Un livre court et dense, qui aborde les questions écologiques sous un angle éthique, en développant une thèse personnelle et originale.

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On ne peut que conseiller vivement à toute personne s’intéressant aux questions écologiques la lecture du livre de Hicham-Stéphane Afeissa qui vient de paraître. C’est un ouvrage court et dense, qui aborde les questions écologiques sous un angle éthique, suivant  une tradition philosophique déjà ancienne dans le monde anglo-saxon, mais encore très marginale en France. Il ouvre bien des portes et invite à poursuivre la réflexion dans des directions originales et peu familières à l’écologisme français, très marqué par la culture du militantisme. 

Signalons tout de suite qu’il ne s’agit en aucun cas d’une revue des différents courants d’éthique environnementale existant (on pourra pour cela se référer à un précédent et excellent ouvrage du même auteur : Ethique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, J. Vrin, 2007 ; la lecture de ce recueil est même presque un pré-requis pour bien apprécier l’ouvrage dont il est question ici).

 

La thèse de l'ouvrage

 

L’auteur développe une thèse personnelle et originale, qu’on peut tenter de résumer ainsi : la construction d’une éthique environnementale pertinente passe plus par une diversification et un enrichissement des types de relations éthiques que par l’extension à des entités non conventionnelles (animaux, plantes, écosystèmes) d’un mode de reconnaissance morale élaboré  par la tradition humaniste.

En d’autres termes, l’alternative binaire entre sujet (de droit) et objet est trop simpliste pour servir de référence à l’éthique environnementale ; vouloir l’étendre aux êtres de nature, c’est-à-dire essayer de les faire passer directement d’un statut à l’autre, mène à des difficultés que seul un raffinement des catégories, une pluralisation des statuts moraux et des types de relations permettent de dépasser. Cette conception est, dans un certain sens, d’inspiration pragmatique, en ce qu’elle doute de l’intérêt d’une recherche éthique abstraite et générale, dont on appliquerait ensuite mécaniquement les résultats à des cas particuliers, et lui préfère une approche différenciée suivant les circonstances, à la fois plus modeste en apparence, et sans doute plus complexe dans sa mise en œuvre pratique.

 

Des raisons de la réception manquée de l’éthique environnementale en France

 

Dans une première partie, Hicham-Stéphane Afeissa s’interroge sur les réticences françaises à s’intéresser à l’éthique environnementale, et sur les attaques parfois violentes dont elle été l’objet. La responsabilité du livre de Luc Ferry   et, à travers lui, le rousseauisme dominant dans la culture politique française, sont invoqués pour expliquer les méfiances et les assimilations simplistes que suscite dans notre pays le projet d’accorder à des "êtres de nature" un statut moral, immédiatement compris dans sa seule dimension politique.

Or, en refusant d’accorder à la réflexion éthique une valeur en elle-même, en la soupçonnant toujours de chercher à venir rogner ou entraver la liberté souveraine du politique, on se priverait d’une source d’enrichissement essentielle de l’action collective. Seule une conception étriquée de l’éthique comme sous-produit de la métaphysique pourrait justifier ces réticences : mais, au moins dans le domaine de nos rapports avec la nature, nos intuitions morales peuvent faire l’objet d’une réflexion pour elles-mêmes ; elles sont des motivations essentielles de l’action, qui s’avèrent insuffisantes pour être efficaces, tant qu’elles ne sont pas réfléchies et rationnalisées, c’est-à-dire reliées à une certaine généralité théorique.

Ecologie politique et écologie morale

 

On peut juste regretter que, dans cette première partie, l’auteur ne détaille pas plus profondément les racines intellectuelles de la méfiance vis-à-vis de l’éthique environnementale, en remarquant par exemple qu’elle n’est qu’un cas particulier d’une méfiance plus générale vis-à-vis de l’éthique comprise comme discipline philosophique autonome.

 Au lieu de cela, il assimile un peu rapidement critiques de l’éthique environnementale et tenants du scepticisme écologique. Ce face à face laisse de côté la tradition qui voit dans l’écologie avant tout un problème politique – c’est-à-dire irréductible à des questions uniquement techniques, sans nécessairement impliquer une révision des fondements moraux de la modernité (l’humanisme égalitaire et la liberté individuelle). 

L’opposition entre partisans d’une écologie politique et tenants d’une écologie morale, dont on pourrait rechercher les racines philosophiques et culturelles dans l’opposition entre droits naturels (dans la lignée de Hume et Locke) et droits institués ou volontarisme politique (de Grotius à Rousseau), est sans doute plus féconde et plus intéressante que l’affrontement très médiatisé entre écologistes alarmistes et sceptiques. Autant il est effectivement assez intéressant de camper sur un refus de principe de l’intérêt d’une recherche éthique en écologie, autant il est dommage de balayer d’un revers de main les interrogations que peuvent susciter le but qu’on donne à cette démarche, et son contexte de pertinence.

 

Les êtres de nature sont-ils des personnes juridiques ?

 

L‘ouvrage trouve son sujet et révèle son originalité et sa profondeur – au moins pour le lecteur français – dans une deuxième partie, où il resitue l’éthique environnementale dans une tradition de réflexion sur le fondement du concept de personne juridique.

