Les élections américaines de mi-mandat approchent et la gauche tremble. Le mouvement du Tea Party n’a jamais été aussi assidu pour dénoncer à renfort de grands rassemblements publics le socialisme de Barack Obama et la mise en péril de la liberté au pays d’Abraham Lincoln.

Derrière ce mouvement quelque peu hétéroclite qui rassemble diverses tendances de la droite conservatrice américaine se cachent des intérêts privés puissants, que l’observateur moyen peine à identifier. Le portrait des frères Koch publié par Jane Mayer dans le New Yorker du 30 août 2010 nous présente deux de ses figures les plus méconnues et pourtant les plus influentes de la vie politique américaine.

Charles Koch, 74 ans, et David H. Koch, 70 ans, sont les propriétaires quasi exclusifs de Koch Industries, un conglomérat basé à Wichita, dans le Kensas. Grâce à sa place dans l’industrie pétrolière, et à ses marques Brawny (papier toilette), Dixie (gobelets), Georgia-Pacific (bois), Stainmaster (tapis) ou Lycra (matière), le chiffre d'affaires de Koch Industires serait de 100 milliards de dollars par an. La fortune combinée des frères Koch est la troisième plus grande des Etats-Unis, derrière celles de Bill Gates et Warren Buffett.

Les Koch sont depuis longtemps des libertariens au sens américain du terme. Ils défendent un taux très bas d’imposition pour les individus et les entreprises, des services sociaux limités et une liberté totale pour les entreprises, notamment en termes de normes environnementales. Une étude de l’Institut de Recherche en Economie Politique d’Amherst, à l’Université de Massachusetts, a d’ailleurs classé Koch Industries parmi les 10 entreprises les plus polluantes des Etats-Unis. Et les frères Koch sont parmi les premiers mécènes de think tanks, d’organisations politiques et de mouvements sociaux opposés à la politique d’Obama- de la réforme du système de santé jusqu’au plan de relance économique, en passant par la politique de lutte contre le réchauffement climatique.

D’après Jane Mayer, la particularité de ces magnats du pétrole est qu’ils utilisent leur puissance financière non seulement pour défendre les intérêts privés de leurs entreprises mais aussi pour diffuser et promouvoir une idéologie en tous points opposée à la politique de l’Administration démocrate au pouvoir. Gus diZerega, un ancien proche de Charles Koch devenu professeur de science politique, explique cette volonté absolue de peser dans le débat politique par un transfert de la peur ancestrale du communisme dans la droite américaine à une défiance vis-à-vis de n’importe quelle forme de régulation. Inspirés par les thèses d’un des papes du néo-libéralisme, Friedrich Von Hayek   , les frères Koch ont toujours vu le gouvernement américain, et son expansion, comme une menace grave pour les libertés fondamentales.

Engagés dès 1979 dans le parti libertarien, ils firent leur premier pas en politique en soutenant activement la candidature présidentielle d’Ed Clark, situé encore plus à droite que Ronald Reagan. Pour contourner les règles de financement des campagnes politiques, David Koch se présenta même comme candidat à la vice-présidence sur le ticket d’Ed Clark. De nombreuses mesures que les frères défendaient à l’époque ont inspiré le mouvement Tea Party actuel : la fin de la sécurité sociale, du salaire minimum, du contrôle de port d’armes, et de tout type de taxes ; la légalisation de la prostitution, de la consommation festive de drogues, et du suicide. Le gouvernement ne doit servir qu’à protéger les droits des individus, ce qui rend caducs et inutiles le FBI, la CIA et toutes les agences de régulation fédérale, de la Securities and Exchange Commission (chargée de contrôler les marchés financiers) au Département de l’Energie.

Dépités par leur échec aux présidentielles de 1979- le ticket libertarien obtint 1% des voix- les frères Koch auraient depuis lors nourri une haine tenace pour la politique conventionnelle. Ils se seraient donc décidés à faire de la politique autrement. En usant de leurs moyens pour peser sur le débat d’idées, là où celles-ci se fabriquent : dans les universités et les think tanks. D’après Jane Mayer, les fondations créées par la famille Koch auraient financé en 30 ans - dans des proportions qui dépassent largement les 100 millions de dollars- 34 organisations politiques, dont trois qu’ils ont créées, et plusieurs qu’ils dirigent. Et les frères Koch sont toujours au premier rang pour financer des campagnes politiques ou de lobbying. Ils ont notamment contribué à pérenniser le Cato Institute, un des think tanks les plus réputés et les plus cités dans les médias américains, et qui défend généralement des positions néo-libérales. Le Mercatus Center, un think tank herbergé par la George Mason University à Arlinton, en Virginie, et qui se présente comme "la première source universitaire d'idées orientées vers le marché"   , leur doit aussi beaucoup. Ce dernier serait en réalité une machine à idées entièrement au service de l’idéologie de ses fondateurs, notamment dans son combat contre l’Environmental Protection Agency (EPA).

Les Koch ont aussi compris que leurs idées devaient être diffusées et portées par des mouvements sociaux pour être véritablement efficaces. C’est pourquoi ils ont créé en 1984 Citizens for a Sound Economy, un groupe chargé de mobiliser des citoyens dans plus de 26 Etats pour défendre le programme des Koch à travers des campagnes de publicité, des événements médiatiques ou des manifestations, puis Citizens for the Environment, en 1990. Plus récemment, ils se sont montrés solidaires du mouvement Tea Party- notamment à travers un nouveau groupe créé en 2004, Citizens for Prosperity- et extrêmement critiques de l’Administration Obama. Dans une newsletter adressée à ses 70 000 employés, Charles Koch a par exemple comparé ce gouvernement au régime du président vénézuélien Hugo Chavez.

Au regard de la puissance économique et politique des Koch, leur combat n’est pas prêt de s’arrêter. Jane Mayer conclut d’ailleurs son article en expliquant que les frères ont longtemps joué de leur anonymat pour avancer leurs pions, mais que cette époque est révolue. Grâce à sa remarquable enquête, il est en effet indubitable que le nom des Koch éveillera la méfiance de tout citoyen américain un temps soit peu soucieux de la place croissante que prend la droite radicale américaine dans le paysage politique actuel

 

* Jane Mayer, 'Covert Operations', New Yorker, 30 août 2010.