Un petit livre qui retrace pourtant de manière très complète toute l’histoire de la Grèce. Un bon instrument de travail pour les étudiants et les non-spécialistes.
 

Une Chronologie de la Grèce antique peut a priori sembler un peu superflue : elle porte en effet sur une période déjà bien étudiée et sur laquelle il semble difficile d’émettre des thèses révolutionnaires. Mais l’ouvrage de Paulin Ismard nous rappelle qu’en histoire on n’a jamais tout dit, et cela pas seulement en raison de la spécificité de l’histoire ancienne, qui, basée sur des sources souvent fragmentaires, se trouve fréquemment dans l’incapacité de dater précisément les événements qu’elle évoque. Plus profondément encore, travailler sur la Grèce ancienne implique de devoir se confronter à une conception du temps radicalement différente de la nôtre. Dans sa très intéressante introduction, l’auteur rappelle ainsi que notre manière de situer les événements à l’aide d’une datation objective "est le produit de la physique newtonienne et de sa conception d’un "temps absolu, universel, qui préside à l’ordre des choses"   . Or une telle conception est totalement étrangère à l’univers antique et a fortiori à celui de la Grèce qui ne dispose pas d’une tradition semblable à l’annalistique romaine. L’année ne constitue pas l’unité chronologique de base : ainsi, les deux principaux historiens grecs, Hérodote et Thucydide, datent les événements respectivement par les générations et les saisons. De plus, les systèmes de datation des différentes cités ne s’accordent pas toujours entre eux. Or, Paulin Ismard se montre très soucieux de corriger l’athénocentrisme de nos sources et de couvrir l’ensemble du monde grec, y compris les colonies aussi bien de Grande Grèce (c’est-à-dire d’Italie du Sud) que d’Asie mineure. On ne peut à cet égard que reconnaître et saluer la rigueur du travail d’harmonisation des différentes datations et données auquel il s’est livré.

 

Datations anciennes et modernes

 

L’ouvrage couvre une période considérable, de la fin de l’âge du Bronze, soit 1150 avant notre ère, jusqu’à la fin de l’autonomie de la Grèce et au début de l’hégémonie romaine, en 80 avant notre ère. Cette longue période est divisée en huit parties, chacune précédée d’une introduction très éclairante, qui recoupent plus ou moins le découpage par siècle, comme le précise l’auteur lui-même. On souhaiterait d’ailleurs à ce propos une explication : pourquoi la notion de siècle "constitue l’horizon implicite du découpage historique du temps" et "semble souvent constituer une catégorie a priori de l’entendement historique"    ? Mais ce découpage reprend les principales charnières établies dans l’histoire grecque, telles qu’on peut les voir notamment dans l’ouvrage de François Lefèvre, Histoire du monde grec antique    .

 

La première partie, "Aux origines de la Grèce archaïque", couvre la période 1150-800, c’est-à-dire ce que l’on appelle couramment les "siècles obscurs", selon l’expression créée en 1907 par l’historien britannique Gilbert Murray. Elle s’ouvre sur une brutale raréfaction des sources archéologiques, indice de la destruction de nombreux sites ainsi que de l’essor du pastoralisme. L’auteur nous met en garde contre l’idée de déclin généralement associée à cette période, en soulignant l’essor du commerce maritime à partir des années 850, avec notamment la fondation des premiers emporia (comptoirs commerciaux) phéniciens en Egée, tels Chypre ou Rhodes. La période s’achève avec l’attestation de l’existence de l’alphabet grec constitué, ce que prouve l’apparition vers 800 dans le Latium "des premières inscriptions rédigées dans un alphabet copié sur le grec"   ; cette dernière expression n’est cependant pas des plus claires et demanderait quelques éclaircissements.

