Cette étude montre combien la situation de l’édition jeunesse dans les pays francophones est fragile, en abordant la question de la production mais aussi de la position des éditeurs et des auteurs.

Ce livre est issu d’un colloque qui s’est tenu les 26, 27 et 28 juin 2008, organisé par l’université Paris 13 et la Maison des Sciences de l’homme de Paris-Nord. Ce colloque a réuni des chercheurs venus de différents espaces francophones qui ont débattu sur le passé, le présent et l’avenir du livre d’enfant et de jeunesse francophone. Actuellement, on constate que l’édition pour la jeunesse se mondialise. La production se concentre de plus en plus et les grands groupes ont mis au point ces dernières années des stratégies d’internationalisation. On assiste également à une globalisation de la littérature de jeunesse. On voit apparaître des structures de distribution et des chaînes de vente de plus en plus imposantes. De plus, avec l’essor du numérique, d’Internet et de la vente en ligne, l’accès à la diversité culturelle et à la mondialisation est facilitée.

Dans son introduction, Luc Pinhas de l’université Paris 13 souligne que l’anglais est la langue la plus traduite dans la littérature jeunesse. La littérature anglo-saxonne constitue 75 % des acquisitions mondiales. Les best-sellers de la littérature jeunesse sont issus des territoires anglo-saxons. En 2007, six des dix premières ventes en grand format étaient des traductions de livres anglophones. Autre signe fort de l’évolution du marché, en dix ans la production pour la jeunesse a doublé. Pour autant, Luc Pinhas insiste surtout sur la standardisation des contenus. Ceux-ci évoluent peu et ce secteur est victime des phénomènes de mode. Ainsi, la chick lit et la fantasy s’imposent depuis de nombreuses années dans la littérature pour adolescents. Cela s’explique notamment par une volonté d’internationaliser la commercialisation des livres en touchant le plus grand nombre de lecteurs. Ce que Luc Pinhas explique dans son introduction, c’est que la plupart des éditeurs, dans tous les pays, cherchent à gommer les spécificités d’une littérature locale, régionale au profit d’une littérature standardisée qui trouvera des acheteurs partout dans le monde. Dans ce même ordre d’idées, on assiste au développement des coéditions internationales. Mais parallèlement à cette globalisation émerge un désir d’affirmation du local, du territoire, trop longtemps oubliés. On voit alors apparaître le thème principal du livre, les tendances contradictoires entre une volonté d’universalisation et la revendication du divers. Luc Pinhas souligne la scission qui existe dans l’édition mondiale avec une édition dans les pays et territoires francophones du Sud très récente et donc fragile même si l’on assiste à l’émergence de maisons d’édition spécialisées en jeunesse qui ont réussi à se forger une très bonne réputation. Dans la plupart des pays arabes, la production est peu innovante. Les éditeurs publient majoritairement des contes et des légendes et restent tournés vers le passé. Cette raison, ainsi que le prix élevé du livre, jouent en sa défaveur. Au Québec, la situation est assez similaire à celle de la France. On compte de grands groupes industriels qui partagent le marché avec de nombreux petits éditeurs indépendants. La Suisse et la Belgique sont quant à eux victimes de la concurrence française. Suite aux rachats français de quelques maisons d’édition belges de jeunesse, seules survivent des maisons d’édition qui s’inscrivent dans des champs de diffusion restreints. En Suisse, les éditeurs spécialisés en jeunesse nés dans les années 1980 se sont désormais tournés vers des stratégies de niche. En France, de nombreux éditeurs jeunesse sont reconnus à travers le monde. En 2008, le SNE (Syndicat national de l'édition) affirmait que 1 167 cessions de droits avaient été réalisées en direction de trente-neuf langues.

Luc Pinhas conclut son introduction en soulignant le contraste existant entre une littérature de jeunesse et d’enfance qui a souvent été agent de la biodiversité et cette tendance vers la standardisation des productions internationales. Il s’interroge sur le rôle de la révolution numérique. Cette dernière pourrait être favorable si elle parvient à résoudre les problématiques de distribution et de transports entre les territoires géographiquement éloignés. Mais on peut craindre que cette révolution favorise l’uniformisation. Dans ce cas-là, la scission déjà visible sera accentuée avec d’un côté des grosses productions transnationales qui se répandront dans le monde et de l’autre des petits éditeurs capables de faire vivre une certaine diversité mais rendus peu visibles.

