Ouvrage consacré au Dieu serpent à plumes : Quetzalcóatl. L'auteur tente de révéler l’origine de cet Homme-Dieu et de ses transpositions, à travers les siècles.

Carmen Bernand est professeur émérite à l’université de Paris X et membre de l’Institut universitaire de France. Elle est également anthropologue et historienne des sociétés métisses de l’Amérique Latine. Elle nous offre aujourd’hui un ouvrage consacré au Dieu serpent à plumes : Quetzalcóatl. En balayant l’Histoire du Mexique, elle tente de révéler l’origine de cet Homme-Dieu et de ses transpositions, à travers les siècles. Avec soin, elle nous fait entrer dans l’univers des croyances du Mexique, où les anciens rites et traditions se mêlent à la religion catholique. 

 

L’origine du monde : le 5ème soleil

 

D’après les anciennes légendes mésoaméricaines, nous vivons dans l’ère du cinquième soleil. Au départ, le monde n’est qu’obscurité. Dans le ciel, réside le Dieu Ometeolt, le Seigneur de la Dualité. Il est, à la fois, homme et femme. Il engendre quatre fils : Xipe Totec, le dieu rouge, Tezcatlipoca, le dieu noir, Quetzalcóatl, le dieu blanc et Huitzilipochtli, le dieu bleu. Ces quatre dieux, assimilés aux quatre points cardinaux, vont être à l’origine de la création du monde et ainsi, du début de la légende des cinq soleils. Chacun préside un soleil. Ces cinq soleils représentent symboliquement des âges ou des ères nouvelles. Les dieux conçoivent un couple et donnent à la femme un grain de maïs pour "qu’elle puisse soigner les malades et les utiliser pour la divination et les sortilèges". Ils créent le temps, la mort et le ciel découpé en treize étages. Tezcatlipoca le noir devient soleil pour éclairer le monde. C’est en devenant soleil que Tezcatlipoca donne naissance au premier âge.

Le premier et le deuxième soleil durent treize fois cinquante deux années et s’effondrent, victimes des disputes perpétuelles entre Quetzalcóatl et Tezcatlipoca   . Le troisième soleil est présidé par Tlaloc et s’étend sur sept fois cinquante deux ans. Mais les habitants de cette époque, les macehuales (les laboureurs) vivent de manière trop misérable. Quetzalcóatl décide alors de mettre fin à ce monde en faisant pleuvoir le feu du ciel. Chalchiuhtlicue, celle de la jupe de jade, préside le quatrième soleil. Mais la rivalité entre les dieux continua et aboutit à l’achèvement de cette ère. Durant cinquante deux ans, l’eau submerge la terre. L’Homme est détruit et renaît poisson.

Après les quatre destructions du monde, les dieux se rassemblent à Teotihuacan pour discuter de la création d’une nouvelle ère : le cinquième soleil. Quetzalcóatl, ici, joue un rôle de premier ordre, il descend dans l’inframonde pour rapporter les os des anciennes générations afin de créer le cinquième soleil. Le serpent à plume occupe donc une place de premier plan dans le panthéon des divinités. Il est le père de notre ère. Il est important de noter que les hommes ne sont pas créés à l’image des dieux. Leur présence, sur terre, ne sert qu’à régénérer le soleil, grâce à leurs cœurs et à leur sang.

Afin de nous expliquer les différents mythes sur l’origine du monde, Carmen Bernand s’appuie sur différentes sources : les codex de l’ancien Mexique mais également les ouvrages rédigés par les religieux espagnols. Elle commente principalement, les écrits du franciscain, Andrés de Olmos, qui, vers 1539, rédige Historia de los Mexicanos por sus pinturas. Ce moine a la conviction qu’il faut comprendre les indigènes et leur histoire afin de pouvoir les évangéliser. Pour qui ne connait pas le Mexique et l’histoire de la Méso-Amérique, ce passage de l’ouvrage semble complexe. Les noms des dieux sont compliqués à retenir et les sources divergent sur certains aspects de la mythologie. Mais le style de Carmen Bernand en facilite grandement la compréhension et nous permet d’avancer dans l’énigme de Quetzalcóatl.

