De labyrinthes végétaux en jardins d’égarement, une balade dans les dispositifs renaissants de l’errance et leurs imaginaires féconds.

“Le labyrinthe de jardin nous tire en avant par une sorte d’appel géographique qui lui est propre et qui s’apparente au vertige. Le principal moteur est la curiosité”   . Point n’est besoin de labyrinthe pour se perdre. Déserts de sable, de sel ou de neige, ciel constellé et galaxies en mouvement, océans, maelströms et abysses, forêts obscures, mondes métropolitains, bibliothèques et musées modernes, organismes vivants, rhizomes et arborescences de la mémoire, les cartographies de l’errance sont nombreuses et cent fois recommencées, dans la littérature, les arts, au cinéma. (Turf-)Maze, Irregarten, labyrinth, funhouse, dédale, palais de glace ou de verre, maison de miroir, les mots pour le dire abondent, évoquant selon les langues le casse-tête, le palais pour se perdre ou le chemin sinueux (chinois), le désordre de l’enchevêtrement ou le jeu d’optique, le jardin ouvragé ou le souterrain. Leurs matériaux se pluralisent au fil de l’histoire, faisant d’eux “ces alambics de verdure ou de pierre, de brique ou de bois” qui intéresseront Édith de la Héronnière dans son essai Le labyrinthe de jardin ou l’art de l’égarement. Alors face à tant d’espèces d’espaces voués à la désorientation, pourquoi des labyrinthes ? Le premier geste serait d’aller chercher la réponse en Borges, expert ès labyrinthologie. La nouvelle clé, qui inspire écrivains, critiques comme architectes, est au cœur de L’Aleph. Deux pages, dans Les Deux Rois et les Deux Labyrinthes, pour nous en apprendre le fiel et les polarités extrêmes. Au commencement du labyrinthe, il y a le scandale, la malice et la cruauté d’un roi, la perversion d’un espace paradoxal bâti par les architectes et les mages précisément pour faire perdre la notion de l’espace, un luxe et un extrême raffinement de celui qui veut finasser avec les autres, y compris Dieu.

Or, à trop arpenter les galeries de la bibliothèque et de la critique labyrinthique, à vouloir lire et comprendre ce qu’apporte la sophistication du labyrinthe parmi les paradigmes de l’errance, face à la splendide simplicité du désert, on pourrait craindre d’être gagné par sa monotonie, sa morne folie. Ce qui piège l’imaginaire du labyrinthe est non son polymorphisme mais sa redoutable capacité à noyauter l’invention du motif comme cliché. Décrire un labyrinthe, ajouter des galeries aux galeries, placer des salles, des carrefours et des impasses, y apposer un miroir, laisser y percevoir la possibilité d’un monstre – un souffle, un bruissement ou une régularité de pas – suffisent-il à faire œuvre de labyrinthe et de littérature ou d’architecture ? Peut-on dire le tout du labyrinthe, sans dire tous les labyrinthes, du côté de la critique ? Et qu’a-t-on dit d’une œuvre, d’un lieu, d’un monument, lorsqu’on y a localisé par un défaut de myopie ou un encombrement de vision le dédale et les chambres ? S’agit-il d’y voir une métaphore constitutive de ? Qui répondrait de la connaissance ? L’autre de la mémoire, le troisième de la mystique, ou, selon les mots de l’essayiste, “une imago mundis applicable à tous les contextes et dans toutes les cultures, une sorte d’archétype de la condition de l’homme jeté au monde au sein duquel il doit, par essais et erreurs, trouver son passage, son sens et sa raison d’être” ?   .

Ou bien s’efforcera-t-on plutôt de déterminer si homologie il y a entre l’œuvre et son motif, son dispositif et son objet ? N’y aurait-il là rien d’autre que des fastidieux Holzwege    , des chemins qui ne mènent nulle part, sentiers forestiers que le travailleur du bois sait aborder, chemin d’errance pour le voyageur qui y verrait une route, une voie pour traverser et qui voudrait à tout prix en sortir ?

