Il semble que les institutions de l’Union européenne incarnent, de façon parfois exacerbée, les déficiences des politiques nationales et les problèmes de nos démocraties : un pouvoir distant et mal contrôlé, un développement des tendances technocratiques, des formes diffuses de gouvernance, un abus de pouvoir des juges... En un mot, l’Europe serait l’expression la plus révélatrice d’une démocratie inaccomplie et malade, elle en cumulerait les dérives et les dysfonctionnements.

Sans prétendre que tout fonctionne bien, il paraît possible de prendre un point de vue complètement opposé en montrant que, d’une part, les institutions européennes incarnent les transformations des démocraties et révèlent des évolutions que nous analysons mal au niveau national, et d’autre part, mettent en lumière les problèmes de la politique démocratique contemporaine, en exacerbant ces difficultés.

I.   Les institutions européennes révèlent non pas tant les dysfonctionnements que les
     transformations des démocraties contemporaines, sur trois points fondamentaux :


- les conditions d’exercice de la légitimité ;
- les manifestations de la définition du social ;
- les rapports entre démocratie et contre-démocratie.
 

1. La légitimité

Il est frappant de voir, dans les démocraties contemporaines, que la légitimité semble changer de nature.

Il y a deux façons classiques de penser la légitimité dans ces démocraties. L’une, essentielle, pourrait s’appeler légitimité d’établissement. Elle est consacrée par ce pouvoir du dernier mot que représente le suffrage dans les démocraties et elle tisse un rapport de confiance entre une population et ses dirigeants. Mais elle est toujours liée à ce que l’on appelle la légitimité d’incarnation, c’est-à-dire le fait que des institutions, à travers ceux qui les représentent, sont une incarnation de l’intérêt général. Ce rapport entre légitimité d’établissement ou électorale et légitimité d’incarnation, qui était en France celle de l’Etat républicain, a toujours été fondamental dans l’histoire de notre pays.

Il semble que nous vivons aujourd’hui un affaiblissement de cette double légitimité, au profit de la montée en puissance de deux autres formes de légitimité : la légitimité d’impartialité, d’une part, la légitimité de procédure, d’autre part.

Légitimité d’impartialité

La légitimité d’impartialité devient de plus en plus centrale dans nos sociétés. Lorsqu’on demande aux citoyens s’ils préfèrent qu’une décision soit prise par les gouvernants, par des experts indépendants ou par des responsables d’institutions, d’entreprises, d’administrations, ils répondent très majoritairement - de nombreuses enquêtes faites dans les pays occidentaux le montrent - que, pour eux, la qualité d’indépendance est la plus importante.

Les Etats-Unis ont été les premiers à avoir donné tout son sens à la légitimité d’impartialité, lorsqu’ils ont organisé un grand débat, dans les années 1880, sur la régulation des chemins de fer, moteur de l’unification américaine à partir du milieu du 19ème  siècle, mais aussi source de graves problèmes, notamment la corruption du système politique américain. C’est pourquoi le Congrès a pensé que, pour préserver l’intérêt général, il fallait soustraire certaines décisions au pouvoir exécutif et les confier à un comité de personnalités indépendantes. Ainsi a été créée la Interstate Commerce Commission   , destinée à assurer la régulation et le contrôle du commerce et des transports entre les Etats fédérés.

A partir de ce premier exemple de commission indépendante dans un pays développé, on a commencé à théoriser sur la manière de représenter l’intérêt général. La philosophie politique distingue deux façons de le faire. Il y a d’abord la volonté exprimée de tous, avec le problème central du rapport de la majorité à l’unanimité. Mais les théories de la légitimité présupposent que, si la majorité n’est qu’une expression temporaire et limitée, elle aspire à être celle du peuple tout entier, c’est-à-dire de l’unanimité. Il y a aussi une autre définition de la généralité, l’impartialité, c’est-à-dire le fait que personne ne peut s’approprier un pouvoir et que ce pouvoir est à égale distance de tous. Le débat autour de ces deux définitions a été au centre des transformations qu’ont connues nos démocraties depuis une trentaine d’années.

C’est ainsi qu’en Allemagne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont eu lieu des discussions sur les rapports entre institutions inappropriables et institutions démocratiques - ce que l’on a appelé démocratie militante -, rapports qui avaient été théorisés au sein d’un ordo-libéralisme   par des philosophes et des juristes allemands en exil, à la fin des années 1930.

On a vu le rôle que joue maintenant, dans nos sociétés, ce principe d’impartialité par rapport au mode d’exercice de la généralité démocratique et avec le développement des institutions indépendantes à partir des années 1980. En France, par exemple, il y a eu la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA)   en 1982 : le pouvoir exécutif se dépouillait de l’une de ses prérogatives pour mettre une fonction à distance de tous, afin de faire la preuve, en quelque sorte, de son comportement véritablement démocratique.
 
Il semble que les institutions européennes ont incarné de façon très visible cette tendance démocratique. Et reconnaissons que la puissance de l’impartialité est une puissance positive et le signe d’une forme d’évolution de la démocratie.