Michel Manson propose une introduction tournée vers un angle historique. Il s’interroge sur une période qui s’étend du XVIIIe au XIXe  siècle. Il rappelle que pendant le siècle des Lumières, la littérature de jeunesse circulait dans toute l’Europe. De nombreux livres pour la jeunesse publiés en français étaient imprimés dans des villes d’Europe comme en Hollande ou en Angleterre. Sur 300 ouvrages recensés entre 1780 et 1789, une soixantaine de titres destinés à la jeunesse sont des coéditions avec des éditeurs étrangers ou des éditions étrangères. C’est à partir de 1769-1770 que les éditeurs parisiens comprennent l’intérêt de publier des ouvrages pour la jeunesse. La littérature de jeunesse a souvent joué un rôle très important dans la construction d’une identité nationale entre la fin du XVIIIe et le XIXe siècle en Europe. Après la période d’ouverture des Lumières, l’Europe des nations se tourne vers le repli identitaire. Chaque pays a sa littérature avec ses mœurs, ses coutumes, sa langue. Seuls les grands noms sont traduits mais la plupart des titres restent dans leurs pays. À partir de 1870, en Europe, le français n’est plus la langue culturelle. L’anglais devient peu à peu la langue internationale. Le repli linguistique de cette Europe des nations s’accompagne néanmoins d’une ouverture à l’imaginaire des autres pays à travers les traductions et les éditeurs. Le livre va donc nous montrer comment des éditeurs particulièrement audacieux ont permis à la littérature francophone de se développer à l’étranger.

La première partie du livre s’intéresse à la francophonie du Nord et en dresse un état des lieux à travers trois exemples. Dans un premier temps, Josianne Cetlin de l’Institut Suisse Jeunesse et Médas-ISJM propose un aperçu de l’édition suisse romande du XIXe siècle à nos jours. Par cette synthèse, elle montre de façon très claire comment l’édition suisse romande a évolué vers une quête identitaire.

Tanguy Habrand nous fait découvrir quelques caractéristiques de l’édition pour la jeunesse en Belgique francophone. Le secteur de la jeunesse est un des secteurs les plus dynamiques de l’édition belge. En Belgique, il n’y a pas de culture du livre comme en France. Face à la concurrence française, les éditeurs belges se sont très vite tournés vers les secteurs délaissés par leurs confrères parisiens, vers les genres "mineurs". Mais l’édition pour la jeunesse en Belgique va connaître des bouleversements avec l’internationalisation des grands groupes et de nombreuses fusions et cessions.

Martin Doré de l’université de Sherbrooke s’intéresse quant à lui au marché de l’édition jeunesse au Québec. Dès les années 1970, des associations canadiennes ont cherché à faire avancer la littérature de jeunesse. De la même façon qu’en France, cette littérature s’est peu à peu légitimée par le biais de la presse, des critiques et de l’éducation. Cependant, la plupart des ouvrages publiés sont des traductions. L’édition québécoise souffre d’un manque de moyens. Les limites du développement du livre au Québec deviennent une invitation à se mondialiser.

La seconde partie nous propose un panorama sur la francophonie du Sud. Christophe Cassiau-Haurie aborde la question de la littérature et de l’édition jeunesse francophone dans le contexte multilingue mauricien. Sur le territoire de l’île Maurice, l’édition jeunesse est récente. La plus grande partie des publications est française ; c’est le cas également du best-seller Tikoulou. L’anglais, le créole et les langues indiennes sont les autres langues de publication. Les éditeurs privés publient de la littérature francophone et anglo-saxonne tandis que des associations ou des militants publient en langues indiennes. Par conséquent, la littérature francophone est celle qui permet de dépasser les barrières communautaires et sociales.

Abdallah Madarhri Alaoui de l’université de Rabat nous explique comment l’édition jeunesse francophone au Maroc se comporte face à la mondialisation. Les livres édités en France dominent le marché marocain. Même si certaines maisons sont très dynamiques, plusieurs facteurs peuvent expliquer le retard de l’édition jeunesse marocaine notamment la marginalisation de la culture par l’État et l’absence de politique du livre. Au Maroc, de nombreux livres sont publiés en auto-édition. Les productions locales intéressent peu les Marocains qui préfèrent les livres importés, des livres qui sont le reflet de la mondialisation et de ses idéaux.

