Des entretiens riches et pleins d’humour à propos de l’influence des religions sur les conditions de vie des femmes
Libres de le dire est la transcription de conversations entre la romancière et poète Taslima Nasreen, originaire du Bangladesh, et la journaliste française Caroline Fourest. Toutes deux sont des figures connues des luttes féministes contre toutes les formes d’intégrismes – intégrisme qui est défini comme une instrumentalisation des religions à des fins politiques liberticides et dominatrices . Articulé en dix conversations, l’ouvrage est précédé d’un avant-propos de Caroline Fourest qui restitue le contexte de ces dialogues et se clôt par un "Épilogue autour de l’universel". Elle y précise les menaces lancées contre elles par les islamistes, suite à leurs publications respectives, et l’exil de Taslima Nasreen consécutif à ces menaces .
L’ouvrage est une mine de réflexions croisées sur les intégrismes et les moyens de les combattre, sur la valeur de la liberté de parole et d’écrit, sur les notions de démocratie et d’universalisme, enfin sur l’athéisme. Les deux protagonistes argumentent sereinement, d’accord sur le fonds des choses, mais pas toujours sur les moyens à employer, en raison de leur appartenance à des situations politiques et culturelles forts différentes – l’une issue d’un pays musulman asiatique, l’autre d’un pays laïque européen. L’ouvrage montre bien que les propos laïques de Taslima Nasreen déchaînent la haine et la colère des islamistes, alors que le même type de propos tenus contre la religion catholique ne génère pas cet effet. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à expliquer leurs parcours et leurs influences, qui ont forgé la spécificité de leur militantisme, depuis leur enfance et leurs premières rébellions jusqu’à l’âge adulte. Leur franchise dans l’expression de leurs origines permet de saisir leurs motivations, ce qui les a amenées à entrer en résistance.
Caroline Fourest explique ainsi ses premiers engagements, menés tout d’abord contre le Front National : "Mon rejet de l’intégrisme est lié à mon allergie pour toute mentalité sectaire ou d’extrême-droite. Au fond, l’une des choses que je détestais depuis tant d’années chez les gens qui se présentaient à moi comme catholiques, c’était leur côté intolérant, moutonnier, réactionnaire. Je n’aime pas non plus l’attitude sectaire et doctrinaire quand elle vient de la gauche." Caroline Fourest revient dans les entretiens sur ce travail contre l’intégrisme catholique, notamment contre ses commandos anti-IVG, dont la revue ProChoix diffusait (et continue à diffuser) les luttes.
Quant à Taslima Nasreen, elle affirme tout au long de l’ouvrage son désir de s’élever, par son activité de "libre-penseur", contre "les inégalités et injustices que subissent les femmes." Mais "malheureusement, c’est la religion qui opprime le plus les femmes, particulièrement dans les pays islamiques." Taslima Nasreen se révèle beaucoup plus radicale en ce qui concerne les religions, et particulièrement la religion musulmane, en raison du rôle qu’elle réserve aux femmes. Elle est convaincue que la religion est incompatible avec les droits des femmes et ne peut coexister avec la démocratie : "Je rêve d’un monde sans religion. J’ai le droit de rêver, et j’ai le droit d’en parler" . Caroline Fourest est, pour sa part, convaincue que la cohabitation est possible, si les croyant-e-s font passer les droits humains avant leur foi , soulignant qu’en France 70 % des musulmans disent apprécier et respecter la laïcité, mais que leurs voix sont peu audibles dans les médias. En cela, les deux écrivaines sont lucides et leurs positions compréhensibles. Par contre, Caroline Fourest émet à plusieurs reprises des propos importuns sur les animaux, semblant méconnaître les formes d’affection, d’intelligence et de sociabilité qu’ils déploient . Pour une personne qui lutte contre les dominations, ce biais est étonnant, malgré la diffusion plutôt renouvelée des travaux antispécistes. Ce biais évoque la morale judéo-chrétienne, qui réserve une position sacrée aux humains, au-dessus des autres animaux.
En général, Caroline Fourest et Taslima Nasreen réagissent avec beaucoup d’humour face à toutes les croyances superstitieuses destinées à faire tenir un rôle subalterne et dévoué aux femmes – usant notamment de blagues féministes, ce qui rend l’ouvrage plus léger, car les faits sont accablants. Elles démontrent également leur excellente connaissance des textes religieux que la plupart de leurs détracteurs n’ont pas lus. Elles peuvent ainsi argumenter en replaçant les textes dans leurs contextes historiques d’origine, et démontrer l’inadéquation de la plupart des injonctions religieuses dans le contexte actuel ainsi que leur fluctuation au gré des époques et des prises de pouvoir des religieux. Taslima Nasreen analyse ainsi le comportement de Mahomet face à ses épouses , et Caroline Fourest évoque l’aveuglement face à certains passages de la Bible faisant l’apologie de l’inceste ou les pratiques pédophiles répandues au sein de l’Église.
Elles reprochent aussi aux intégristes d’exercer une "dictature" sur les corps et les désirs, toute autonomie sexuelle étant stigmatisée. Taslima Nasreen a d’ailleurs perdu le droit de vivre en exil à Calcutta, où elle pouvait parler sa langue, en raison de ses écrits évoquant ouvertement sa vie sexuelle.
Toutes deux sont également convaincues que seul un réel État démocratique est capable d’assurer la sécurité des minorités (ethniques, religieuses, sexuelles, linguistiques, etc.) par la séparation de l’Église et de l’État. Tous les cas cités dans l’ouvrage démontrent une compréhension politique des relations complexes entre les minorités et les majorités, alternativement hindoue ou musulmane en Inde, qui suscitent des décisions inattendues concernant la liberté d’expression et les conditions de vie des femmes. Ces interférences entre le racisme, la religion et l’intégrisme provenant de la religion majoritaire ou minoritaire, permettent de saisir la multiplicité des cas et l’intelligence des situations dont font preuve leurs analyses. Les deux auteures débattent ainsi de diverses affaires, dont celle des caricatures de Mahomet parues au Danemark puis dans Charlie Hebdo, dont les répercussions sont mondiales, car la décision de la justice française influe sur les droits que s’octroient les intégristes de par le monde. Enfin, les questions de rapports de classe traversent aussi les discussions et leurs analyses des situations.
En résumé, cet ouvrage est un bel exemple de liberté d’expression de deux femmes qui utilisent des armes pacifiques – la liberté de parole et d’écriture – pour dénoncer le fanatisme des fous armés et des intolérants. C’est aussi un bel exemple d’échange où les divergences sont discutées, analysées, pour permettre de saisir leurs positions respectives. La complexité des situations et les raisons de leurs prises de position y sont clairement explicitées. La lecture de ces entretiens est passionnante car elle force à réfléchir à notre propre position. De plus, les questions de genre traversent tous leurs propos, structurent leurs approches des situations, articulés à d’autres notions. Grâce aux prises de position claires des deux protagonistes de cet échange, efficace et riche, Libres de le dire informe et suscite une réflexion nourrie sur la place des religions dans nos sociétés, leur influence sur les droits des femmes et les moyens de les contrer