Paul Ariès présente une réflexion intéressante sur l'écologie politique, la décroissance et la nécessité d'une "grève générale de la consommation".

Paul Ariès est connu pour ses travaux et ses prises de position en faveur de la décroissance et de la gratuité. Il nous livre ici une réflexion sur la simplicité volontaire, qu’il oppose au mythe de l’abondance.

 

Ariès commence par résumer les enjeux du "capitalisme vert", dont il souligne à juste titre les risques, des risques qu’il juge gravement sous-estimés par les antiproductivistes (p13). Le capitalisme vert procède en cherchant à mettre en œuvre de nouvelles solutions techniques, telles que des tours géantes, plutôt que d’affronter la question des responsabilités politiques sous-jacentes à la dégradation des écosystèmes planétaires. Il entend adapter l’écologie au marché, ce qui se traduit notamment par l’apparition de "droits à polluer", dont les dérives sont largement avérées, bien avant qu’ils aient eu un quelconque effet positif sur la planète. Ariès liste dix "missiles" de "l’écologie capitaliste croissanciste" contre la possibilité même d’une pensée alternative. Ces missiles sont généralement appuyées sur des économistes, Nobel ou nobélisables, qui vont de Ronald Coase à Gary Becker en passant par Harold Hotelling. Ils ont tous en commun de chercher à démontrer que l’écologie est soluble dans le capitalisme. Ariès donne des arguments permettant de penser que tel n’est pas le cas, sauf à retourner le progrès technique contre l’humain. A ce titre les initiatives telles que Home, le film de Yann Arthus-Bertrand, sont de très mauvaises opérations pour l’écologie politique   , car "ce parti-pris esthétique a une fonction : exonérer de toute responsabilité les grandes firmes"   . Home utilise ainsi une esthétique qui ne cherche qu’à transférer les responsabilités.

 

Ariès se demande ensuite si le productivisme n’est pas la "maladie honteuse des gauches". Qu’est-ce que le productivisme ? Ariès s’appuie sur une définition d’Henri Lefebvre : le productivisme est le fétichisme de l’Etat et de la technicité   . Que ce soit l’Association pour la taxation des transactions financières et l’aide au citoyen (Attac), le Nouveau parti anticapitaliste (NPA), la Fondation Copernic ou même Alain Accardo, aucune pensée se revendiquant "de gauche" ne semble avoir réellement rompu avec ce productivisme. Ariès rappelle l’ambiguïté d’André Gorz sur la question de la technique et notamment des technologies de l’information. "L’économie de l’immatériel et le capitalisme cognitif, loin de permettre de (re)gagner du terrain sur le capitalisme et le productivisme, entraînent l’occupation des derniers territoires qui demeuraient encore un peu autonomes"   . Les gauches ne s’intéressent guère à l’agression publicitaire, par exemple. Elles se n’offusquent pas d’une vie conçue comme une somme de petits plaisirs. En acceptant le progrès technique, elles laissent entrer par la fenêtre le capitalisme sauvage qu’elles ont essayé de chasser par la porte. Que faire pour réveiller la gauche ? Ariès a "longtemps cru à la thèse du retard avant de découvrir qu’elle ne tient pas. […] Nous avons besoin de mots neufs pour réveiller les forces émancipatrices"   . La décroissance, à laquelle Ariès a consacré de nombreux textes, fait partie de ce nouvel arsenal. Pour lui, l’impasse théorique de la gauche a deux visages : le "marxisme officiel optimiste mais productiviste ; […] gauches antiproductivistes mais pessimistes"   . A contrario "la droite est (re)devenue capable de penser […]. Le capitalisme vert lui redonne une seconde jeunesse. La gauche, elle, est moribonde"   . Pour lui la solution viendrait des courants présocialistes, socialismes chrétiens, libertaires, mouvements coopératifs, Proudhon, Bakounine, Gide, Marx. Un Marx "antiéconomiste [qui] permet de comprendre que, par-delà l’extorsion de la plus value, le capitalisme est déjà condamnable au regard de son "incapacité à faire société"   . La gauche aurait donc commis plusieurs "bévues", notamment avoir fait l’éloge du capitalisme, comme libérateur des forces productives, et avoir confondu ces forces productives avec l’émancipation humaine. Ariès montre que le pouvoir d’achat n’a guère augmenté pour les ouvriers, en 1968 un mois de salaire permettait de se payer 1777 baguettes contre 1065 aujourd’hui   . Sa solution ? Troquer le pouvoir d’achat pour le pouvoir de vivre.

