A la fois biographie, ouvrage d'histoire sociale, de théorie politique ou de philosophie, Réconcilier marxisme et démocratie de David Muhlmann présente une réflexion sur la vie et la pensée de Rosa Luxemburg.
Voici un objet livresque qui échappe à la plupart des catégories couramment admises, pouvant être lu à la fois comme biographie, ouvrage d'histoire sociale, de théorie politique ou de philosophie. L'ouvrage de David Muhlmann Réconcilier marxisme et démocratie porte un titre trompeur car il pourrait laisser croire que son objet est uniquement théorique et abstrait alors que, bien au contraire, il s'agit d’une réflexion à plusieurs voix autour d'une pensée et d'une vie qui ne font désormais plus qu'une, celles de Rosa Luxemburg.
Il faut d'abord souligner qu'un des mérites principaux de ce livre est précisément son absence presque totale de romantisme et de lyrisme sur un sujet qui se prête tant aux élans de l'hagiographie. On échappera donc ici aux tentatives de canonisation rouge pour demeurer au plus près de l'action et de la pensée d'une grande théoricienne marxiste de la politique. Loin de la célébration solennelle et du folklore révolutionnaire, l'auteur a respecté son sujet en le prenant tout simplement au sérieux. En aménageant un subtil équilibre entre biographie et théorie, David Muhlmann ne cherche jamais à passer pour l'historien qu'il n'est pas et parvient ainsi à livrer une synthèse claire des enjeux et des évènements qui ont eu un impact sur le mouvement ouvrier naissant en Allemagne.
Il réussit également, grâce à une connaissance profonde de la théorie marxiste et de son histoire, à situer la pensée de Rosa Luxemburg dans les débats de son temps en en soulignant les résonances contemporaines.
On se situe donc aux antipodes de l'ouvrage facile et opportuniste mais bien dans une tentative honnête et souvent brillante, d'une densité intellectuelle certaine. L'habile synthèse de David Muhlmann restitue les caractéristiques d'une pensée qui se voulait non pas "totalisante" mais bien "pensée de la totalité", depuis les luttes sociales concrètes jusqu'aux mouvements de masse en passant par les rapports internationaux et la culmination du capitalisme dans un système impérialiste.
La très bonne connaissance par l'auteur de la teneur et de la nature des enjeux permet à la fois une réflexion stimulante sur les possibilités de renouveau de la pensée marxiste et livre aussi à ceux qui ne partagent pas ses vues un intéressant témoignage des mutations profondes de cette pensée. En particulier, l'ouvrage développe une lecture historique nouvelle, qui s'inscrit dans un processus de démythologisation des pères fondateurs et en particulier de critique du léninisme.
Il s'agit de montrer les apports théoriques mais aussi les actes politiques qui ont permis à Rosa Luxemburg de se poser comme une figure de référence de la sphère marxiste et une des possibles figures de proue d'un marxisme hétérodoxe qui intègre le pluralisme et la démocratie dans son horizon de pensée. En effet, le nom de Rosa Luxemburg et sa célébration comme symbole de la femme révolutionnaire accomplie sont inversement proportionnels à la justice rendue à sa production intellectuelle et théorique. Il faut dire que derrière la louange apparente qui lui est régulièrement adressée et la rhétorique du romantisme révolutionnaire, les positions réelles de Rosa Luxemburg ne sauraient satisfaire à aucune des lectures classiquement reconnues des diverses familles de pensée du marxisme.
Tantôt réduite au silence par l'orthodoxie stalinienne en raison de son opposition très acerbe à l'URSS dès sa création, tantôt étouffée par une orthodoxie trotskyste qui supportait difficilement la remise en cause très profonde du modèle léniniste d'organisation des masses par le parti et s'agaçait de la dimension spontanéiste du discours luxembourgiste, l'œuvre de "Rosa la rouge" n'aurait en fait jamais vraiment été lue en France.
Certes, ce livre n'a pas pour ambition de se substituer à un travail biographique comparable à celui de Pierre Broué sur Trosky qui demeure à faire, mais de tenter de fournir aux tenants du courant de pensée marxiste des outils de renouvellement et surtout de puiser en Luxemburg des possibilités d'interpréter le passé historique des régimes dits "ouvriers" en dehors de la catégorie du totalitarisme et d'appréhender le futur en redéfinissant les axes d'une radicalité nouvelle. Pour autant, il semble intéressant pour toutes les sensibilités de gauche de relire les textes de Rosa Luxemburg car, de ses positions spontanéistes à sa critique de l'Etat en passant par son internationalisme fondamental, elle peut également permettre une critique de la persistance de l'influence léniniste au sein de la gauche française dans toutes ses composantes.