Contrairement à une procédure classique qui recherche directement dans les propriétés des êtres de nature la raison qui devrait nous pousser à leur attribuer une valeur morale, c’est d’abord en soulignant l’incertitude des fondements théoriques de la notion de personne juridique (en rappelant ici l’argument traditionnel des cas marginaux) que Hicham-Stéphane Afeissa ouvre la porte à la possibilité théorique de cette attribution.

Réserver le statut de personnalité juridique aux êtres capables d’exprimer un choix ou une volonté rationnels, au lieu de l’attribuer à tous ceux possédant un intérêt explicite est une décision philosophique contingente et datée, qu’aucun obstacle de principe n’empêche d’inverser en fonction  de nos intuitions morales les plus profondes. Or admettre que la possession d’intérêts suffit à différencier un sujet de droit d’un simple objet  permet à a fois dépasser les limites d’une approche exclusivement volontariste du droit, et d’en raffiner la notion en se fondant sur la très grande diversité des types d’intérêts manifestés dans le monde.

Défense du pluralisme en éthique environnementale

 

Cet enracinement dans les droits conçus comme défenses d’intérêts mène donc assez naturellement au pluralisme éthique, et permet à Hicham-Stéphane Afeissa de critiquer dans une troisième partie une vision trop linéaire et moniste de l’éthique environnementale, conçue comme prolongement d’un mouvement historique d’extension de la communauté morale ; le dualisme simpliste sous-entendu par cette vision (dualisme entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors, sans statut intermédiaire possible) ne serait qu’un avatar de l’anthropocentrisme occidental.

L’argument principal de cette critique est, avouons le, assez étrange : la définition d’un critère tranché reviendrait toujours à poser une limite, donc à exclure ceux qui ne remplissent pas ce critère. Aborder la "non-inclusion" en termes d’exclusion, terme très connoté négativement, pourrait passer pour un tour de passe-passe un peu sophistique ; mais il faut le comprendre à la lumière du but que Hicham-Stéphane Afeissa veut atteindre : la nécessité de dépasser une conception de l’éthique environnementale comme recherche générale et abstraite vers une relation morale différentiée et circonstanciée.

Le livre d’achève sur une invocation de Derrida, dont Hicham-Stéphane Afeissa s’inspire pour dénoncer toute forme explicite de norme (des règles, qui ne serait finalement que l’instrument d’une "bureaucratie morale") au profit du jugement personnel face à la situation particulière, guidé par l’intuition.

 

L’éthique environnementale est-elle bien une affaire de sagesse privée ?

 

Il est vraiment dommage que les conséquences de ce positionnement ne soient pas explorées plus avant ; s’en remettre in fine à l’intuition morale et abandonner tout espoir de construire une éthique objective nous place devant l’alternative suivante : ou faire de l’éthique environnementale une sagesse privée, une sorte d’exercice spirituel visant à développer notre sensibilité à la valeur de la nature et notre sens du respect de celle-ci, ou renoncer au principe même de l’Etat de droit, qui veut que la norme, traduite dans la loi, soit explicite, et le moins possible soumise à interprétation subjective.

On retrouve dans cette difficulté le malentendu analysé au début de l’ouvrage : ce n’est pas le principe d’une éthique environnementale (le fait qu’il y ait un enjeu moral dans nos rapports avec notre environnement) qui fait problème, mais sa place et son rôle en tant qu’instrument ou référence politique. Si l’éthique environnementale en reste à l’intuition, quelle revendication politique peut-on espérer fonder sur elle ?

L’éthique humaniste a été un formidable outil de lutte politique tout au long des XIXème et XXème siècles, parce qu’elle permettait d’exhiber des contradictions scandaleuses entre une idéologie du progrès et ses conséquences sur la vie réelle des individus. Mais cela ne veut certainement pas dire qu’une éthique environnementale pourrait jouer le même rôle pour les combats de l’écologisme politique, tout simplement parce que la critique humaniste agissait au sein d’un système politique qui était lui-même fondé sur les valeurs humanistes, alors que l’éthique environnementale est radicalement hétérogène à nos institutions et qu’elle ne pourrait que venir s’imposer de l’extérieur.

 

Ecologisme et action politique militante

 

Ce n’est pas donner raison à Luc Ferry de constater que le minimalisme moral est aujourd’hui encore dans le camp du progressisme politique. Dans ces conditions, le projet d’une éthique environnementale et l’écologisme conçu comme action politique militante paraissent encore aussi peu miscibles que l’huile et l’eau : on peut même faire l’hypothèse qu’ils se nuisent réciproquement l’un à l’autre.

Mais c’est pour cette raison également que l’approche de Hicham-Stéphane Afeissa appelant à complexifier la relation morale de façon à construire des concepts mieux adaptés à la multiplicité des situations d’interaction entre l’homme et son environnement est peut-être la bonne clef pour  dépasser les blocages théoriques. Elle invite à rendre plus fluide, pour ainsi dire, la réflexion et à oser explorer de  nouvelles méthodes – peut-être à chercher des consensus plutôt que des rapports de force. On ne peut donc qu’espérer que ce court ouvrage soit l’avant-propos ou l’annonce programmatique d’une œuvre plus ambitieuse