Un antiproductivisme optimiste est-il possible ?

 

Dans cette quatrième partie Ariès rappelle qu’il existe un antiproductivisme populaire spontané, par exemple chez les luddites. Cette tendance existe encore, il cite des cas de refus du Wi-Fi, du nucléaire, etc. Il rappelle l’utopiste William Morris et sa critique de l’ersatz, Jean Baudrillard et sa critique du "système des objets", le journal La Décroissance, la junk food etc. Mais s’opposer au progrès technique, n’est-ce pas être conservateur ? Pour Ariès, ce progrès n’en est pas un car "le conservatisme populaire est donc légitime au regard de ce qu’est la modernité"   . Il se réfère à Moishe Postone, qui "donne des outils pour comprendre cette modernité assassine"   . Ariès oppose les créatifs culturels à la modernité. Il explore alors "les chemins de la simplicité", il s’appuie essentiellement sur le Manifeste différentialiste d’Henry Lefebvre, et suggère de cultiver sa différence contre l’homogénéisation capitaliste   . Ceci débouche sur des politiques identitaires, ce qui ne doit pas être "un gros mot" pour la gauche, sans cela elle s’enferme dans sa propre impuissance   . Ariès réitère sa proposition de "Manifeste pour la grève générale de la consommation". La simplicité volontaire repose sur un combat individuel mais aussi collectif et politique car nous n’aboutirons à rien à nous enfermer dans le "plus décroissant que moi tu meurs"   . Il énumère huit raisons de choisir la simplicité : l’authenticité contre l’artificialité, (re)découvrir son corps, se refuser comme producteur, consommateur et comme spectateur, changer son rapport au temps (la vitesse) et à l’espace, changer son rapport à la nature. Et l’auteur de suggérer la piste du jardin planétaire de Gilles Clément.

 

Eloge de la gratuité

 

Paul Ariès a un énorme mérite : il cherche à dialoguer, il ne s’enferme pas dans une théorie ou une société "alternative" qui commencerait par dénigrer tout ce qui a existé avant elle ou se poser en détenteur d’une vérité. Il évite de ramener le problème de l’écologie à une question d’environnement – et même de ramener la crise actuelle à un seul problème d’écologie. Il prend au sérieux les interrogations de la gauche, il cherche à y répondre, il va à la rencontre des gens, cherche à fonder une écologie "par en bas", ancrée dans les ressources populaires, subalternes. L’écologie politique historique a largement échoué dans ce domaine. L’écologie politique radicale des années 70 a été marginalisée dans les années 80. Devant son échec historique, elle ressasse son passé et s’enferme dans un pessimisme ("tout est foutu, attendons la catastrophe") ou une autosatisfaction donneuse de leçons ("ils n’ont rien compris") qui ne produit pas d’effets politiques. L’écologie de gestion, quant à elle, n’a plus le temps de penser, en raison de la course aux élections. Ses 10 à 20 % de voix malheureusement ne viennent pas d’un soutien populaire, en dépit des soutiens aux sans-papiers, ceux qui votent vert sont les classes supérieures – et les programmes s’en ressentent. Tout le mérite de la décroissance est d’avoir réactivé quelque chose de neuf dans le débat public. Ariès a raison de vouloir explorer une nouvelle voie, celle d’un radicalisme populaire, qui chercherait dans les classes populaires et l’homme-de-la-rue, voire chez les braconniers de bois – les chasseurs ? Les pêcheurs ? Ils ont été honnis par les écolos bobo -, en référence aux premiers travaux de Marx, des ressources pour résister au productivisme. Ariès tire parti d’une situation nouvelle, dans laquelle tout le monde veut sauver la planète, alors que l’écologie politique historique devait avant tout convaincre de la légitimité du problème. On devine qu’Ariès serait extrêmement critique envers ce qui a été la gauche plurielle, qu’il n’accepterait aucunement de voir l’écologie et le social sous-traités l’un aux Verts et l’autre au Parti socialiste. Bref tout ceci est de bon aloi, et bienvenue.