 

De 800 à 500 environ, naît et se développe une forme politique originale propre à la Grèce : la cité (polis). L’auteur distingue la période de "naissance et [d’] expansion de la cité" (800-625) du "long VIe siècle" (625-500) marqué par les "crises et [les] innovations de la cité archaïque". L’auteur rappelle en effet comment l’historiographie, depuis le livre de Fustel de Coulanges La Cité antique (1864), s’est attachée à expliquer l’apparition et le développement de cette structure politique originale qu’est la cité, caractérisée par la conjonction de plusieurs facteurs. La progression de l’urbanisation, due à un considérable accroissement de la population et accompagnée d’une sédentarisation de l’agriculture, est bien sûr fondamentale. Mais le développement des cultes héroïques (c’est-à-dire ayant pour objet non des dieux mais des demi-dieux ou des hommes divinisés, souvent des fondateurs de villes) entre 800 et 650 constitue également "pour les communautés locales [un] moyen de s’approprier un territoire, en se fabriquant un passé"   . Si la diffusion des poèmes épiques, et notamment des épopées homériques dont le texte est fixé vers 750-700, a soutenu l’essor de ces cultes, la période voit aussi la fixation d’autres genres littéraires, comme la poésie didactique illustrée par la Théogonie et Les Travaux et les Jours d’Hésiode vers 700, ou l’élégie, genre au départ politique et guerrier où s’illustrent Callinos d’Ephèse et Tyrtée à Sparte, vers 650–640.

La "réforme hoplitique" accomplie entre 725 et 650 et appliquée vraisemblablement pour la première fois à la bataille d’Hysiai en 669–668, est également importante. Cette "nouvelle forme de combat reposant sur la solidarité et la discipline au sein de la phalange"   pourrait avoir contribué en effet à élargir le corps civique. Enfin, le phénomène colonial, ouvrant la voie à l’essor du grand commerce en Méditerranée, donne lieu à "certaines des innovations les plus marquantes du monde grec"   , comme l’apparition des premières agorai (espaces publics) vers 725 – 700 à Mégara Hybléa, en Sicile.

 

Siècles et périodes

 

Le VIe siècle est marqué par des innovations considérables. Sur le plan politique, l’expérience de la tyrannie dans de nombreuses cités ébranle le pouvoir des oligarchies traditionnelles. La plus connue est celle de Pisistrate à Athènes, de 547 à sa mort en 528-27. Elle précède la réforme de Clisthène en 508-507 qui réorganise et élargit le corps civique en 40 tribus, et succède aux importantes réformes de Solon en 594-93, qui marquent "l’avènement de rapports sociaux régulés par le droit"   , notamment par la seisachteia, "levée du fardeau", c’est-à-dire l’abolition de l’esclavage pour dettes rendu inutile par d’autres innovations économiques. Les années 600-575 voient en effet la naissance de l’esclavage-marchandise. Les premières monnaies apparaissent également vers 625-600 en Ionie et Lydie (Asie mineure) mais leur usage ne se généralise qu’au Ve siècle. Des travaux astronomiques et mathématiques de Thalès de Milet vers 580 à ceux d’Héraclite d’Ephèse actif vers 520, en passant par ceux d’Aristarque de Milet et de Pythagore de Samos, le VIe siècle constitue également une étape importante dans le développement de la science à l’échelle du monde grec dans son ensemble. En 572, à partir des premiers concours Isthmiques de Corinthe, les quatre concours panhelléniques (avec les Jeux Olympiques célébrés à Olympie fondés en 776 ou 704, Pythiques de Delphes, Néméens à Némée en Argolide) sont désormais fondés, marquant ainsi l’apparition d’une culture commune spécifique à la Grèce.

