L’asile du XIXe siècle : son arbitraire, sa violence et sa dénonciation.

À la croisée des différents champs de recherche de l’auteure, histoire des femmes, histoire de la folie, histoire des représentations, le livre de Yannick Ripa, L’affaire Rouy, une femme contre l’asile au XIXe siècle, retrace l’itinéraire d’Hersilie Rouy en deux temps : celui de son enfermement dans plusieurs asiles successifs, celui de sa bataille pour faire reconnaître l’arbitraire de ces internements. Il est aussi le "cheminement d’une recherche"   entre les écrits d’Hersilie elle-même (les Mémoires d’une aliénée sont parues, de façon posthume, en 1883) ou de ses soutiens, les rapports des aliénistes pour lesquels elle est devenue un cas d’école, les articles de presse qui ont fait de ses malheurs un fait divers, les prises de position des politiques qui y ont vu une preuve des dérives de l’aliénisme et de la nécessité de réformer la loi de 1838.

L’entrée dans le monde asilaire

En 1854, Hersilie Rouy est professeure de piano et une musicienne d’une relative notoriété lorsqu’elle est arrêtée à son domicile, rue de Penthièvre, pour être conduite à Charenton. L’enquête minutieuse et prudente de l’auteure montre qu’elle doit très certainement cette entrée dans le monde asilaire à son demi-frère, dont les constantes mais discrètes interventions contribueront pour partie à sa longue errance dans le labyrinthe asilaire. Quoi qu’il en soit, son admission dans cet hospice "à la pointe de l’aliénisme"   est illégale puisque la demande d’internement tait le nom du demandeur. De Charenton, Hersilie Rouy est envoyée à La Salpêtrière. Puis elle est transférée en province, à Fains d’abord, à Maréville ensuite, à Auxerre en troisième lieu, enfin à Orléans. Sur la pathologie ou l’absence de pathologie d’Hersilie au moment de son internement, Yannick Ripa, fidèle à son "parti pris" initial, celui "d’entraîner le lecteur dans [les] méandres [de la recherche], de le confronter aussi aux contradictions et aux questions sans réponse"   ne tranche pas mais il apparaît d’une part que son cas souffre des préjugés de son temps à l’égard d’une femme, célibataire qui plus est, ayant en sus l’âge de la ménopause. Il est indéniable en outre "qu’au fil de ses internements, et donc des pages de ce récit asilaire, on a suivi la montée chromatique des errements de sa raison"   .



Le triste quotidien d’un asile au XIXe siècle

À travers cet exemple, l’auteure donne à voir l’ordinaire de la vie asilaire : la promiscuité, la saleté, la violence… celle de la camisole, celle de l’isolement, celle de la douche. Pour le cas d’Hersilie s’ajoute à ces souffrances celle de se voir privée de son identité : à son arrivée à Charenton, en effet, elle est inscrite sous le nom de Chevallier, celui de sa mère. Ses réclamations incessantes pour que son identité soit rétablie, comme ses exigences et son indocilité, son intelligence même parfois, ne font que nourrir le diagnostic qui fait d’elle une aliénée – suspecte d’abord de "monomanie religieuse" en raison de son goût pour le spiritisme, puis qualifiée de "folle lucide" par le théoricien de ce concept, l’aliéniste Ulysse Trélat   , considérée atteinte d’une "monomanie ambitieuse et raisonnante"   aux faibles chances de guérison… au fur et à mesure de ses internements. Leur succession et la déception des espoirs de sortie d’Hersilie semblent altérer son raisonnement et lui font imaginer une parenté royale ; elle fait de son cas une affaire dynastique – elle revendique sa ressemblance avec la duchesse du Berry, signe "sœur du roi Henri V"   ou "l’anté-Christ"   . Dans des réclamations plus ou moins étranges ou plus ou moins lucides, Hersilie Rouy ne cessera cependant de demander justice, de dénoncer les méthodes asilaires, utilisant tous les moyens et tous les supports à sa disposition lorsqu’on la privait d’encre et de papier, pour écrire et alerter les pouvoirs publics.

Du cas d’Hersilie Rouy au combat des antialiénistes

Ce n’est qu’en 1868, grâce au soutien charitable et passionné du receveur des Hospices d’Orléans et de son épouse, qu’Hersilie Rouy sortira définitivement de l’asile. C’est sur ce "dénouement romanesque"   que s’achève la première partie. Yannick Ripa s’attache ensuite au combat d’Hersilie pour obtenir sa réhabilitation et à "l’affaire" proprement dite. Elle tente de dénouer l’intrigue familiale à l’origine de l’internement d’Hersilie, s’intéresse à la fascination de quelques protecteurs pour le destin de cette dernière – et à leur fascination pour la prétendue ascendance royale d’Hersilie -, enfin à la façon dont ce cas individuel s’est inscrit dans le combat politique des antialiénistes notamment de Léon Gambetta et d’Yves Guyot contre la loi de 1838.


L’ouvrage est à la fois un récit palpitant tant les péripéties contraintes d’Hersilie Rouy sont nombreuses, une enquête précise et documentée sur la vie de celle-ci mais aussi sur les différents hospices où elle a été enfermée, sur le corps médical, sur l’administration et plus largement encore sur le regard que porte le XIXe siècle sur la folie ou même sur les femmes qui ne se conforment pas à l’idéal féminin qu’il a construit. Il restitue enfin le "goût de l’archive"   en croisant de nombreuses sources, en dévoilant leur richesse comme leurs silences et en laissant entrevoir le plaisir de l’historienne à les découvrir et à les confronter