La révision du livre par Miguel Abensour, spécialiste français reconnu de la théorie critique de l'Ecole de Francfort autant que le choix des intervenants pour la plupart prestigieux comme Michael Löwy, Toni Negri ou Daniel Bensaïd témoigne de la volonté de l'auteur de se situer "ailleurs". Il faut à ce titre souligner que la forme de l'essai suivi d'entretiens avec des penseurs marxistes comme Daniel Bensaïd, Toni Negri, est à la fois originale et particulièrement agréable, rendant très vivante la réflexion engagée.
On peut retenir de cet ouvrage plusieurs enseignements d'importance quant aux redéfinitions théoriques et surtout des ruptures profondes avec la tradition d'interprétation historique du mythe octobriste. Il semble désormais de plus en plus prégnant pour les néo-marxistes de ne plus dépendre du mythe léniniste. A ce titre, la lucidité de longue date de Luxemburg sur l'homme Lénine, sur ses théories et sa pratique politique, intervient comme une caution qui permet d'engager une remise en cause de la structure léniniste sur les deux axes suivants :
Le premier est d'en finir avec l'événement Octobre comme paradigme de la révolution marxiste. L'évènement historique "Octobre" dans son mode de réalisation, dans ses présupposés théoriques, n'est plus au centre de la démarche révolutionnaire que nous présentent ces marxistes hétérodoxes. La liquidation discrète de l'historicisme et de la théorie de la coupure stalinienne d'avec une révolution antérieurement bonne mais ultérieurement corrompue n'est plus conservée mais laisse la place à une critique du régime soviétique ab initio qui va de pair avec une mise en cause des antitotalitarismes de droite et de gauche. Cette évolution s'accompagne d'une tentative d'imaginer de nouveaux mécanismes révolutionnaires et surtout de fonder l'inévitable conciliation du pluralisme démocratique avec la méthode révolutionnaire.
Cette démarche n'est pas, on le constate lors des diverses interviews, sans poser des problèmes interprétatifs difficiles à résoudre et nécessite de respecter un périlleux équilibre. Si Daniel Bensaïd souligne le soutien révolutionnaire de Rosa Luxemburg à Octobre en tant qu'événement projetant sur la scène de l'histoire un mode particulier de révolution, il convient parfaitement de l'importante appréciation critique portée par Rosa Luxemburg sur un Etat soviétique bureaucratisé. Michael Löwy, pour sa part, défend plutôt la thèse d'une certaine reconnaissance d'Octobre en tant que fulgurance révolutionnaire et tend à minimiser la dimension critique de la lecture Luxembourgiste.
David Muhlmann soutient l'idée selon laquelle la critique luxembourgiste survient dès la mise en place du régime et ne laisse aucune place à un soutien, même momentané. L'URSS se serait condamnée à l'impasse ab initio. Impasse quant à la politique agraire, tout d' abord, le mode de redistribution des terres portant en lui les violences de la dékoulakisation future en créant une nouvelle classe sociale possédante ; impasse de la bureaucratie d'Etat également. Luxemburg est une des premières à gauche à souligner les pouvoirs exorbitants de la Tcheka, la nouvelle police politique qui se met en place, sinistre ancêtre du NKVD et du KGB, impasse enfin dans la politique des nationalités, qui trahit l'esprit internationaliste du socialisme.
Pour Luxemburg, autant d'erreurs cumulées qui condamnent l'URSS à une rapide trahison des idéaux révolutionnaires et à l'échec : ces positions constituent certainement le geste fondateur d'une critique de gauche de l'appareil bolchevique qui fleurira ultérieurement.
Un deuxième point ressort également comme trace de la tentative de liquidation de l'héritage léniniste, celui du modèle de rapport entre l'organisation révolutionnaire et la classe ouvrière qui était conçu sur le mode bien connu de l'avant-garde éclairée, le parti étant l'expression de la conscience de classe et organisant politiquement la tactique révolutionnaire. Rosa Luxemburg procède par rapport à ce schéma à une considérable modification dans le sens du spontanéisme et intériorise au sein des rapports entre l'organisation et la classe ouvrière une dialectique. Ainsi si le premier moteur révolutionnaire est bien la prise de conscience spontanée par les masses, l'organisation politique ouvrière doit la suivre et collaborer à la mise en forme des revendications sans se substituer aux masses. Le rôle du parti n'est alors ni celui d'une simple courroie de transmission ni celui d'un guide éclairé mais une forme intermédiaire, qui organise le discours et la tactique des masses dans un sens révolutionnaire.
Le modèle luxembourgiste présente donc une première forme de rupture également avec la conception classique de la dialectique hegeliano-marxiste car celle-ci n'est plus véritablement la clef de lecture choisie. D'ailleurs cette forme dialectique intéresse peu Rosa Luxemburg, ce que souligne Toni Negri. Pour lui, Luxemburg permet de sortir d'une vision de la dialectique dépassée. Negri se positionne de ce point de vue en disciple d'Althusser, considérant la nécessité de dépasser cette vision orthodoxe et rationnelle de l'histoire subdivisée en moments contradictoires et de croire à une discontinuité historique fondée sur des variations entre forces de production jouant le rôle de constantes dont les rapports se modifieraient jusqu'à leur abolition totale sous la forme événementielle de la révolution mais plus en profondeur comme changement de paradigme des structures.