Amande Reboul du lycée Saint-Exupéry de Ouagadougou s’intéresse à la question de l’édition pour la jeunesse en Afrique centrale. Celle-ci ne fait pas partie des priorités budgétaires des ministères de la Culture. L’Afrique centrale est pourtant un vivier de talents avec des artistes capables d’enrichir l’identité culturelle de l’Afrique. Une des plus grosses lacunes du marché du livre en Afrique vient de la faiblesse des réseaux de librairies. Un marché parallèle s’est même développé : les librairies "par terre". Autre élément important, le rapport très particulier à la lecture qui est souvent considéré comme un acte d’isolement, d’enfermement. Pour que l’édition jeunesse se développe en Afrique centrale, il reste encore de nombreux efforts à fournir : des politiques du livre doivent être mises en place et les différents acteurs de la chaîne du livre doivent apprendre à coopérer.

Emna Saidi aborde le sujet de l’édition jeunesse en Tunisie. Comme en Afrique centrale, il n’existe pas de réelle culture du livre. De plus, la littérature pour la jeunesse demeure un genre mineur dont se désintéresse critiques et chercheurs. En ce qui concerne la production, on compte vingt maisons qui produisent des livres pour la jeunesse. Sur ces vingt, quatorze éditent en français parmi lesquelles Cérès Éditions, Alif et les Éditions de la Méditerranée. Cependant, avec le recul de la maîtrise de la langue française, ce secteur est très fragile. D’autant plus que la plupart des auteurs pour la jeunesse ne maîtrise pas son lectorat et utilise une langue bien trop complexe pour des enfants en apprentissage.

Contrairement aux autres territoires, Haïti est plus avancé au niveau de la production de livres pour la jeunesse. En Haïti, la production locale ne remplace pas la littérature jeunesse classique mais s’ajoute à elle. Ici, comme partout ailleurs, les marchés européen et nord-américain dominent mais la grande créativité littéraire sur ce territoire permet la création d’un corpus littéraire qui répond aux besoins des enfants haïtiens.

Dans une troisième partie, trois auteurs s’intéressent aux sujets de l’écriture et de sa réception. Kodjo Attikpoé souligne le rôle important des auteurs et éditrices féminines en Afrique francophone. Ces dernières ont compris l’intérêt de la littérature pour la jeunesse. Certaines viennent du milieu de l’éducation, elles sont par conséquent très attentives au développement des enfants africains. D’autres mènent des combats parallèles pour défendre les droits de l’enfant. Les femmes produisent et éditent alors des ouvrages enrichissants. Malgré cela, les hommes ne s’impliquant pas dans cette littérature, celle-ci peine à trouver une légitimité.

Daniel Delbrassine de l’université de Liège nous fait quitter le sujet de la mondialisation et aborde le sujet de l’imperméabilité des territoires de la littérature adulte et jeunesse. Après avoir mené des enquêtes en 2000 et 2007, il démontre qu’il existe de nombreux mouvements de circulation entre les deux secteurs. De nombreux auteurs qui ont commencé en écrivant des romans pour la jeunesse publient désormais aussi dans des collections de littérature générale (circulation ascendante) tandis que d’autres, auteurs en littérature générale, publient dans des collections jeunesse (circulation descendante). Daniel Delbrassine met en avant plusieurs raisons. Tout d’abord, un auteur réputé en littérature générale qui publie pour une collection jeunesse lui donne une crédibilité (importation de capital symbolique). D’autre part, il remarque que souvent la littérature jeunesse sert de banc d’essai aux écrivains. Enfin, il conclut en affirmant que les auteurs conservent les mêmes thèmes et sujets lorsqu’ils passent d’un genre à l’autre. Ainsi, le roman pour adolescent semble influencer le roman pour adulte.

L’inverse existe aussi, comme en témoigne l’étude de Marie-Pier Luneau sur la chick lit au Québec, à travers l’exemple de la saga Le Journal d’Aurélie Laflamme de India Desjardins. La chick lit, des romans pour filles écrit par des filles, a intégré la littérature de jeunesse. Marie-Pier Luneau précise que la saga de India Desjardins contient très peu de désignations géographiques précises et également très peu d’allusions à la culture québécoise. Cela permet d’envisager la mondialisation de cette saga en permettant son universalité.

La quatrième partie est consacrée à l’étude de cas de quelques éditeurs. Stéphanie Danaux étudie le cas de l’éditeur Albert Lévesque. Il a voulu faire émerger une littérature québécoise dans les années 1920 alors que jusqu’à présent la littérature française pour la jeunesse dominait le marché. À l’époque, il a une vision moderne de l’édition. Il va notamment diviser sa production en catégories. Parmi ces catégories, on trouve des romans historiques illustrés. Suivant le modèle français, Lévesque va chercher à développer l’esprit patriotique à travers cette littérature. Conscient que les romans historiques étrangers ne suffisent pas aux enfants québécois, il propose des récits orientés vers des faits historiques à l’origine de la patrie. Albert Lévesque a donné à la littérature pour la jeunesse québécoise une véritable autonomie.