Légitimité de procédure

Un second mode d’évolution de la légitimité dans nos sociétés est le passage d’une légitimité par l’élection à une légitimité par la procédure.

De nombreuses enquêtes, très bien documentées, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, ont montré que si l’on demande aux citoyens ce qui leur importe le plus de la décision finale ou de la procédure mise en jeu pour prendre cette décision, il y a toujours une préférence pour une procédure définie par la participation. C’est ce qui explique qu’aux Etats-Unis, par exemple, la société préfère que tous les problèmes difficiles soient traités par la Cour suprême, plutôt que par le gouvernement. Non pas que ce dernier prendrait une décision illégitime, puisqu’il est le pouvoir élu, mais parce que la procédure que représente la Cour suprême est jugée plus sûre.
   
Certes, la légitimité par l’élection reste le pouvoir du dernier mot et ce qui permet au système de se conforter, de s’organiser, mais les légitimités d’impartialité et de procédure prennent de plus en plus de place. Il semble qu’à leur façon, les institutions européennes ont bien illustré, peut-être par faiblesse au début, les progrès de ces deux légitimités. Et de ce point de vue, elles ne représenteraient pas une sorte de moindre existence démocratique, mais seraient au contraire la manifestation forte d’une évolution très importante des démocraties contemporaines en général.

2. Définition du social

Il s’agit de la deuxième dimension fondamentale d’évolution de nos démocraties contemporaines, dont l’Europe donne une lecture en proposant une grille grossissante des réalités.

- Le social, dans nos sociétés contemporaines, a pris classiquement deux visages : ce qu’on pourrait appeler le social redistributif, c’est-à-dire l’Etat-providence et une part considérable des ressources de nos sociétés, et le social protecteur-régulateur, c’est-à-dire l’activité de régulation sociale venant des partenaires sociaux, notamment des syndicats.
 
- Avec l’Europe, on voit naître une troisième définition du social, qui prend une importance sans cesse croissante. Il s’agit du social défini à partir des droits de l’individu. En effet, dans de nombreux conflits du travail, ce ne sont pas simplement les questions de la négociation collective qui sont en cause aujourd’hui, mais les manquements à la dignité, au respect du travailleur.

3. Démocratie et contre-démocratie

La troisième dimension fondamentale d’évolution de nos démocraties est la transformation des  rapports entre confiance et défiance, entre démocratie et contre-démocratie.

Concernant le fonctionnement de l’Europe, il semble qu’il y ait un rôle grandissant joué à la fois par les institutions et par les pratiques de type contre-démocratique - groupes d’audit, de contrôle, d’alerte. Il y a un changement radical des rapports entre société civile et société politique : du mode d’interaction classique - négociation, insertion, représentation -, on est passé à un mode de vigilance et de mise sous surveillance, qu’exercent des ONG au niveau européen non pas simplement dans le domaine politique, mais dans l’ensemble des sphères de la négociation et du rapport de force. Dans le monde économique, par exemple, l’entreprise Nike, dont les adversaires étaient les syndicats américains, qui se battaient pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés, voit se dresser contre elle tout un ensemble de watchdog committees, d’ONG, qui agissent sur ce que fait Nike en Thaïlande et au Viêt Nam et qui jouent un rôle de contre-pouvoir, en permanence contestataire. Et les effets produits sont parfois supérieurs à ceux produits par l’autre forme de contestation qu’est le syndicalisme.

A travers ces trois formes de transformation, l’Europe montre la vitalité et le sens de ce qui change, en particulier de ce qui change positivement dans nos démocraties.  

II. Les institutions européennes mettent en lumière les problèmes de la politique démocratique contemporaine, en exacerbant ces difficultés.

D’un point de vue plus critique ou plus négatif, il faut noter la difficulté de faire vivre la dimension proprement politique de nos démocraties, et plus encore au niveau européen.

Longtemps, les fonctions d’institution et de régulation - ou, selon la distinction formulée par Jean-Jacques Rousseau, la souveraineté et le gouvernement - ont été très largement mêlées. Aujourd’hui, elles sont de plus en plus dissociées, particulièrement en Europe. Si l’Union européenne est un grand espace de régulation, elle n’est absolument pas, en revanche, un espace d’institutions collectives et politiques. Or un ensemble démocratique ne vit pas seulement de régulation, il doit vivre aussi, et même surtout, d’institution.

La fonction d’institution


Première dimension de cette fonction : d’une part, faire vivre une population comme une communauté politique, c’est à dire l’art de gouverner ; d’autre part- ce qui est fondamental -, donner un langage à ce que vivent les gens, à l’expérience sociale. Déjà, au début de la Révolution française, dans son Journal d’Instruction sociale   , Condorcet écrivait que l’on ne peut construire démocratiquement une société que si celle-ci se donne un langage commun et si la politique est le lieu où se constitue ce langage commun.