 

Pour une histoire (renaissante) des labyrinthes végétaux

 

L’essai d’Édith de la Heronnière ouvre un autre chemin pour le promeneur curieux. Circonscrire ses pas et ses regards aux labyrinthes de verdure   , dans leur historicité, leurs imaginaires, leur matérialité, leur art de vivre et de connaître, l’interroger dans sa porosité et ses spécificités avec la forêt, l’autre paradigme végétal propre à l’égarement, celui où Dante, déjà, “au milieu du chemin de notre vie”, se voyait dérouté de la voie droite. “Né d’un étonnement et d’une interrogation”   , son livre opère une synthèse bienvenue, pluridisciplinaire et originale sur le motif, apportant une réponse ferme à la question du pourquoi les labyrinthes, précisément parce qu’il vient retracer un certain paysage de nos jardins d’enchevêtrement, dans une histoire de la connaissance qu’elle situe à la croisée de l’art topiaire, de l’architecture, des imaginaires de la littérature, de la philosophie et des arts de mémoires. En centrant son essai sur les labyrinthes de jardin, qu’elle conçoit comme art de l’égarement, Édith de la Héronnière montre que leur invention serait décidément : “Une affaire de culture, certes, au double sens du terme : savoirs et connaissances transmises de siècles en siècles, intégrant les savoirs antiques aux découvertes techniques et géographique de chaque époque et aux aspirations en vogue ; savoir-faire botaniques et jardiniers : un art de planter, de tailler, de combiner les essences entre elles et de les faire durer. Mariées l’une à l’autre, ces deux cultures ont donné l’art des jardins”   .

Savoir-faire des paysagistes-jardiniers, qui s’écrit de la Renaissance au Land Art contemporain, le labyrinthe décline les arts et les manières d’acclimater les “espèces semper virens, des arbres toujours verts dont le feuillage se distingue des autres parce qu’il ne tombe ni ne fâne à l’automne” et dont “la suprême élégance […] consiste à échapper au sort commun à tous les vivants”   . Buis, cyprès, charme, laurier noble, if pour les labyrinthes hauts ; sauge, hysope, thym, lavande, camomille et marjolaine pour les labyrinthes bas. L’art topiaire, c’est “quand le jardin devient un tableau”   , une architecture végétale qui défie le temps dans un matériau vivant, à semer, tailler, entretenir, dresser en haie, sculpter.

Dans cette histoire des verdoyants labyrinthes, une première allée sera semée lorsque, à la Renaissance, le motif du labyrinthe quitte le dallage des églises, reconfiguration alors du pèlerinage de Jérusalem en période de croisades où la ville n’était pas accessible ou pour les apprentis pèlerins les plus malades et difficilement transportables, afin de “devenir un attribut significatif des jardins florentins”. Amiens, Chartres (nommé “La Lieue” pour en dire le caractère interminable), Lucques (labyrinthe miniature que l’on parcourt avec le doigt), Ely… C’est sur le mont Palatin qu’Édith de la Héronnière trouve une preuve de ce lien entre chemins d’églises et labyrinthes de jardin, dans celui de Farnèse, au centre duquel on trouve “un palmier, l’arbre symbole par excellence du pèlerinage à Jérusalem”   . C’est alors qu’elle interroge le cœur de son propos : à quelles fins tailler des dispositifs d’errance dans l’espace supposé rassérénant de la promenade en milieu végétal ? Ainsi, “la contradiction saute aux yeux : pourquoi cet élément inquiétant en ces lieux dévolus à la détente, au plaisir des yeux et de tous les sens ?”   . Elle remarque d’ailleurs comment ces lieux d’église furent diversement investis – “la fonction de pénitence pouvait se muer en jeu et en danses à certaines époques de l’année”   , lors de parties de longue paume où l’évêque lui-même participait parfois. La dimension ludique du labyrinthe vient se superposer aux autres fonctions, qui seront déployées avec elle dans le renouveau des labyrinthes renaissants.