Néanmoins Ariès va peut-être un peu trop loin dans son rejet de l’écologie politique historique. Il ne cite quasiment aucun des théoriciens historiques du mouvement Vert, Alain Lipietz, Bernard Charbonneau, Jean-Paul Deléage, etc. Ivan Illich et André Gorz sont l’exception qui confirme la règle. De ce fait, Ariès se coupe de ressources qui auraient pu donner à son propos plus de force. Illich, par exemple, lui aurait permis de préciser son excellent projet de "grève de la consommation". Une telle grève n’a pas de portée politique si elle s’exerce de manière indifférenciée. Elle doit viser, comme le suggérait Illich, les réseaux et leur expansion car ce sont eux qui rendent la consommation obligatoire. Ce sont eux les vecteurs de "la technique". C’est là que l’organisation d’un mouvement collectif se justifie. La cible principale, si l’on suit le raisonnement d’Ariès jusqu’au bout, c’est les technophiles, les "early adopters" qui sont chouchoutés par les experts du marketing, car ce sont eux qui sont utilisés comme cheval de Troie pour contraindre l’ensemble de la société à adopter telle ou telle innovation. La lecture qu’Ariès fait de Moishe Postone est trop légère pour pouvoir aboutir à une analyse stratégique.

Les autres habitants de la planète sont un autre absent de poids. Ariès conclut en expliquant que l’humanité a besoin d’un autre rapport à la nature, il oublie que cet autre rapport existe peut-être déjà, dans d’autres pays, "non-modernes", peu industrialisés. Là encore l’écologie politique donne des outils pour penser ; il est peut-être un peu rapide de les ranger au placard, notamment parce que la "stratégie différentialiste", lorsqu’elle est entrevue à l’échelle mondiale, celle à travers laquelle se négocient les enjeux tels que le changement climatique, prend une tout autre tournure. Une partie de l’humanité ne se satisfera pas d’une telle stratégie, en effet, elle veut le développement qu’on lui a promis. Elle n’écoutera pas facilement un Nord qui voudrait une fois de plus lui donner des leçons. Prendre en compte ces enjeux permettrait de renouer avec des théories de la justice qui ont été développées par le mouvement écologiste, notamment les commons, la res communis   . Le passage par le global montre aussi qu’il existe dans les pays du Tiers-monde, en particulier ceux qui ont été colonisés, une très forte critique de la modernité, des Lumières et du capitalisme, qui sont jugés indiscernables du colonialisme et de l’impérialisme. Cette critique pose la question du lien entre modernité et colonialisme. Il s’agit là d’une piste qui n’a pas été assez explorée par l’écologie politique historique.

Les références mobilisées par Ariès, notamment les premiers socialistes, devraient en outre le renvoyer à une autre piste : le mouvement anti-utilitariste, l’économie sociale et solidaire. Philippe Chanial et Alain Caillé, qui ont longuement théorisé l’incapacité du marché et du capitalisme à "faire société", eux aussi, tardent pourtant à s’intéresser sérieusement à l’écologie politique. Pas un seul numéro de la Revue du Mauss n’aborde cette question. Le numéro 17 (2001) prétend le faire mais s’intéresse en fait davantage aux relations compliquées qu’entretiennent les sciences humaines et sociales avec les sciences de la nature, dont la modernité est si fière. L’explication est difficile. L’économie sociale et solidaire (ESS) n’a pas non plus fait montre d’engouement pour l’écologie. Que disent les premiers socialistes à ce sujet ? Que penser des innovations telles que la SCIC ("Société coopérative d’intérêt collectif", mis en place sous la gauche plurielle) ? On sait que la gauche productiviste n’a jamais réellement cru dans cette alternative non plus, on se souvient des railleries dont l’ESS a fait l’objet ("économie sociale et solitaire"...).

La gratuité enfin, est un point faible de l’argumentation. Il n’a pas pu échapper à Ariès que la gratuité est précisément l’utopie des doctrines productivistes. L’économisme fait de la rareté le problème fondamental de toute société, un problème qui devait être résolu par la croissance des moyens de production. La gratuité, c’est l’abondance ? Qu’une société doive refuser que l’un de ses membres tombe dans la misère, quels que soient son travail ou son mérite, est une évidence. Mais la réponse, jusqu’ici, c’était le droit et non la gratuité. Il faudrait donc justifier un peu plus ce point.

 

En conclusion, ce texte est bien argumenté, convaincant, accessible. Ariès fait partie des personnes qui cherchent à renouveler l’écologie politique, que ce soit sur le plan théorique, en faisant appel à des ressources inédites ou marginales, ou sur le plan pratique, en la mettant à l’épreuve de public dont l’écologie politique dominante s’est progressivement coupée pour différentes raisons. Peu nombreux sont ceux qui s’engagent dans cette voie, ils sont donc précieux. Il y a besoin d’aller confronter ses arguments avec les plus démunis, mais il y a aussi besoin de s’appuyer sur l’écologisme historique, dont bien des ressources sont restées dormantes