 

En revanche le Ve siècle est souvent défini comme le "siècle athénien". Paulin Ismard se démarque délibérément de cette "idéalisation" basée sur l’athénocentrisme de nos sources qui "prolonge d’ailleurs le discours d’une cité qui s’est elle-même voulue "l’école de la Grèce"   . Ce rayonnement volontaire est dû à la conjonction de deux phénomènes : "l’essor de la démocratie" et "l’affirmation de l’impérialisme, dont Périclès [stratège à Athènes de 443 à 430] devait se faire le véritable théoricien"   . Cependant, ce n’est pas lui qui l’initie ; après la grave défaite perse à la bataille de Salamine en 480, qui clôt la seconde guerre médique et fonde la prépondérance d’Athènes grâce au rôle central joué par son stratège Thémistocle, la formation en 478-477 de la ligue de Délos marque le début de la politique impérialiste. Les cités alliées doivent en effet payer un lourd tribut à Athènes, ce qui permettra notamment d’instituer en 451 le misthos, somme rémunérant la participation au tribunal de l’Héliée qui "offre une véritable assise économique au fonctionnement de la démocratie athénienne"   . Si une telle politique permet une floraison artistique sans précédent (avec notamment l’édification du Parthénon sur l’Acropole d’Athènes à partir de 447 et les oeuvres des trois grands tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide), elle génère à l’extérieur une hostilité croissante qui prend forme en 431 avec la guerre du Péloponnèse opposant Sparte à Athènes avec leurs alliés respectifs. Elle s’achève en 404 lorsqu’Athènes assiégée se rend, après de nombreux retournements où se distinguent surtout les deux noms d’Alcibiade, neveu de Périclès et stratège lors de l’expédition de Sicile en 415-413 qui s’achève par un désastre pour Athènes, et de Lysandre, navarque (c’est-à-dire commandant de la flotte) spartiate qui anéantit la flotte athénienne lors de la bataille d’Aigos Potamoi en 405. Ces troubles conduisent à un renversement provisoire de la démocratie à Athènes en 404-403, la tyrannie des Trente, mais "les acquis du régime démocratique faisaient désormais l’objet d’un certain consensus"   .

 

De la démocratie à Alexandre

 

Paulin Ismard souligne en effet que le IVe siècle n’est pas à considérer comme une période de décadence. Il est vrai que ni Sparte, ni Athènes, ni Thèbes ne parviennent à imposer une hégémonie durable. La victoire thébaine à Leuctres en 371 marque la fin de l’hégémonie spartiate, puis la mort du général thébain Epaminondas à Mantinée en 362 signe celle de l’hégémonie thébaine. La période marque le retour de l’intervention de puissances extérieures dans les affaires grecques : la Perse avec la paix d’Antalcidas en 386, mais surtout la Macédoine. Roi de Macédoine depuis 359, Philippe II est désigné comme hègémôn (guide) des Grecs après sa victoire sur les troupes athéniennes et thébaines à Chéronée en 338. Mais l’auteur souligne que "la défaite de Chéronée ne fut pas vécue comme irréversible"   , contrairement à celle d’Amorgos en 322, juste après la mort du fils et successeur de Philippe, le conquérant Alexandre.

Ces remous politiques s’accompagnent d’un approfondissement de la pensée, tant philosophique avec la création de l’Académie de Platon en 387 puis du Lycée d’Aristote en 335, que juridique et économique avec l’écriture des Poroi (Sur les revenus) de Xénophon en 355 et l’instauration des dikai emporiai en 350, qui permettent aux métèques et aux étrangers de déposer une plainte pour une affaire commerciale. A compter de la bataille d’Amorgos commence ce que l’on appelle depuis l’Histoire d’Alexandre le Grand de Gustav Droysen parue en 1833 l’époque "hellénistique", qui s’achève avec les premières interventions romaines en 229. Une nouvelle fois, Paulin Ismard refuse d’entériner ce qu’il considère comme un cliché, insistant sur le fait que la période se caractérise moins par une aspiration à l’unification que par les affrontements entre les généraux d’Alexandre puis leurs descendants pour la maîtrise de l’empire, ainsi que par un intérêt nouveau pour les "sagesses barbares"   .

