Un bel exemple des relations entre christianisme et culture classique dans l’Antiquité : entre attirance, rejet et dépassement.

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

Qui ne connaît Orphée ? Cette figure de la mythologie grecque évoque immédiatement au moins un souvenir d’école, pour les uns les Métamorphoses d’Ovide, pour certains la descente aux Enfers et la perte d’Eurydice, pour d’autres enfin le musicien d’exception qui charmait les animaux et la nature, sorte de lointain précurseur du joueur de flûte d’Hamelin. Mais qui penserait à mettre en relation Orphée et le christianisme, si ce n’est par goût du paradoxe, dans une volonté de rapprochement de deux extrémités de l’histoire antique ? C’est à cette étude, surprenante au premier abord, que nous invite Fabienne Jourdan dont la thèse, Orphée et les chrétiens, a été récompensée par le prix Hamman 2009-2010. Agrégée de lettres classiques et docteur en histoire de la philosophie, Fabienne Jourdan s’attarde dans ce premier tome, qui vient de paraître aux Belles Lettres, sur le traitement de la figure d’Orphée par un auteur essentiel du christianisme des premiers siècles, Clément d’Alexandrie (c. 140/150-c. 220). 

Il s’agit d’étudier l’appropriation du personnage d’Orphée par les chrétiens, qui reprennent un usage des juifs qui "avaient aimé représenter le saint roi David, le psalmiste inspiré, sous les traits d’Orphée charmant les fauves par sa musique et son chant"   . Les chrétiens s’emparent à leur tour de ce thème, et voient dans l’action apaisante du chant orphique un symbole de l’action salvatrice du Christ. Ce n’est donc pas un hasard si la figure d’Orphée subit un changement presque complet dans les écrits de Clément (150-220), prêtre à Alexandrie, grande capitale culturelle, lieu par excellence de la rencontre entre judaïsme et hellénisme.

Même s’il paraît parfois réservé aux spécialistes par sa forme, ce livre est susceptible d’intéresser un public bien plus large de par son sujet. Ainsi, certains passages d’analyse purement littéraire (vocabulaire, style, etc.) pourront certainement être lus rapidement par le non-spécialiste, d’autant plus facilement que le livre est découpé selon un plan très clair. De manière générale, le raisonnement est d’ailleurs facile à suivre car exposé de façon très didactique.

Clément : missionnaire et philosophe

Fabienne Jourdan s’intéresse donc à ce qu’on pourrait qualifier d’archétype du contact culturel entre paganisme et christianisme : issu d’une famille païenne, Clément, dont la vie s’étend entre le IIème et le IIIème siècles après Jésus-Christ, décide d’élaborer une œuvre destinée aux païens dont le genre – le protreptique, une forme de discours destiné à être lu – est emprunté à la philosophie classique, et dont le sujet – Orphée – est repris à la mythologie dans une perspective chrétienne. L’objectif est de convertir ses lecteurs à la "nouvelle" religion. Certes, voilà bien deux siècles que les adeptes du Christ existent mais ils sont encore méprisés (on les dit volontiers ignares) et parfois poursuivis. Le temps n’est pas encore aux persécutions générales des IIIe et IVe siècles mais les chrétiens ne manquent pas d’adversaires. Il est donc logique que l’œuvre de Clément se teinte d’apologie. L’auteur va même bien plus loin en choisissant le genre éponyme de son traité : Le Protreptique. Il s’inscrit alors dans la lignée des traités philosophiques qui, depuis Platon, ont une visée performative en cherchant à convaincre leur lecteur d’adopter un nouveau modus vivendi afin de poursuivre le "Souverain bien" – le Christ selon les chrétiens. On peut d’ailleurs rappeler que c’est à la suite de la lecture d’un protreptique, l’Hortensius de Cicéron, qu’Augustin de Thagaste (saint Augustin) décide de commencer une recherche spirituelle qui le mena à la canonisation…



La méthode adoptée est simple : exposer et réfuter les doctrines adverses pour ensuite chanter les louanges de sa propre philosophie-religion. C’est précisément dans cette deuxième phase que Clément n’hésite pas à utiliser le vocabulaire, ainsi que les références et codes culturels du public visé pour le séduire et enfin le convaincre. Ses arguments sont servis par une rhétorique soignée et une grande érudition qui lui acquièrent la confiance du lecteur méfiant. Clément d’Alexandrie tente ainsi "une hellénisation du christianisme et une christianisation de l’hellénisme pour montrer que sa religion s’approprie la meilleure part de la culture hellénistique qu’elle dépasse".

Orphée "métamorphosé"

Pour ce faire, il réserve un traitement inédit à la figure d’Orphée. Respectant le plan général de sa démonstration, le personnage mythologique subit tout d’abord une attaque en règle. D’abord présenté comme un repoussoir du Christ, Orphée cumule donc toutes les tares destinées à mettre en valeur le Sauveur chrétien : impuissance du personnage (parce qu’efféminé) comme de ses chants, fondateur d’une religion aux pratiques licencieuses et idolâtres au service du Démon, etc. Clément passe ensuite au crible tous les épisodes de la vie d’Orphée en les interprétant sous un jour néfaste, reproduisant certains des arguments développés bien avant lui par Platon à l’encontre du poète thrace. La parole orphique n’est plus positive mais elle est au contraire mortifère, en ce qu’elle constitue un appel à la débauche et aux sacrilèges.

Le portrait ne reste cependant pas aussi sombre puisqu’après avoir déconstruit la figure d’Orphée, Clément la réutilise comme un pont menant au Christ. Le point d’appui est la notion de logos dont l’attribut privilégié est le chant, orphique en l’occurrence. Agent divin et principe actif de l’univers pour les stoïciens, le logos est ici transfiguré en Logos, chant capable de convertir les hommes et de les sauver. Le terme qualifiait d’ailleurs le Christ dès l’Évangile de Jean : "Clément réussit à faire du Christ le premier citharède accompli, qui emprunte les traits d’Orphée pour les porter à leur perfection". À partir de là, l’auteur, toujours dans un souci de séduction, peut décrire le christianisme sous les traits d’une nouvelle religion à mystères, dont l’entrée nécessite une initiation. La métamorphose n’est plus une opération magique mais une élévation de l’âme vers Dieu, et les mystères ne consistent plus en des pratiques abjectes mais ont pour objet les hypostases divines.

Clément inaugure ainsi une tradition que les chrétiens reprirent et diversifièrent tout au long de l’Antiquité, que ce soit dans l’iconographie ou par le biais de la littérature. Le second tome de cette étude érudite s’intéressera à la postérité de ce procédé et approfondira la raison qui poussa les chrétiens à choisir la figure d’Orphée plus qu’une autre. La métamorphose est d’ores et déjà réussie chez le lecteur moderne, pour qui Orphée prend une tout autre dimension à la lecture de cet ouvrage !