Deuxième dimension de cette fonction, elle aussi fondamentale : constituer une nation en communauté de redistribution, à partir de ce principe très tocquevillien et très simple dans l’énoncé de l’égalité des conditions, c’est-à-dire définir une société où il y ait compatibilité des modes de vie et où il n’y ait pas de différences de niveaux de vie. Et  quelle est l’institution qui, malgré ses défauts, a été considérée comme le vecteur d’un monde compatible dans l’ordre économique ? C’est l’Etat-providence. Mais celui-ci n’est pas simplement un concept général, il correspond à un montant de dépenses publiques, à un montant de redistributions. Or, si dans les Etats-nations les prélèvements obligatoires sont de l’ordre de 45%, en Europe, les politiques redistributives - hors la PAC et les politiques régionales - représentent seulement 0,4% des PNB. Cette différence montre que l’espace européen n’a jamais été considéré comme un espace de communauté des niveaux de vie. Parce qu’il n’y a ni langage commun, ni institution proprement politique, d’une part, et que, d’autre part, manque cette dimension d’Etat-providence, l’espace européen est aussi le signe des problèmes que pose le divorce entre institution et régulation. 

Une démocratie n’est pas simplement un régime, c’est aussi une forme de société. Lorsque nous posons la question d’un déficit démocratique en Europe, nous devons le faire en distinguant bien les deux champs évoqués : d’un côté, l’Europe est le révélateur, et pour une part un révélateur positif, de certaines transformations des régimes démocratiques ; de l’autre, elle est aussi le révélateur de la tendance à un écart croissant entre un monde de la régulation et un monde de l’institution, du point de vue de la constitution à la fois d’une société de citoyenneté, d’un langage et d’une communauté de redistribution.

Bien qu’une dose de scepticisme constitue un gage de bonne santé pour la démocratie, la perte de confiance dont souffrent à la fois la politique et les institutions politiques représente un danger, car elle pousse les citoyens à se détourner davantage de ceux qui les gouvernent.

Une refondation nécessaire du projet européen

Le triptyque - paix, démocratie, prospérité - est fragilisé et semble ne plus fonctionner.

- La paix : il peut être étonnant de constater que l’idée que l’Europe a réussi la paix concernant les guerres classiques n’empêche pas le retour de la question d’une guerre civile qui préoccupe les Européens, notamment l’idée d’une guerre des religions, à travers le conflit des civilisations, des Européens qui n’ont pas une vision pacifiste de l’avenir et ne sont pas sans craindre des formes de conflits, violents et éventuellement armés.

- La prospérité : même si l’Europe favorise notre croissance, notamment dans les nouveaux Etats membres, il est très difficile d’en convaincre l’opinion européenne, en particulier celle des pays les plus anciens.

- La démocratie : "despotisme éclairé", "eurocratie des élites bruxelloises", voilà le procès que l’on fait aujourd’hui à l’Union européenne.

La globalisation


Il semble maintenant nécessaire, en raison de la nouvelle donne historique, de discuter d’une refondation du projet européen. Il y a d’ailleurs, chez les Européens, des demandes liées à ce nouveau contexte et c’est la globalisation qui les conduit à changer leur point de vue. Elle les inquiète car il s’agit d’une vaste redistribution de la puissance à laquelle ils ne sont pas préparés. Ils ont le sentiment que leurs Etats nations ne sont pas en mesure de faire face seuls à ces grands défis et, quand on leur parle de puissances comme la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, ils craignent de ne plus avoir la position qu’ils occupaient. Ils redoutent aussi les épidémies, l’immigration, les mouvements religieux, la délocalisation, toutes ces formes de transgressions, de dépassements des frontières.

Au fond, ce que demandent les Européens, d’une manière très pragmatique, c’est que l’Union européenne organise la résistance de l’espace européen à la globalisation. Ils ne demandent pas simplement une forme de protectionnisme, ils souhaitent aussi réussir la globalisation et ils ont en cela une vision plutôt optimiste, mais à condition que l’Europe montre qu’elle est mobilisée, en particulier pour toutes les questions d’innovation et de recherche, un enjeu majeur et un levier de puissance et de progrès pour demain. Outre cette demande permettant aux Etats nations de réussir la globalisation et de préserver un mode de vie, une majorité d’Européens ont aussi le sentiment que de nouveaux défis à l’échelle de la planète ne pourront pas être surmontés sans passer à la dimension européenne, tels le réchauffement de la planète et la dégradation du climat. Tout se passe comme si les Européens étaient en train de fabriquer un pouvoir régalien européen en lui donnant comme substance, non pas la police, l’armée ou la justice, mais le développement durable ou la régulation de l’immigration.

La nouvelle configuration suppose bien sûr que les élites politiques européennes entendent, acceptent et mettent en pratique cette demande, consistante et indiscutable, mais il n’est pas nécessairement simple d’en imaginer une traduction fidèle, dans la mesure où il faudrait aller assez vite à cause d’un phénomène négatif sur notre continent, le vieillissement démographique qui entraîne avec lui une forme de repli. Il y a en réalité une course de vitesse entre la réalisation au plan politique d’un nouveau contrat européen, capable de donner l'assurance aux Européens que le dossier de la globalisation sera pris en charge, et ce vieillissement, qui exacerbe beaucoup de peurs, pose de nombreux problèmes et pourrait promettre de beaux jours à des organisations politiques populistes et souverainistes et ne laisser de solution que dans une déconstruction de l’Europe