Le véritable tournant opéré à la Renaissance (italienne particulièrement) est initié par Le Songe de Poliphile auquel elle consacre le beau chapitre “Un songe de pierre et de verdure”. Composant un véritable parcours initiatique, Francesco Colonna emmène son héros de complication en complication à la recherche de sa bien-aimée. Depuis le départ dans la forêt enchevêtrée, il y décline maints labyrinthes – géographique, architectural, mais également optique (par les jeux de miroirs produits par le Jardin de Verre) et aquatique, sentimental et psychologique, hermétique et philosophique : “Le Songe de Poliphile, ce texte immense et infiniment secret, dont Mantegna aurait peut-être exécuté les dessins, doit aussi se comprendre en un sens allégorique. La belle Polia que cherche Poliphile, son amant, pourrait bien être, en cette seconde moitié du XVe siècle, une figure de la Connaissance”   .

L’œuvre inspirera le jardin royal de Boboli attenant le palais Pitti à Florence, constitué de quatre labyrinthes juxtaposés, un “véritable musée de la sculpture en plein air”   . Dans la foulée, d’autres labyrinthes essaimeront en Italie notamment, des jardins conçus entre délices et merveilles, résolvant chacun à sa manière “la belle contradiction entre nature et culture, entre ordre et chaos, reçoit avec le labyrinthe de jardin une résolution en forme d’art : le labyrinthe de verdure, le dédale, est précisément un art du chaos poussé à son plus haut point et son ordonnancement ne souffrira pas la moindre négligence”   .

Avec ces labyrinthiques giardini pensili, en pente ou suspendu, le jardin quitte décisivement l’hortus conclusus médiéval pour s’ouvrir par des échappées et des oculi, par des perspectives sur le paysage environnant qu’il domine   . Avec celui de Bomarzo, jardin voué à la consolation et à la célébration de l’amour perdu, construit par Vicino Orsene en hommage à sa défunte épouse Guilia Farnese, elle remarque combien le giardino pensile s’infléchit alors en un giardino pensoso    , par le jeu des rencontres – devises, énigmes, personnages et monstres qui le peuplent.

 

Dramatis personae pour un lieu polymorphique

 

Paradoxalement, elle commence son essai par un “Retour aux origines”, elle qui rappelle combien la loi du labyrinthe est de ne jamais revenir sur ses pas en arrière. Arrêt sur image à la fondation quand Cnossos est roi, Dédale, architecte et bâtisseur, Ariane la belle adjuvante, Minotaure, le monstre et Thésée, le héros, Dédale et Icare, encore, pour l’invention et l’expérimentation des ailes, “la première prothèse”   . De quoi le mythe du labyrinthe est-il ainsi le nom ? Maintes réponses entrent ici en concurrence : “première prison mythologique”   , lieu des énigmes et des pièges, écrin qui referme le trésor de Cocalos, “tombeau, abri, cachette, nul n’est censé pouvoir parvenir au centre”   , enfin tour de Babel avec Jean-Pierre Naugrette, dans Les Hommes de cire. Il est surtout le “lieu de la métis, du détour, de la confrontation avec nos peurs archaïques et le lieu de la métamorphose”   . Il est en somme un espace et un dispositif mêlés où tout peut changer, muer, gagner en plasticité, tant le sujet que le savoir et le lieu même. Comme une demeure de devenirs qui se reconfigurent par et sur des modes symboliques divers : géographique, topographique, physique, métaphysique, psychologique, mémoriel, esthétique.

Partant, l’exercice de cette curiosité annoncée dans l’exergue nous mènera également dans les allées du labyrinthe à clé de Versailles   , inspiré des Fables d’Ésope, dans ceux des Siciliens, “rendus maîtres dans l’art des automates”   , dotés de farces et attrapes, jusqu’aux créations contemporaines des concepteurs-designers de labyrinthes et des artistes du Land Art dont France De Ranchin, Randoll Coate, Adrian Fischer. Volières, jets d’eau et de farines, sculptures et devises à clé, énigmes, automates, c’est peu à peu, avec des parcs comme celui d’Hesdin au XIVe siècle, que le labyrinthe s’acheminera vers le parc d’attraction, c’est-à-dire vers sa dimension moderne la plus répandue en usage, des labyrinthes saisonniers de maïs aux palais de miroir dans les foires, des œuvres de plasticiens contemporains au curieux labyrinthe d’Alice à Disneyland. Véritable personnage de ces nouveaux dramatis personae, le promeneur paraît alors au centre de la narration et du dispositif, qu’il incarne une figure de l’explorateur ou du curieux, de héros déçu, ironique ou passionné, d’infatigable arpenteur de jardins. Il en est le premier spectateur et le possible conteur.

