Vie, mort (et résurrection ?) de l’organisation "terroriste" la plus connue au monde.

Un livre de plus sur le "terrorisme" ?   Qu’on ne s’y trompe pas : en cette période de regain des violences de nature terroriste à travers le monde, il apparaît plus que nécessaire d’actualiser les connaissances sur ce sujet. Et quoi de plus légitime que de porter son regard sur l’état de l’organisation transnationale la plus célèbre en la matière : Al-Qaïda ?   

C’est ce que propose Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabo-musulman et professeur associé à la Chaire Moyen-Orient de Sciences Po Paris, dans son dernier ouvrage consacré aux Neuf Vies d’Al-Qaïda. Neuf vies pour une organisation secrète qui, comme un chat noir, a rebondi sur ses pattes maints fois, malgré les tentatives occidentales en vue de l’éradiquer. Et la couverture noire de l’ouvrage sur lettres de sang présente à nouveau son meilleur ambassadeur : le Saoudien Oussama Ben Laden. L’auteur a travaillé à partir de sources arabes, française et anglaises, s’inscrivant dans la prolongation des recherches de Gilles Kepel (Al-Quaïda dans le texte), mais se démarquant de façon explicite des ouvrages de qualité variable traitant du même sujet.   .   

Le contexte de la rédaction s’inscrit dans une chronologie bien précise : Al-Qaïda ayant été fondée en 1988, il s’imposait vingt ans après de publier une histoire détaillée, ainsi que des perspectives relatives à l’organisation qui a marqué par ses actes de violence terroriste l’histoire des relations internationales. L’auteur ne cache pas dans son introduction un angle d’attaque défavorable quant à l’avenir de l’organisation. D’une part, celle-ci est accusée par l’auteur d’avoir dévoyé l’islam, au point de s’être attirée le rejet des populations arabo-musulmanes. D’autre part, l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis d’Amérique en novembre 2008 a mis à rude épreuve l’organisation qui, perdant avec l’administration Bush son meilleur ennemi en Occident, s’est vue confrontée à un président américain aux antipodes de la caricature néo-conservatrice.   .

 Al-Qaïda : une histoire d’hommes  

 C’est en effet vingt ans après que Jean-Pierre Filiu confronte dans son introduction Barack Obama et le fondateur d'Al-Qaïda, Oussama Ben Laden. Ce dernier, fondateur de l’organisation, apparaît effacé, dépassé autant par la déroute stratégique de son organisation que par l’arrivée de nouveaux dirigeants dans le camp de l’Occident. Dans une forme de baroud d’honneur, l’auteur propose de revenir sur l’histoire de l’organisation. Avec clarté, on découvre qu'Al-Qaïda a régulièrement fonctionné autour d’un trio d’hommes mus par des revendications fondamentalistes, mais ancrés respectivement dans leur pays d’origine : Abdallah Azzam le Palestinien, Oussama Ben Laden le Saoudien, et Ayman Zawahiri l’Egyptien. Ces hommes ont tous pour point commun les idées du fondamentalisme religieux comme base de leur action somme toute politique.  

Au fil des événements qui ont marqué l’évolution d'Al-Qaïda, ce trio ne va pas durer. Complots, trahisons, assassinats : l’organisation qui s’était lancée dans un premier jihad contre l’Armée Rouge   en Afghanistan, se voit amputée régulièrement de ses dirigeants et cadres, au fur et à mesure de son implication dans d’autres conflits infra et interétatiques. Il n’en reste pas moins que l’organisation a su garder à sa tête un triumvirat stable, composé d’Oussama Ben Laden, d’Ayman Zawahiri et d’un n°3 dont le nom change en fonction de son emprisonnement ou de sa mort brutale sur le front. Il aurait ainsi été utile que l’ouvrage compte pour chacune des "neuf vies" un tableau détaillé des acteurs en présence. Néanmoins, la liste des grandes figures de l’organisation en annexe de l’ouvrage contribue peu à situer les nombreux personnages vivants et morts qui ont agi au nom d’Al-Qaïda durant ses longues années d’activisme.  

 Une organisation en quête de reconnaissance ?  