Rachel DeRoy-Ringuette s’intéresse à l’éditeur Soulières, au Québec. Cet éditeur se démarque par son appartenance à un axe culturel. En effet, Soulières privilégie ses coups de cœur en dépit de quelques risques financiers. Il place sa production dans la catégorie des cycles de production longs. De plus, Soulières est un éditeur "artisan" dans la mesure où il gère toute la chaîne du livre. Les thèmes qu’il choisit de publier ainsi que des présentations matérielles insolites sont des éléments qui lui permettent de se positionner sur le marché. Cependant, l’éditeur a évidemment des stratégies de vente et notamment pour développer sa visibilité en dehors du Québec en étant très présent sur les salons internationaux et en favorisant les ventes de droit. Conscient de l’emprise des grands groupes sur le marché, l’éditeur reste optimiste au sujet du marché québécois. En effet, la présence d’éditeurs "artisans" et favorisant le développement d’une identité nationale reste primordiale sur un territoire où domine la culture anglo-saxonne.

Suzanne Pouliot et Noëlle Sorin, à travers l’étude de deux maisons d’édition québécoises, arrivent à la conclusion que l’édition québécoise pour la jeunesse est dynamique grâce aux subventions gouvernementales. Ainsi, les éditeurs québécois peuvent exister malgré la concurrence franco-française et internationale. Grâce aux coéditions et à la vente de droits notamment, les deux maisons étudiées ont su se faire connaître. Michel Magniez de l’université de Picardie étudie la collection "Afrique en poche". Les éditeurs, grâce à leurs choix éditoriaux et à leurs stratégies, ont réussi à développer l’image de cette collection. Cependant, quelques maladresses dans la gestion de celle-ci  empêchent son rayonnement dans l’ensemble des pays francophones, ce qui est une entrave à la mondialisation et à la transmission des traits culturels identitaires à l’ensemble du monde.

La dernière partie est consacrée aux questions des ouvertures et des frontières. Dans un premier temps, le sujet de la littérature de jeunesse dans les établissements scolaires marocains est abordé. On découvre que la production est divisée en deux parties. D’un côté, une production classique bon marché, très peu travaillée, qui comporte des défauts physiques et des erreurs dues à l’absence de relecteurs. D’un autre côté, une production moderne, beaucoup moins abordable au niveau du prix, mais beaucoup plus soignée. Cette production-là est prise en charge par l’Éducation nationale. Cette division si prononcée de la production freine l’édition jeunesse au Maroc. D’autant plus qu’avec les nouvelles technologies de l’information, le livre peine à trouver sa place.

Marie-Joëlle Letourneur s’intéresse à l’édition bretonne. Au départ, la volonté des éditeurs jeunesse bretons est d’affirmer la langue et la culture régionales. Les éditeurs bretons reçoivent le soutien de l’État et de la région. Malgré cela, l’édition jeunesse bretonne est un secteur très fragile et très peu visible. Sur une production bretonne annuelle de 1 500 titres, seuls 100 titres sont des ouvrages pour la jeunesse. Les nouvelles maisons d’édition bretonnes semblent alors abandonner l’aspect militant en publiant des ouvrages ludiques, pédagogiques, sans aborder le sujet de la Bretagne.

L’universitaire Françoise Nicol s’interroge sur les livres d’artistes pour la jeunesse. Après enquête, elle démontre que peu de spécialistes intègrent le critère de livre d’artiste à la littérature jeunesse. Pourtant, des éditeurs ont donné carte blanche à des artistes au sein de leurs collections jeunesse. La présence de ces livres est pourtant très marginale, ce qui est dommage quand on considère leur caractère universel.

Pour conclure, cette étude montre combien la situation de l’édition jeunesse dans les pays francophones est fragile. La concurrence du cousin français, l’image très fortement symbolique des éditeurs parisiens et l’influence anglo-saxonne laissent peu de place au développement d’une culture locale et régionale. En abordant la question de la production mais aussi de la position des éditeurs et des auteurs, ce livre permet un large panorama de la question. Cependant, certaines études s’éloignent du sujet malgré leur grand intérêt. La question du livre d’artiste ainsi que la question des circulations des auteurs entre littérature générale et littérature jeunesse n’apportent pas tellement de réponses à la problématique initiale, à savoir le positionnement des éditions pour la jeunesse dans les pays francophones face à la mondialisation