 

Quetzalcóatl l’homme 

 

L’ouvrage de Carmen Bernand expose les nombreuses versions du mythe ou de l’histoire de Quetzalcóatl-Homme. Cela permet au lecteur de comprendre toute la complexité de la pensée des mexicas. Dans chacune des variantes du mythe, les traits principaux du personnage sont présents et permettent, selon l’auteur, de retrouver l’idéal du dieu serpent dans certains hommes ou des leaders de l’époque contemporaine.

Quetzalcóatl est un personnage complexe. Il est décrit comme un être de grande vertu, un sage, humble et secourable. Chaque histoire se termine par une longue errance, où Quetzalcóatl doit fuir ses ennemis qui voient en lui, un usurpateur, un rival. Sa course l’entraine vers "une grande étendue d’eau", l’océan, où il disparait en promettant de revenir un jour.

 

De Teotihuacan, le Serpent à plume irradie toute la Méso-Amérique. Après l’effondrement de la grande cité, c’est à Tula, la capitale des Toltèques, que Quetzalcóatl laisse son empreinte indélébile, "c’est une utopie dont Quetzalcóatl est la pièce maîtresse". Les Toltèques, à l’image de leur dieu, sont unanimement considérés comme un peuple vertueux "à cause de la beauté de leurs œuvres". Le roi-prêtre de Tula est Ce Acatl Topiltzin Quetzalcóatl   , le dieu homonyme qui est le seul à être honoré dans la cité. Ce Acatl Topilzin est identifié à Quetzacoatl, il en est l’incarnation. De nombreux récits parlent du prêtre de Tula, mais les versions divergent sur la fin de sa vie. Certains prétendent que le prêtre se serait suicidé, ce qui fait référence au suicide collectif des Dieux pour créer le cinquième soleil, et d’autres évoquent la fuite du prêtre vers l’océan, dans un radeau de serpents "où il prend place et s’éloigne dans la mer vers Tlapallan". La civilisation Toltèque s’achève avec l’avènement des Aztèques.

Quetzalcóatl a promis de revenir. Mais en attendant son retour, il faut nourrir le soleil et les dieux pour que la course du soleil puisse continuer. Les sacrifices humains sont de plus en plus présents. Hommes, femmes, enfants sont sacrifiés au sommet des pyramides afin de régénérer le puissant soleil. Le cœur encore palpitant des victimes est arraché, le sang coule à flot, les corps des sacrifiés sont jetés du haut de la pyramide afin que le sang se déverse sur chaque marche de celle-ci.

En 1519, les caravelles du capitaine Hernan Cortés accostent au large de Cempoala (Veracruz). Moctezuma II, le roi de Tenochtitlan, envoie des émissaires pour accueillir l’Espagnol. Les Mexicas voient en Cortés, Quetzalcóatl qui est de retour. Moctezuma connait bien le mythe du serpent à plume : le dieu parti vers l’est, là où le soleil se couche, reviendra pour reprendre ce qui lui appartient. Le roi de Tenochtitlan sait ce qui l’attend. Il est pris de doute, mais ses croyances l’emportent et il accueille Cortés, comme l’incarnation de Quetzalcóatl. Les Espagnols demandent de l’or, beaucoup d’or, et par cela, ils violent les codes de la réciprocité, chers aux Mexicas. De plus, Cortés est horrifié par les sacrifices humains, et il exige l’arrêt de ces pratiques. Ces deux éléments jettent le discrédit des Mexicas et de Moctezuma sur Cortés. Nous connaissons tous l’enchaînement et la fin de l’histoire : guerres, massacres des indigènes, colonisation et le début de l’évangélisation.

Sur les traces des soldats, très rapidement, les moines débarquent au Mexique afin d’évangéliser les indigènes. Leur tâche sera longue et ardue. Ils doivent comprendre les anciennes croyances pour pouvoir inculquer le christianisme. C’est par un jeu d’assimilation qu’ils arriveront, peu à peu à leur fin.

