Dominique Paulvé retrace le parcours de la "secrète et mystérieuse Marie Cuttoli". Un portait sensible d’une femme ambitieuse et passionnée d’avant-gardisme. Un hommage à cette éditrice d’art qui, en intéressant les artistes majeurs du 20ème siècle à la tapisserie, a su ressusciter la gloire d’Aubusson.

Publié à l’occasion de l’exposition "Métamorphose de la tapisserie à Aubusson dans la première moitié du 20ème siècle", qui se tient actuellement au Musée départemental de la tapisserie de cette ville, l’ouvrage de Dominique Paulvé rend hommage à Marie Cuttoli (1879-1973), instigatrice au début des années trente du renouveau de l’art de la lice. Méconnue du grand public, c’est pourtant elle qui avait invité des artistes tels que Lurçat, Rouault, Picasso ou Dufy à donner des cartons de tapisserie destinés à être transformés par les liciers d’Aubusson en chefs-d’œuvre textiles. Non seulement les peintres qui participèrent à l’aventure furent conquis par cette nouvelle expérience, mais aussi les collectionneurs les plus éclairés de leurs temps parmi lesquels Helena Rubinstein et le célèbre docteur Barnes. La postérité n’a pourtant retenu que la figure tutélaire de Jean Lurçat et les éditions de Marie Cuttoli furent longtemps méprisées des historiens d’art assimilant son œuvre à des fac-similés de peintures. Michèle Giffault, conservatrice du musée d’Aubusson, invite dans la préface de cet ouvrage à casser ces préjugés et à poser un regard neuf sur le travail de l’éditrice. Alors que la tapisserie d’Aubusson vient d’être reconnue comme patrimoine immatériel mondial de l’UNESCO, le temps est enfin venu de rendre à Marie Cuttoli sa place de pionnière dans l’histoire de la rénovation de la tapisserie d’Aubusson au siècle dernier. C’est chose faite avec ce séduisant ouvrage.

 

Une femme moderne 

 

Marie Cuttoli, née Bordes, passe son enfance à Tulles avant que sa famille ne rejoigne Paris en 1895. D’un esprit libre, Marie ne souhaite pas s’engager dans des études ni ne ressent le besoin de se marier et de fonder une famille comme les autres jeunes filles de son âge. Curieuse, elle profite de la vie parisienne, visite les boutiques de mode et les galeries d’art où elle est séduite par les créations modernes. Si ces années passées au contact de l’avant-garde seront déterminantes, ce sont, par la suite, deux rencontres qui allaient encourager la vocation de cette femme ambitieuse. D’abord, celle de Paul Cuttoli, maire de Philippeville en Algérie, qu’elle épouse en 1920. Puis, quatre ans plus tard, celle du physiologiste Henri Laugier avec qui elle devait vivre pendant cinquante ans une profonde passion affective et intellectuelle. La vie de Marie Cuttoli se déroule alors entre le palais algérien de Dar Meriem, la villa Shady Rock à Antibes, le duplex de la rue de Babylone à Paris, Aubusson et les Etats-Unis. Autant de lieux qui deviennent les points de rencontres avec les personnalités de l’avant-garde tels que Man Ray, Pablo Picasso, Paul Eluard ou Helena Rubinstein.

Dominique Paulvé nous fait ainsi parcourir la vie de Marie Cuttoli. Un récit délicat et intelligent d’une vie qui se déroule comme un roman, complété par de nombreuses photographies inédites, nous faisant pénétrer un peu plus dans l’intimité de cette femme moderne.

 

L’invention de la tapisserie moderne

 

Son mariage avec Paul Cuttoli avait entraînée Marie à Philippeville. C’est là, au contact des brodeuses de la médina, que devait naître sa vocation. Elle commande dans un premier temps à des artistes comme Natalia Gontcharova des modèles de robes qu’elle fait exécuter par les brodeuses algériennes. Elle décide par la suite de créer un atelier de tissage à Sétif, où les jeunes femmes exécutent les cartons de tapis commandés aux peintres contemporains et notamment à Jean Lurçat. Le succès de ces premiers essais donne à Marie Cuttoli l’idée d’élargir sa production de tapis à celle de la tapisserie. Elle choisit pour cela de s’appuyer sur le talent des liciers d’Aubusson. "J’ai désiré mettre cette immense richesse de technique traditionnelle au service de l’art le plus vivant, le plus audacieux, le plus porté vers les richesses d’avant-garde", déclare-t-elle. C’est ainsi qu’elle convainc des artistes tels que Lurçat, Rouault, Picasso, Miro, Matisse, Léger ou Le Corbusier de lui donner des cartons. À l’aube des années trente, la tapisserie marchoise s’ouvrait à la modernité   .

