Le 26 février 2010, la Cour Constitutionnelle déclare inconstitutionnel le projet de réélection présidentielle. Ainsi s’ouvre en Colombie la campagne vers la présidence, jusque-là gelée par la possibilité d’un troisième mandat d’Alvaro Uribe V. (AUV). On prédit une campagne de courte durée, censée plébisciter les acquis de la Sécurité Démocratique (SD), programme phare de l’administration d’AUV. Contre toute attente, la candidature de l’ex-maire de Bogotá, Antanas Mockus, réussit à déplacer le débat vers des préoccupations autres que la lutte contre les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC). Il est alors question du respect de la loi, de la lutte contre la corruption et les vices dans l’exercice de la politique. Ce discours semble avoir percé dans l’opinion publique, au point que les analystes ont pu parler d’une Ola Verde et prévoir une victoire de Mockus au ballotage. Erronés ou instrumentalisés pour légitimer l’exercice démocratique, les sondages se sont trompés. Juan M. Santos (JMS), candidat du principal parti uribiste (Partido de Unidad Nacional), manque de peu la victoire de l’élection au premier tour (47 % des voix) et la gagne avec 69 % des voix au deuxième tour. La vague verte réunit une somme non négligeable de 3,5 millions de voix. La gauche (Polo Democrático) obtient 10 % de voix, un score deux fois moins important qu’en 2006. Face à cette victoire écrasante, peut-on pour autant considérer l’élection de JMS comme légitime ?

 

Sans obtenir l’unanimité, la continuité du projet uribiste a dominé les termes du débat et influencé le choix des électeurs, ce qui a permis à JMS d’obtenir le score historique pour une élection présidentielle de plus de 9 millions de voix. Cependant son élection a été entachée d’abord par des accusations pointant l’utilisation des programmes d’assistance sociale à des fins électorales. Des réunions convoquant les bénéficiaires des subventions publiques se seraient transformées en meetings politiques en faveur de JMS, accusant à tort Mockus de vouloir mettre fin à ces allocations   . D’autre part, au moins 1 million de voix du parti PIN (Partido de Integración Nacional), considérés par l’opinion publique comme les héritiers de la para-política, ont alimenté son score final   . Enfin, l’abstention ayant atteint 55 %, le président a été élu avec les voix d’un tiers des inscrits sur les listes électorales. Pour autant, JMS commence son mandat avec un semblant de soutien généralisé, d’autant qu’il a octroyé des postes clefs à des personnalités de différents partis, créant un "gouvernement d’Unité Nationale", et que la coalition uribiste contrôle plus de 80 % du Parlement. Cette large majorité devrait lui suffire pour faire approuver la plupart des ses projets.

 

Quels défis le nouveau président doit-il relever ? Ils plongent leurs racines dans les échecs d’AUV. Les statistiques officielles et les médias pro-gouvernementaux vantent une action positive : la fin de la guerre serait proche et la croissance économique assurée. Mais une analyse critique, qui gagne du terrain, dévoile pourtant un héritage sombre.


En premier lieu, les réalisations de la SD, qui consiste officiellement en "une politique de récupération des libertés publiques, transgressés par l’action terroriste des groupes armées hors la loi" et un exercice de "légitime défense de la démocratie"   ), font l’objet de controverses. Si l’Etat semble avoir augmenté sa capacité de contrôle sur les acteurs armés, le monopole de la violence reste relatif. Les FARC semblent avoir perdu leur capacité de nuisance. En raison des morts sur le front, captures et désertions, elles compteraient aujourd’hui 8000 combattants, contre plus de 16000 dix ans auparavant. Les groupes paramilitaires d’extrême droite (Autodefensas Unidas de Colombia) ont été officiellement désintégrés, suite à la Loi de Justice et Paix de 2003, qui a permis la démobilisation de plus de 30000 hommes. La réduction des actions violentes a créé un sentiment de sécurité, malgré l’absence de solution réelle au conflit armé   .

La négation des origines sociales et politiques de la guerre et sa réduction à une menace terroriste ont conduit à privilégier la voie militaire, avec un renforcement de la capacité opérationnelle et de renseignement de l’armée. L’Etat colombien est ainsi devenu un appareil répressif avec une force publique qui compte près de 500 000 hommes (police et armée incluses), soit un fonctionnaire sur deux, avec une dépense militaire de 3.7 % du PIB, la plus élevée de la sous-région   . Cependant, d’autres moyens moins orthodoxes ont été mobilisés. Les "faux positifs" sont un euphémisme utilisé pour se référer à des crimes d’Etat orchestrés par l’armée qui, dans la course aux résultats, faisait disparaître et assassinait des jeunes de quartiers défavorisés et les faisaient passer pour des guérilleros abattus au combat. Plus de 1700 cas ont été répertoriés, auxquels il faudrait ajouter les 2000 cadavres découverts dans une fosse commune trouvée près d’une base militaire dans la région de la Macarena   . La violation de l’Etat de droit par les services de renseignement (Departamento Administrativo de Seguridad) s’est traduite par la mise sur écoute de magistrats, de journalistes et d’autres personnages publics, et par des actions visant à décrédibiliser des personnalités et des mouvements sociaux opposés au gouvernement   .