Une autre figure éclot au cœur du labyrinthe : celle de l’amoureux, qu’il soit bienheureux ou éconduit, mené à Thélème sous le programme rabelaisien ou transi aux fêtes du “Discours des Champs Faez”, dont Claude de Taillemont raconte les trois journées de parcours. Hélas, cette nouvelle Carte du Tendre tournera bien vite à une carte de la Cruauté : n’est pas Thésée qui le veut. Ces “labyrinthes de volupté”, pour reprendre le terme du Livre des emblèmes    , dédiés à la mélancolie d’amour, trouveront maintes actualisations par la suite : du jardin de Bomarzo, là où l’amour est porté plus fort que la mort, aux libertinages (nocturnes) de jardin, qui firent fermer celui de Versailles, ou celui du Jardin des Plantes pour désordre sur voie publique, dont Rétif de la Bretonne témoignera dans Les Nuits de Paris. Édith de la Héronnière s’y attardera dans le chapitre voué à l’“Eros labyrinthique”.

Il y a aussi une petite histoire des yeux, qui se dessine ici : aux oculi magnifiques qui sculptent une certaine ouverture sur le paysage s’ajoutent ceux peints par Vinci, dans la Sala delle Asse, au Château Sforza, greffés sur un plafond qui transforme la salle en prison de verdure. Est-ce là une protection que nous garantit le feuillage ou faut-il y voir au contraire un treillage qui rend toute fuite impossible et dont les quelques oculi, trouées d’espoir vers le ciel, accroissent encore l’angoisse dans leur étroitesse ?   . Ceux-là, parce qu’ils activent le principe d’inquiétude, rappelleront les oculi de glace et de lumière de Tarjei Vesaas, dans Palais de glace, cet œil monstrueux et luminescent qui vient éblouir, en toute fin de promenade labyrinthique, la fillette qui s’y est égarée, figuration nouvelle du Minotaure réduit à l’organe de la vue. Il y a aura encore les souvenirs de Goethe, à propos du voyage en Italie : il raconte comment, après avoir cueilli une branche de cyprès, il se fait bizarrement regarder par les habitants parce qu’il porte alors avec lui le Malocchio.

 

Grammaire des labyrinthes : des infinitifs au préfixe “dé-”

 

Errer dans le labyrinthe, ce lieu où court la chimère chez Flaubert dans La Tentation de saint Antoine, c’est alors éprouver le verbe dans sa puissance d’infinitif. Le Terrier de Kafka en donnait un manifeste de la multiplicité et de duplicité. C’est aussi “prendre corps”, dans le magnifique poème sonore de Ghérasim Luca, litanie amoureuse : “Je te lune / tu me nuage / tu me marée haute / je te transparente / tu me pénombre / tu me translucide / tu me château vide / et me labyrinthe / Tu me paralaxe / et me parabole / tu me debout / et couché / tu m’oblique”   .

Amuser, surprendre, aimer, mourir, se promener, se consoler, connaître, égarer, divertir (et le divertissement sera dit royal avec Jean Giono) : tels sont quelques-uns des verbes égrenés par Édith de la Héronnière pour décrire ces expérimentations de labyrinthes. Elle y voit ainsi une énigme de la métamorphose inventée dans la monotonie   . Elle évite au passage un écueil particulier au commentaire de cette architecture mythique, depuis Cnossos où Ariane, Thésée, Minos, Dédale, Icare, le Minotaure constituent les éternels personnels dramatiques. Servi par une écriture fluide et suggestive, par un souci constant d’agencer des idées sans étourdir d’érudition ou sans donner dans le catalogue des verdoyants labyrinthes, cet itinéraire en douze chapitres, complété d’un avant-propos, d’une localisation de quelques labyrinthes européens actuels et d’une bibliographie sélective, avance avec vigueur, afin de résoudre le mystère posé dans l’avant-propos.