 

Ainsi, la ville d’Alexandrie en Egypte devient l’un des principaux centres culturels et intellectuels du monde grec à partir de la fondation en 290 du Musée (sanctuaire des Muses) et de la Bibliothèque par le souverain Ptolémée Ier. Une poésie particulièrement érudite et raffinée se développe, avec les oeuvres d’Apollonios de Rhodes, de Callimaque et de Théocrite rédigées autour de 250, tandis que des écoles philosophiques naissent (scepticisme en 320, stoïcisme en 301, épicurisme en 306) et qu’Euclide qui publie les Eléments en 290 ou Archimède de Syracuse (287-212) s’illustrent dans le domaine de la science. Sur le plan politique, à partir des deux guerres des diadoques (les "successeurs", soit les généraux d’Alexandre) en 321 et 319, s’opère progressivement un partage de l’empire du conquérant macédonien : les Lagides (descendants de Ptolémée) occupent l’Egypte et Chypre, les Antigonides la Macédoine, les Attalides (héritiers de Lysimaque, puis d’Attale à partir de 260) l’Asie mineure et la Thrace, les Séleucides issus de Séleucos l’Asie. La bataille d’Ipsos en 301 entérine ce partage, ainsi que la paix signée en 278 entre le séleucide Antiochos et le roi de Macédoine Antigone Gonatas, qui marque la reconnaissance tacite d’un partage Europe/Asie. L’exemple de Ptolémée auto-proclamé roi en 305 et immédiatement suivi par les autres généraux ne réduit pas pour autant à néant le rôle des cités, et s’accompagne même d’une importance nouvelle prise par les ethnai (peuples) comme le montre le rôle décisif des Etoliens, "puissance de première importance dans la Grèce du IIIe siècle"   , dans la victoire contre les Gaulois en 280.

 

L’importance de l’époque hellénistique

 

Si l’influence romaine, notamment dans les échanges commerciaux, se fait sentir dès le début de l’époque hellénistique, "la première intervention directe de Rome dans les affaires grecques"   est le traité d’alliance conclu en 212 avec les Etoliens contre Philippe V de Macédoine allié à Hannibal. Le conflit a pour objet l’Illyrie, occasion d’une première victoire romaine en 229. A compter de cette date, la période est marquée par l’affirmation progressive de l’impérialisme romain, qui se double cependant d’un sentiment d’infériorité des élites romaines envers la richesse de la culture grecque. Ainsi, dès 194, après la victoire des Romains sur la Macédoine en 197, le proconsul Flaminius emporte au cours du retrait de ses légions de nombreuses oeuvres d’art, opération répétée en 146 après le sac de Corinthe qui met fin au soulèvement des Achéens, puis en 87 par Sylla après son siège victorieux d’Athènes alliée au roi du Pont Mithridate. Les royaumes hellénistiques sont peu à peu démantelés : en 188, la paix d’Apamée marque le démembrement de l’empire séleucide ; en 168, la victoire écrasante de Paul-Emile à Pydna met fin au royaume macédonien ; et le testament d’Attale III en 133 léguant son royaume à Rome amène la transformation de l’empire attalide en province d’Asie. Si les Lagides restent au pouvoir en Egypte jusqu’à la défaite de Cléopâtre VII à Actium en 31, Paulin Ismard choisit précisément de ne pas suivre les historiens qui prennent habituellement ce repère, considérant que l’influence de Rome sur la dynastie lagide est déterminante dès la difficile accession au trône de Ptolémée XII en 80. Aussi "à l’échelle du monde grec, les années 80 doivent être privilégiées" pour marquer la fin de l’époque hellénistique.

 

Ce choix, principale originalité de cette Chronologie, pourrait être davantage justifié : ainsi l’ouvrage aurait sans doute gagné à comporter une conclusion, afin de mieux montrer la féconde postérité de "la culture de la cité-Etat qui servait de fondement à un monde pensant son unité avant tout comme culturelle"   . Mais l’ouvrage de Paulin Ismard, en procédant par de courts rappels historiographiques utiles et en insistant, à la suite des travaux d’E. Will, sur la richesse méconnue de la période hellénistique, parvient à maintenir l’équilibre délicat entre la pure chronologie événementielle et la réflexion historique