La vierge de Guadalupe fusionne avec le culte de "Notre Mère": Tonantzin–Cihuacoatl, la femme serpent, la déesse principale du panthéon aztèque. Une chapelle vouée à Guadalupe est installée sur une colline dédiée à Tonantzin   . En superposant ce nouveau culte, on dissimule l’ancien. La ferveur est la même, mais l’imagerie religieuse diffère. En créant cette confusion, l’imagerie chrétienne est plus facilement intégrée. De nombreux autres dieux vont fusionner avec les saints chrétiens. Toci, la "grand-mère des dieux" deviendra Sainte Anne. Tezcatlipoca deviendra Saint Jean. Quetzalcóatl réapparaitra sous les traits de Saint Thomas. L’évangélisation sera une réussite, mais certaines pratiques, telles que le shamanisme et la prise de plantes hallucinogènes resteront. Un syncrétisme s’installe aussi bien dans les pratiques des "curanderos" les soigneurs, que dans l’imagerie populaire et chrétienne.

La construction de l’identité nationale mexicaine

 

Carmen Bernand termine son ouvrage sur la construction de l’identité nationale mexicaine et la revalorisation du passé indigène. L’indépendance du Mexique en 1821 ouvre également les portes du passé. La période coloniale "est effacée comme étant la page la plus sombre de l’histoire mexicaine". Le serpent à plumes, toujours présent dans l’esprit des Mexicains, incarne l’image du héros disparu pour mieux revenir. Il réapparait vers 1911 sous la figure emblématique d’Emiliano Zapata. Ce leader, accompagné d’une armée de paysans envahie les terres des grands propriétaires terriens afin de les redistribuer à tous les Mexicains expropriés. La révolution gagne le Mexique, Zapata devient une légende vivante, presque un dieu aux yeux du peuple mexicain. Mais le 10 avril 1919, le révolutionnaire tombe dans une embuscade, il est assassiné. Les partisans de Zapata refusent de croire en sa mort. Le mythique héros est toujours vivant. Le martyr de la révolution serait parti, ce n’est pas un abandon, mais nul ne sait où, vers l’est, comme Topiltzin, comme Quetzalcóatl. Zapata est parti vers l’orient et son retour est encore attendu. En 1994, le sous commandant Marcos et les insurgés du Chiapas se rebellent contre le libéralisme du président Carlos Salinas de Gortari. En 2000, les néo-zapatistes réclament l’autonomie et la reconnaissance des droits des Indiens dans le Chiapas. A Ixmiquilpan, au nord de Mexico, la population acclame le sous commandant Marcos comme étant Quetzalcóatl.

Le régime postrévolutionnaire donne naissance à une politique culturelle importante. De nombreux artistes illustreront le serpent à plumes. Le père noël est ainsi remplacé par Quetzalcóatl   . Les Chicanos, plus tard, reprendront l’image de ce dieu comme symbole. La littérature autour du serpent à plumes foisonne. D.H. Lawrence, Le Clézio, Castaneda, Jean-Yves Mitton reprendront ce thème. Carmen Bernand va plus loin encore. Elle propose d’analyser la série Stargate, et elle y trouve des similitudes avec les récits sur la ville de Tula et l’histoire de Quetzalcóatl. L’auteur, ici, essaie d’aller au bout d’une réflexion en démontrant l’importance et l’influence des anciens dieux mexica à notre époque. Pourtant ses références pourront faire sourire le lecteur. Stargate et Indiana Jones ne valorisent pas tellement ce point de vue. Nous savons que le dernier Indiana Jones est un affront pour tous les archéologues et historiens qui se respectent. Certes, nous retrouvons Quetzalcóatl dans Stargate et les Mayas dans Indiana Jones, mais cela ridiculise et défigure les anciennes croyances de la Mésoamérique.

 

Quetzalcóatl, le serpent à plumes de Carmen Bernand est une passionnante fresque de l’histoire mexicaine. L’auteur nous plonge dans l’univers de la Mésoamérique avec beaucoup d’adresse. Toutefois, il est dommage de terminer la lecture de ce livre par l’amère réalité du cinéma à gros budget et des séries télévisées