Si le projet n’a pas consisté en une typologie exhaustive des labyrinthes, celle-ci n’apparaît pas moins au lecteur attentif de manière suggestive. Aux labyrinthes végétaux s’additionnent ainsi labyrinthe musical (Marin Marais), labyrinthes érotiques (Le Feu de D’Annunzio, le Jardin des Plantes raconté par Rétif de la Bretonne), labyrinthes cinématographiques (Tarkovski, Stalker ; Kubrick, Shining), littérature labyrinthique (Giono, Un roi sans divertissement), et d’autres encore. Elle s’intéresse autant aux moments de construction et de rénovation de ces architectures arborées qu’aux périodes de fermetures, voire de destructions, aux causes qui chaque fois les motivent : rigueurs de l’hiver 1790 pour Versailles, modernité et goût de la vitesse pour Boboli (XIXe siècle, détruit pour bâtir “une allée carrossable”), déliquescence de jardins laissés à l’abandon ou encore fermeture publique pour cause de moralité face aux débords amoureux. Elle signale au passage quelque labyrinthe en cours de création, à Fontanella, bâti en bambou et en hommage à Jorge Luis Borges, par Franco Maria Ricci. Fondateur de la prestigieuse revue FMR dont on se souvient qu’un dossier passionnant avait été consacré à la revue surréaliste Le Minotaure (1933-1939, édition Skira)   , il raconta combien il avait été impressionné par l’accueil que l’écrivain argentin lui avait réservé dans sa bibliothèque, en se comparant au monstrueux taureau.

Cette traversée de verbes opératoires, telle serait l’épreuve labyrinthique, entre déconstruction et déploiement, recourant non plus au machiavélique préfixe “re-” du redoublement, de la réitération et de la répétition, du monotone retour en arrière, dans l’espace dans le temps, mais à la particule “dé-” du détour, ce chemin qui mène au-delà de la terre connue, et fait de l’ailleurs un ici, un raccourci : “Le labyrinthe transporte dans le jardin beaucoup de préfixes en ‘dé-’ : il déboussole et amène très vite à perdre le nord, pour peu que le soleil se cache. Il déroute par la sinuosité de ses chemins, lesquels mènent on ne sait où, peut-être à un centre, peut-être à une impasse obligeant à faire demi-tour, peut-être à une rencontre désagréable, peut-être à une sortie espérée. Il suscite le délire, parfois érotique, ce qui obligea à fermer nombre de labyrinthes, ou la déraison, comme nous l’avons vu avec la Foscarina dans Le Feu. Et, d’une certaine manière, il désenchante le jardin, lequel se voit avec lui privé de ses attraits, faute de perspective et de floraisons, faute de charmes en dépit des charmilles, au profit d’une monotonie génératrice d’angoisse. Et en fin de compte, il délivre et dénoue, parce que cet innocent parcours a la fonction de métamorphoser celui qui s’aventure en ses rêts   .

 

Labyrinthe : là où s’éreinte l’errance

 

Choisissant pour exergue un vers d’Adonis, “Celui qui bâtit le monde est celui qui active son errance”, Édith de la Héronnière touche au cœur du dispositif. Son dernier chapitre est “Éloge de l’égarement”, entendu également comme vergogna, sprezzatura (nonchalance). Art de vivre et de tracer sa route par la méthode de l’égarement, qui “n’est pas un mot de sédentaire, mais un mot de l’errance géographique et mentale, dont il évoque les accidents, les zigzags et les fausses routes, les voies sans issue, la perte du nord et celle des sens, les divagations sous l’effet d’ivresses en tous genres, certaines exquises d’autres moins gracieuses”   . C’est sur ce dernier point que l’on voudrait conclure : ou comment l’égarement mis en lumière par Édith de la Héronnière trouve une actualisation forte et un large écho dans le terme d’errance, entendu au sens large.

Calvino, dans Le Défi au labyrinthe, imaginait déjà qu’il était possible que trouver l’issue revienne à se retrouver dans un labyrinthe plus vaste, enchâssant le premier. Le véritable labyrinthe, conçu comme dispositif, n’est-il pas toujours suspect d’être lui-même la pièce miniature et ciselée de multiples complications d’un labyrinthe à l’échelle supérieure, un palais de l’errance n+1 ? La perversité du dispositif s’affirme alors, encore accrue dans nos mondes virtuels. On songe alors à cet étonnant commentaire du narrateur dans Sans Soleil, et à travers lui de Chris Marker, méditant sur le Japon et ses joueurs qui s’enferment des heures durant dans l’atmosphère sans soleil des salles de jeux vidéo. Laconique, il extravague sur des images du plus célèbre jeu de labyrinthe, Pacman, créé au tournant des années 1980 par le Japonais Tōru Iwatani pour la société Namco, et jeu d’une infinie monotonie, fondé sur l’accélération des chasses de fantômes, ces nouveaux minotaures pixelisés   : “L’indépassable philosophie de notre temps est contenue dans le Pacman : peut-être parce qu’il offre la plus parfaite métaphore graphique de la condition humaine. Il représente à leur juste dose les rapports de forces entre l’individu et l’environnement, et il nous annonce sobrement que s’il y a quelque honneur à livrer le plus grand nombre d’assauts victorieux, au bout du compte, ça finit toujours mal”.

On relira alors Depardon dans Errance, pour reprendre la route encore et ne jamais s’arrêter. Ce seul mot en poche pour projet, il commence à enquêter sur le sens clinique, l’errance de certains patients, et part à l’aventure, dans des lieux qu’il ne connaît pas, en une quête initiatique où son regard change. Il remarque alors comment l’errance fait couloir : “C’est pourquoi l’idée de couloir est dominante dans Errance, c’en est peut-être l’idée principale. Je vois l’errance comme un couloir, matériellement, physiquement. Errance est un couloir qui part de Berlin, de la France, de je ne sais où, de quelque part, il ne va nulle part, il ne débouche sur rien, il s’arrête sur une chaise, une table, une voiture, à l’arrêt quelque part. Alors c’est un plan séquence bien sûr, c’est un travelling. Avec le travelling, on ne peut pas tricher. C’est la durée. C’est ce qu’on est, c’est la vie   . Quoiqu’il n’y nomme pas explicitement le labyrinthe, celui-ci, petit à petit, s’y révèle, couloir continu de l’errance photographique, un peu à la manière du Monumento continuo de Superstudio.

 

Il y aurait ainsi bien d’autres dispositifs labyrinthiques à étudier dans le monde virtuel, qui n’ont point pris racine dans nos jardins mais pour lesquels l’essai d’Édith de la Héronnière apporte également des éléments de compréhension et de mise en perspective. Qu’on ait ou pas la passion du labyrinthe, on trouve en effet dans cette figure un étonnant lieu commun, qui ouvre la discussion entre architectes, cinéphiles, plasticiens, littéraires, mathématiciens, chorégraphes et tant d’autres encore. Son étrange attraction est assurément redoutable : sans doute, il ne s’agit pas davantage de poser la question d’y entrer ni celle d’y sortir, comme le note Barthes dans son cours “La Métaphore du labyrinthe”, lui qui privilégie celle du ubi, celle du lieu où commence le labyrinthe. Il y aura à présent à poser la question du qua, ce qui revient à pratiquer une méthode traversière, pour reprendre un terme cher à Louis Marin, en un geste de pensée que l’essayiste maintient avec élégance tout au long de son cheminement pluridisciplinaire. De quelles spatialités, historicités et épistémologies, le labyrinthe est-il traversier ? Comment y apprenons-nous le jeu de passe-muraille, voire de passe-labyrinthe ? Pourquoi surgit-il si régulièrement comme motif central de l’œuvre, qu’il s’agisse de jardin, d’architecture, de littérature ou d’arts plastiques ? Souvent tapi dans l’œuvre, avant même qu’on ait commencé à l’y chercher, par souci d’étude, le labyrinthe est un paradigme fort. Mais si architectural soit-il, si fondé en universalité, le labyrinthe doit rester un concept nomade, conçu dans une historicité et non posé comme mythe d’éternité. Il y aura bien d’autres labyrinthes, pour les temps à venir