Marie Cuttoli diffuse ses créations à Paris, dans sa boutique Myrbor, ouverte en 1922, 17 rue Vignon dans le quartier de la Madeleine. D’abord dédiée à la mode, celle-ci sera bientôt consacrée aux tapis, tapisseries et peintures, présentés dans un décor aux volumes épurés commandé en 1926 à l’architecte André Lurçat, frère de Jean Lurçat. Dominique Paulvé retrace avec précision les vies successives de la boutique Myrbor, qui devint la galerie Vignon puis la galerie Jeanne Bucher-Myrbor suite à l’association de Marie Cuttoli avec la célèbre galeriste. Après la guerre, l’ambitieuse éditrice, qui n’a plus de boutique, se lance dans une nouvelle et dernière association avec Lucie Weill.

À la lecture du livre de Dominique Paulvé on mesure l’importance des liens qui unissent la discrète Marie Cuttoli au mouvement moderne. Dès le début des années vingt, les créations Myrbor sont ainsi venu illuminer de nombreux aménagements de l’époque, commandés par une prestigieuse clientèle férue d’avant-garde. Au fil des pages du livre, nous pénétrons tour à tour dans le "studio" de Jacques Doucet rue Saint-James à Neuilly, dans l’hôtel particulier de Robert Mallet-Stevens ou bien encore dans l’appartement parisien de Pierre David-Weill conçu par André Lurçat. À New York, Helena Rubinstein pare le grand salon de son appartement de Park Avenue de tapis et tapisserie de Lurçat, Picasso et Rouault, contribuant ainsi à faire connaître Myrbor aux Etats-Unis. Plusieurs tapisseries entrent également dans la prestigieuse collection du docteur Barnes. Grâce au soutien de ce dernier, sensible à la beauté neuve des créations Myrbor, Marie Cuttoli expose dès 1936 dans les plus grands musées américains. L’audacieuse éditrice a alors réussi le pari d’entraîner la tapisserie française sur la voie de la modernité. Sous son impulsion, un savoir-faire ancestral renaissait et rayonnait bien au-delà des frontières de l’hexagone.

 

Une fabuleuse collection d’œuvres d’art

 

Henri Laugier est pour Marie Cuttoli celui avec qui "elle peut échanger ses réflexions sur le monde de l’art, quelqu’un qui l’adore et la comprend, est concerné par son travail, sait lui donner des conseils et lui envoyer des petits mots de soutien". Le couple est par ailleurs animé par une passion commune pour l’art et va constituer, dans le duplex de la rue de Babylone, une incroyable collection réunissant les plus grands artistes de leur temps.

Dominique Paulvé retrace l’histoire de cette fabuleuse collection et donne à voir plusieurs photographies de l’appartement où les boiseries Art déco disparaissent derrière les toiles de Picasso, Léger ou Dufy qui, avec les tapis de Lurçat et les sièges garnis de tapisseries de Miro, s’imposent comme les témoins d’une vie professionnelle et privée passée aux côtés des artistes les plus éminents de leur temps. La collection Cuttoli-Laugier sera célébrée à travers de nombreuses expositions en France et à l’étranger avant que le couple ne décide en 1963 de donner une partie des oeuvres au Musée national d’art moderne et que le reste de la collection ne soit vendu, au profit du CNRS.

En 1965, Marie Cuttoli et Henri Laugier quittent le 7ème arrondissement de Paris pour se retirer à Shady Rock, où il disparaissent tous deux à trois mois d’intervalle, en 1973. À Paris, le 55 rue de Babylone devait renaître en devenant l’écrin d’une nouvelle collection d’exception, celle d’Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé