80 ans après leur naissance, les Frères musulmans font toujours parler d'eux, et pas seulement dans le monde arabe. Brigitte Maréchal revient sur leurs racines, leurs discours, mais surtout leur présence en Europe.
L'écriture de cette recherche sur les Frères Musulmans (FM) part d'un simple constat, énoncé en guise d'introduction : "Dès qu'on parle de l'islamisme dans les pays arabes et en Europe, l'organisation des Frères musulmans est visée par la vox populi. Une image sulfureuse de trublions leur colle à la peau." Mais bien qu'ils soient souvent caricaturés, les FM n'en restent pas moins inconnus du grand public. En arrière fond, l'optique de Brigitte Maréchal est manifeste : éclairer ce mouvement pour le faire sortir de l'ombre des stéréotypes habituels. Un pari loin d'être aisé.
Au début des années 30, une volonté de revitaliser l'islam et d'unifier l'oumma prend forme dans la tête de certains laïcs égyptiens, sous l'influence de l'instituteur Hassan Al-Bannâ. Le vecteur de cette communication s'impose de lui même : la da'wah, prédication qui "rappelle le message de l'islam et l'importance de la pratique religieuse quotidienne" . Revendiquant clairement leur filiation au sunnisme, les FM prônent le changement au cœur même de l'orthodoxie, préférant l'ijtihâd (effort personnel d'interprétation des textes) au taqlid (imitation).
L'arrivée des Frères en Europe
La régionalisation de la pensée FM qui prend place quelques années plus tard (Syrie, Palestine, Yémen du Nord, Irak, etc.), et plus encore sa politisation, emmènent irrémédiablement l'arrivée de sympathisants et de partisans en Europe. Comme le souligne l'auteur, celle-ci ne découle d'aucune volonté de prédication concertée, mais plutôt de volontés individuelles (études, exils politiques). Si c'est à la fin des années 50 que les premiers FM s'installent en Europe, ce n'est que dans les années 80-90 qu'ils s'organisent véritablement et deviennent "un puissant moteur pour l'ensemble de la communauté" . Cette implantation n'est donc pas fulgurante, loin de là : "Les dynamiques organisationnelles connotées FM s'organisent à partir de la rencontre plus ou moins fortuite de personnes qui partagent, ou en viennent à partager, des référentiels communs et un désir de s'engager et d'aller de l'avant.
Très vite, les FM deviennent conscients que l'aspect communicationnel ne doit pas être mis de côté. Cette volonté fait bien évidemment partie de la da'wah, en permettant de faire connaître les idées et les réflexions des frères à un public plus élargi, mais cette communication se met également en place avec l'optique de faire reconnaître le mouvement sur la scène publique et, ainsi, de lui donner un aspect institutionnel, loin de l'image minoritaire qui lui colle à la peau. Les frères font donc naître le Bulletin du centre islamique de Genève, l'Essence ciel, mais également diverses revues comme Sawt al-ghoraba, le Musulman ou encore Al-Islam et Al-Râ'id . L'idée de proposer de nombreuses conférences à travers l'Europe rejoint cette volonté. Depuis l'apparition d'Internet et surtout depuis sa banalisation, les anciennes cassettes de prêches religieuses sont désormais disponibles en podcast, de même que les conférences données à travers l'Europe, que ce soit en arabe, en anglais ou encore en français.
Les Frères contemporains
Depuis les années 50, le mouvement a beaucoup évolué. Le discours tout autant. Comme le montre l'auteur, "la question de l'autorité califale est marginalisée [en Europe]. Ce thème n'est que discrètement énoncé même si celui de l'unité des musulmans reste régulièrement mentionné." Brigitte Maréchal nuance également la volonté révolutionnaire du mouvement, en citant par exemple une conférence de Tareq Oubrou : "Change-toi et le monde changera. L'islam ne fonctionne pas par la technique de la révolution, par les hommes qui veulent changer tout sauf eux-mêmes. Ce n'est pas une brutalité : ça commence par nous même d'abord. Je n'ai de responsabilité qu'à l'égard de moi-même ; change-toi et le monde changera." De même, Abdallah Benmansour, l'un des membres fondateurs de l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), déclarait en 2003, suite à l'affaire du texte de loi interdisant le port du voile dans les écoles : "Nous rappelons que nous suivons les lois. Nous ne transgressons pas. Mais nous allons demander de changer cette loi, car elle est injuste." Pour l'auteur, "nous sommes donc loin des conceptions de Qutb qui, selon Olivier Carré, envisage la révolution politique comme la clef du changement social".
Cette évolution démontre, si besoin en était, que les FM s'adaptent au contexte dans lequel ils vivent, en fonction de l'histoire et de la culture du pays d'accueil, de même que face à la religion qui y domine. En Europe, l'optique est plus au "vivre ensemble" qu'à la confrontation, même si le statut supérieur de l'islam n'est jamais remis en cause. Nombre de penseurs contemporains prônent et développent sur ce point une jurisprudence de minorité (fiqh al-aqalliyyât) soit, selon Brigitte Maréchal "les obligations légales islamiques qui se rapportent aux pratiques des musulmans se trouvant dans une situation minoritaire."
Quelles perspectives pour le mouvement ?
Si elle sort la mouvance FM de l'ombre, Brigitte Maréchal se penche tout autant sur le futur de l'organisation et sur ses perspectives. Et elles sont loin d'être des plus radieuses. Car si, "grâce à leur activité éducative, le message des Frères a travaillé la communauté musulmane en profondeur et s'est sensiblement modifié pour devenir plus acceptable", "Le projet idéologique n'est pas. L'utopie n'est plus, ou plus tout à fait. Et, entre les deux, les Frères paraissent avoir des difficultés à assumer l'ensemble de l'héritage historique et à se prononcer de manière unifiée." De même, l'aspect élitiste du mouvement peut bloquer la réflexion et l'évolution de la base : "en dehors des apports de l'un ou l'autre intellectuel d'envergure qui prend ses distances avec l'organisationnel des Frères, ils peinent à devenir des sources d'innovations ou de changements pour les sociétés européennes au sein mais plus encore en dehors des cercles musulmans." Enfin notons, dans un autre registre, que les Frères sont concurrencés sur le plan idéologique et international par le wahhabisme, principalement depuis le 11 septembre 2001, ce qui, selon l'auteur, les prend "à leur propre jeu de surenchère sur la promotion initiale d'un retour à l'authenticité."
De l'importance du travail de terrain
La recherche de Brigitte Maréchal est, à n'en pas douter, l'un des ouvrages francophones le plus complet sur les FM, que ce soit en termes historiques, analytiques ou au vu des perspectives émises. Pour récolter un maximum d'informations, l'auteur a réalisé près d'une centaine d'entretiens, entre 2002 et 2005, autant chez les simples sympathisants que chez les partisans, passés ou actuels. Des plus fervents défenseurs aux désabusés, cette diversité d'analyses permet une approche globale de la réalité FM, loin des ouvrages à sens unique qui restent principalement la norme. Le travail de terrain réalisé par l'auteur, conjugué à un travail théorique de longue haleine, est en ce sens remarquable et mérite d'être souligné. Car ne nous leurrons pas : s'il est aisé de critiquer ce que l'on ne comprend pas, ce que l'on touche à peine du doigt, il est beaucoup plus complexe d'émettre une analyse constructive d'un mouvement encore trop peu traité. Et Brigitte Maréchal ne s'est pas enfermée dans cette facilité, ce qui lui permet de répondre autant aux plus critiques envers le mouvement qu'aux plus utopistes.
Ainsi, Les Frères Musulmans en Europe : racines et discours s'impose de lui-même, à sa seule lecture, comme un ouvrage de référence, synthèse la plus construite et également la plus pertinente d'une pensée, d'une histoire, d'évolutions, de déceptions et, bien entendu, de questionnements. Reste simplement à voir si les hypothèses énoncées par Brigitte Maréchal sur l'évolution du mouvement, à court et moyen termes, se réaliseront. Ce dont nous ne doutons guère, au vu de la lumière de l'actualité et des derniers évènements survenus au sein des FM, en Egypte comme en Europe.
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