Au final, ces agissements menacent l’exercice de la démocratie. Malgré les coûts en termes humains, financiers, et institutionnels les résultats sont décevants. La guérilla, affaiblie, est loin d’être vaincue. Une étude sur le conflit armée de la Corporación Nuevo Arcoiris, conclut qu’après 7 ans de SD, les FARC maintiennent une forte capacité armée qui s’est retirée vers d’autres régions, déplaçant ainsi le conflit vers des zones jusque-là faiblement affectées. La SD s’essouffle, et les groupes armés illégaux sont encore présents dans plus de la moitié des 1090 municipalités du pays. L’investissement nécessaire pour la victoire finale représenterait un effort financier colossal qui se heurte à un déficit public de 4.4 % du PIB   . Le gouvernement de JMS ne pourra pas capitaliser de manière durable sur des opérations spectaculaires comme l’exécution de Raul Reyes, numéro 2 des FARC, ou la libération d’Ingrid Betancourt, dont le gouvernement d’AUV a su tirer profit médiatiquement. Des efforts supplémentaires et une approche différente du conflit seront nécessaires pour relever le défi que constituent les groupes d’extrême gauche toujours actifs, la démobilisation des paramilitaires remplacés par des nouvelles bandes criminelles, et l’obligation de garantir la vérité et la réparation des victimes de la guerre ainsi que des 2,5 millions de nouveaux déplacés   . Lourdes tâches, d’autant plus que JMS compte consolider les "acquis" de la SD, au risque d’approfondir ces multiples tensions.

 

Deuxièmement, l’horizon économique et social du pays reste obscur. Les statistiques officielles témoignent d’une économie en plein essor. La croissance annuelle moyenne du PIB a été de 4.5 % entre 2004 et 2009, la plus élevée de la région, après le Pérou. Le modèle uribiste présuppose que l’amélioration du climat sécuritaire devrait se traduire par une impulsion des investissements, suivie d’une forte croissance permettant de réduire la pauvreté et les inégalités. Créer un climat de confiance pour les investisseurs a été une des priorités du gouvernement sortant, à travers le contrôle militaire des principales villes, des zones de production et des voies de communication, mais aussi grâce à de généreuses exonérations fiscales, la création de zones franches, la flexibilisation du droit du travail et une grande permissivité en matière environnementale   . L’investissement est ainsi devenu un des principaux moteurs de la croissance, passant de 15 % du PIB en 2000 à près de 26 % en 2008. L’accroissement des investissements étrangers a été également important, passant de 1500 millions en 1999 à 10600 millions de dollars en 2008   .

Toutefois, les revers des mesures de protection des investissements conduisent à remettre en cause les bénéfices des nombreuses prérogatives octroyées au capital. S’il est vrai que les flux de capitaux ont augmenté, les montants financiers qui sortent du pays sous forme de royalties et rapatriement de dividendes sont également importants : 92 % de l’IDE en 2008 et 68 % en 2009   . Ces sommes, équivalentes à environ 5 % du PIB, ne sont pas réinvesties dans le pays mais transférées aux maisons-mère à l’étranger. De plus, ces investissements ne font qu’approfondir un modèle économique qui s’appuie davantage sur les ressources naturelles et les finances au détriment d’activités productives génératrices de valeur ajoutée et d’emploi. En 2009, 77 % (contre 49 % en 2008) de l’IDE avait pour destination le secteur pétrolier et minier, alors que les manufactures ne représentaient que 7.5 % des IDE (contre 16 % en 2008).

 

La Colombie, qui avait réussi à développer une base industrielle jusqu’aux années 1970, retourne ainsi à un schéma d’extraction, de transformation et d’exportation de matières premières. Ainsi, la création d’emploi de qualité et en quantité est entravée, d’où un taux de chômage de plus de 12 % (le plus élevé de la région), couplé à des taux d’informalité de plus de 57 % et de sous-emploi de 30 % de l’emploi total. La diminution de la pauvreté et des inégalités est le troisième échec de l’administration sortante.

 

Malgré la croissance récente et l’apparente prospérité, la richesse est restée concentrée dans quelques mains, créant une situation sociale insoutenable. La Colombie est championne des inégalités avec un coefficient de Gini de 0.58, et 10 % des plus riches concentrent 46 % du revenu national. Une économie qui ne crée pas d’emploi, qui s’appuie sur une main-d’œuvre flexible et qui privilégie la rentabilité du capital a comme contrepartie l’appauvrissement de la main-d’œuvre. La part du revenu du travail dans la valeur ajoutée est passée de 40 % en moyenne entre les années 1970-1990 à 35 % dans la décennie 2000. Quant à la pauvreté, elle affecte plus de 20 millions de Colombiens (45,5 %) et l’extrême pauvreté plus de 7 millions (16.4 %) d’entre eux   . Une famille de quatre personnes requiert 2,5 salaires minimum pour satisfaire ses besoins de base alors que 30 % de travailleurs gagnent moins d’un salaire minimum   . Avec près de 2,5 millions de bénéficiaires de Familias en Acción, et un taux de couverture de 85 % dans le cas de l’assurance maladie, le gouvernement se targue d’avoir réalisé une transformation bénéfique de la politique sociale   . Cependant, ces programmes sont de nature purement assistantielle, financièrement coûteux et leur capacité à sortir durablement les personnes de la pauvreté reste à prouver   . Par contre, aucune réelle redistribution du revenu entre riches et pauvres, entre villes et campagnes et entre capital et travail n’a eu lieu.

 

Dans son discours d’investiture du 7 août dernier, JMS, un des meilleurs représentants de l’oligarchie colombienne, s’est présenté en réformateur soucieux d’apporter la Prospérité Démocratique au plus grand nombre. Malgré la continuité affichée de la SD, il semble vouloir se détacher de son prédécesseur en ouvrant le dialogue avec les groupes armés, en menant à bien une réforme agraire censée restituer les terres usurpées aux paysans, en rétablissant le dialogue direct avec le Venezuela et l’Equateur, et en se faisant l’artisan de la décentralisation et du respect de l’Etat de droit. Reste à savoir si JMS mettra son capital politique au service de tous les Colombiens en introduisant des transformations structurelles, ou s’il ne fera que reproduire le système fortement inégalitaire laissé en héritage par huit ans d’uribisme