De manière générale les commentateurs comme l'auteur s'inscrivent dans une très forte révision du contenu du matérialisme historique et tentent de le concilier avec une vision non-déterministe de l'histoire. On peut parler ici d'une lecture machiavélienne de Rosa Luxemburg, en ce sens que l'histoire n'est pas déterminée par un processus rationnel ontologiquement fondé mais plutôt par une "fortuna", une Histoire indéterminée préalablement qu'il s'agit de rationaliser par la prise de conscience par les masses des mécanismes d'exploitation tout en conservant une optique rigoureusement matérialiste.
Ainsi Luxemburg aiderait à penser une histoire marxiste qu'aurait désertée la nécessité pour laisser place à la contingence. Dans cette perspective le spontanéisme développé par Luxemburg leur permet de tenter une synthèse entre l'inéluctabililité des crises du capitalisme liées à la contradiction entre accumulation et profit et l'imprévisibilité historique de la survenance de l'événement révolutionnaire. En exergue de l'ouvrage, on trouvera d'ailleurs une citation célèbre de Walter Benjamin allant en ce sens. Il est dommage que la présence de Michael Löwy n'ait pu permettre d'aborder le thème de la nature quelque peu messianique de la conception luxembourgiste mais un messianisme de la base et non du sommet, un surgissement qui conserverait de la structure messianique la fulgurance tout en provenant de la volonté consciente des masses.
A l'inverse, si Rosa luxemburg joue un rôle de rénovation d'importants éléments de la pensée marxiste qui redevient avec elle une pensée profondément spontanéiste, anti-étatique et conseilliste, elle est aussi utilisée dans l'économie générale de la réflexion de David Muhlmann comme élément critique envers la social-démocratie. Sur ce point, on assistera à moins d'innovations, cette critique de la social-démocratie échappant fort peu au classicisme de l'exploitation du slogan désormais fameux de social-traître. L'ouvrage délaisse alors quelque peu sa profondeur critique pour se retrouver plus proche du martyrologe dont l'écueil avait été évité auparavant. On en peut cependant nier l'attitude contestable des dirigeants de la social-démocratie allemande à l'encontre des Spartakistes, pour autant, le thème de la trahison éternelle des opportunistes héritiers de Bernstein mériterait lui aussi un dépoussiérage rhétorique qui n'est pas de mise.
Cependant, David Muhlmann restitue de façon claire l'opposition systématique de Luxemburg aux tendances nationalistes et bellicistes de son temps qui traversaient la social-démocratie contaminant des esprits aussi brillants que Kautsky et explique avec pertinence que le combat de Rosa luxemburg repose sur une perspective de lutte contre les tendances opportunistes et de formes diverses qui naissent de toute organisation de masse qu'elle provienne des grands partis de gouvernement ou des partis états de l' URSS et des démocraties populaires.
Enfin Rosa Luxemburg développe une sensibilité particulière à certains problèmes devenus centraux dans le débat politique contemporain. Sur ce point, le livre est légèrement plus prévisible, le thème de l'amour de Rosa pour la nature, censé annoncer la vocation écologique du socialisme, est intéressant quoique peu poursuivi et aurait pu donner lieu à des développements sur la conception révolutionnaire et les influences du romantisme allemand en résonance avec Walter Benjamin. Intéressant aussi est l'attention marquée par cette femme juive envers une conception du socialisme dont une part des sources serait chrétienne. Malgré une critique très acerbe des églises, elle tente de prouver aux travailleurs chrétiens que le socialisme est l'héritier moderne du sursaut historique de la naissance du christianisme dans une brochure demeurée confidentielle.
Si l'on dresse un bilan de l'ouvrage, cette tentative de réintégrer au présent la pensée luxembourgiste dénote à la fois de profondes évolutions dans la pensée marxiste et également la persistance de réflexes de pensée comme l'hostilité forte à la social-démocratie ou le refus de penser les régimes soviétiques et satellites sous l'angle de la catégorie du totalitarisme. Pour autant, on soulignera avec intérêt le plaidoyer qui court tout au long du livre en faveur du pluralisme démocratique qui signe ainsi la fin du lien entre révolution et régime de parti unique de manière claire. Elle prouve définitivement que l'espace public de discussion de nos sociétés démocratiques est devenu une forme de patrimoine commun largement partagé au-delà même des figures classiques du libéralisme politique que sont le socialisme démocratique et le libéralisme conservateur.
La lecture de cet ouvrage très plaisant et intelligent sera donc une source de méditation riche, qu'elle soit dans le sens de la distanciation ou de l'adhésion au discours tenu et se révèle hautement recommandable