’aventures, est ce qui en fait l’illustration d’un nouveau développement possible de ces genres, par delà la disparition des terres inconnues et celle d’une certaine mystique de l’aventure