 Jean-Pierre Filiu s’efforce de démontrer qu'Al-Qaïda se compose de dirigeants qui se revendiquent de l’islam des origines, alors qu’ils ne disposent que d’une très faible connaissance de ses dogmes.   Cet islam "de subversion"   est le fondement de leur lutte contre l’Occident et les régimes arabo-musulmans coupables d’avoir trahi à leur sens la foi originelle islamique. Or, l’auteur émet l’idée que si ce fondement d’Al-Qaïda a convaincu des milliers de combattants à rejoindre le jihad global et contribuer au succès relatif de l’organisation, il a aussi rencontré une bien plus forte opposition de la part des régimes arabo-musulmans et des populations de ces pays, premières victimes des violences terroristes d’Al-Qaïda. Ce rejet progressif des actes commis par l’organisation de Ben Laden et Zawahiri s’est aussi accentué par un conflit d’intérêts entre les jihad nationaux, par exemple en Palestine et en Irak, et le jihad transnational d’Al-Qaïda. En effet, minoritaire mais agressif et manipulateur, le jihad global d’Al-Qaïda a pu séduire des résistances locales, mais il s’est heurté à une réalité qui lui est défavorable. D’une part, les nationalismes arabes et plus généralement musulmans ont conservé avec férocité leur indépendance, refusant toute tutelle émanant d’une organisation transnationale composée de cadres eux-mêmes étrangers à ces nationalismes, et motivés par des intérêts qui ne sont pas forcément les leurs. D’autre part, selon Jean-Pierre Filiu, l’islam majoritaire s’est adapté aux bienfaits de la modernité   , les croyants rejetant au final le discours victimisant et antimondialiste d’Al-Qaïda.    

À la lecture de cette histoire d’Al-Qaïda apparaît aussi ce que l’auteur ne relève pas explicitement : la quête de reconnaissance à double niveau, à la fois d’hommes ayant choisi une cause idéologique en marge de la société dans laquelle ils sont nés et ont vécu, mais aussi d’une organisation transnationale cherchant à capter et monopoliser l’ensemble des jihad nationaux face à l’Occident dominateur. Au niveau des hommes, il est assez remarquable de constater la prégnance identitaire des dirigeants et cadres d’Al-Qaïda qui, malgré leur vocation affichée à porter un jihad globalisé, gardent à l’esprit l’espoir de renverser le régime de leur pays d’origine et/ou de prendre le revanche politique sur des adversaires de la même nationalité.   . Au niveau mondial, l’ouvrage confirme le cycle ascendant de l’organisation et sa chute suite aux attentats du 11 septembre 2001 à New York. Or, si l’auteur traite cet événement en conclusion d’un chapitre   , Al-Qaïda, au sommet de sa puissance dans son alliance avec le régime taliban, a recherché la reconnaissance internationale en réalisant la plus spectaculaire des violences terroristes. Indéniablement, l’organisation et son chef Oussama Ben Laden ont commis une erreur tactique au travers d’attentats médiatisés, provoquant le début de son déclin. Jean-Pierre Filiu confirme cette déchéance mondiale de l’organisation : après l’élection de Barack Obama en novembre 2008, Ayman Zawahiri a tenté de provoquer le nouveau président américain, ne lui reconnaissant pas le rang d’adversaire d’Al-Qaïda, a contrario de l’administration "blanche" et néo-conservatrice de Georges W. Bush   . Mais le mépris du numéro deux d’Al-Qaïda reflète les doutes d’une organisation jouissant naguère d’une publicité mondiale, mais se trouvant aujourd’hui affaiblie matériellement, mais aussi psychologiquement face à un président américain si éloigné de la représentation idéale de l’ennemi que s’en font ses dirigeants.   Est-ce qu'Al-Qaïda va réellement imploser ou se dissoudre comme l’envisage Jean-Pierre Filiu ? À travers Les Neuf Vies d’Al-Qaida, il apparaît clairement que l’organisation a connu des cycles de réussite et d’échec, et que ces cycles ne sont pas prêts de s’arrêter. Au moment où l’auteur a rédigé son ouvrage, tout pouvait laisser penser une fin misérable pour Al-Qaïda. Pourtant, au moment où sont écrites ces mêmes lignes, les violences de nature terroriste font à nouveau la une de l’actualité mondiale, et l’on voit réapparaître le nom d’Al-Qaïda et fleurir les dossiers consacrés au "terrorisme". Si l'on ajoute à cela la perte du prestige international de Barack Obama, il semble que Al-Qaïda ait déjà entamé sa dixième vie sans qu’on sache quel acte l’organisation commettra ni quel champ de bataille elle investira pour retrouver la reconnaissance mondiale dont elle a tant besoin pour exister

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A lire également : 
- Le dossier de Nonfiction : "Terrorisme islamiste : état des lieux".