Portraits de dix hommes engagés en faveur des droits des femmes dans la Grande-Bretagne d’avant 1914.

La mémoire bronze souvent les luttes les plus justes, leur donnant reflet d’évidence. En considérant le combat des femmes pour le suffrage au XIXème siècle, la tentation est ainsi grande d’opposer sans nuance les forces du progrès et celles d’un conservatisme appelé à une défaite inéluctable. La différence entre histoire et mémoire se joue sur cette notion d’inéluctabilité ; l’histoire comme discipline scientifique cherche en effet à nous délivrer de l’illusion téléologique en rappelant que la matière du temps est l’imprévu   . En dénaturalisant les choix courageux de certains hommes et femmes d’autrefois, le chercheur les grandit plus qu’il ne les minore. Sous la plume de l’historien, ces engagements apparaissent pour ce qu’ils étaient : le produit de l’intime conviction de personnalités qui cheminaient dans l’incertitude, même si elles nourrissaient fréquemment la conviction de s’inscrire dans un certain sens de l’histoire. Rien n’était écrit par exemple au XIXème siècle du succès des revendications en faveur de l’accès des femmes au suffrage en Grande-Bretagne ! 

 

Diversité du mouvement suffragiste

 

Il subsiste en France, un rien de condescendance pour le combat suffragiste. Tout enseignant en a fait l’expérience s’il a évoqué dans ses cours les violences perpétrées par la Women Social and Political Union (WSPU) d’Emmemine et Christabel Pankhurst en 1912-1913. Résumons la pensée des étudiants : "ces bourgeoises réclamaient le droit de vote pour elles, mais les ouvrières auraient préféré un salaire plus élevé" ou "était-il bien nécessaire de se jeter sous le cheval du roi pour cela ?". La tentation est grande pour eux –pour nous– de verser ces manifestations au chapitre des excentricités britanniques. Comme il serait confortable de partager, même malgré soi, les analyses de l’historienne Mona Ozouf et de se réjouir avec elle que "la singularité privilégiée des rapports de sexe en France" – les relations entre hommes et femmes y auraient plus reposé, depuis les Lumières, "sur la séduction et l’échange que sur l’affrontement"– ait évité à notre pays ces désordres par trop anglais  

A tous les enseignants qui voudront mettre l’accent sur la diversité du mouvement suffragiste en s’aidant de quelques exemples, loin de la caricature des "bourgeoises hystériques" et, plus largement, à tous les lecteurs curieux, on ne peut dès lors que recommander l’ouvrage dirigé par Martine Monacelli et Michel Prum   . Il se compose de dix portraits d’hommes qui, entre les derniers feux du XVIIIème siècle et les premiers coups de canon du XXème, luttèrent pour l’amélioration de la condition féminine et l’accès des femmes au droit de vote. A voir la forme atypique du livre, on pourrait craindre une confusion entre discours militant et démarche scientifique, entre mémoire et histoire. Ces biographies en quelques pages ressemblent en effet à des tabula gratulatoria et rappellent la démarche d’une première historiographie – désormais datée ?–, articulée autour des grandes ancêtres de la cause féministe. Il n’en est rien ! L’appareil scientifique impressionnant et la sympathie des auteurs pour leur sujet respectif se répondent au contraire avec bonheur pour faire de ces pages une contribution originale à l’étude du féminisme et des rapports hommes/femmes au Royaume-Uni. 
     

Des hommes, pas seulement des maris
 

L’ouvrage répond d’abord, de manière nuancée et subtile, à la question des origines de l’engagement féministe de ces dix pionniers britanniques. Ceux-ci subissent moins l’influence de femmes ou d’amies dominatrices qu’ils n’épousent un combat auquel ils ont été sensibilisés par leur éducation ou leur mode de vie antérieur. Les premières critiques du mariage n’attendent pas, chez le philosophe William Godwin (1756-1836), ses premiers échanges avec Mary Wollstonecraft. Quant à John Stuart Mill (1806-1873), il apparaît déjà sensible à la question du droit de vote des femmes avant "le début de l’amitié la plus importante de [s]a vie   " – la formule désigne sa rencontre avec Harriet Taylor, sa future épouse–. Chez Frederick Lawrence (1871-1961) ou même chez Frederick Lewis Greig (1875-1961), que le Daily Mirror caricatura en "mari faible, à la virilité vacillante"   à l’occasion de son mariage avec Teresa Billington en 1907, le féminisme ne prenait pas racine sur un terrain vierge. L’un manifestait avant ses épousailles une curiosité marquée pour d’autres civilisations et modes de vie (l’Inde notamment), où les rapports entre hommes et femmes étaient nécessairement différents ; le second se piquait de "réflexions sociales" avancées. Leur choix d’adjoindre le nom de leurs épouses au leur, comme pour traduire jusque dans l’identité sociale l’égalité qui présidait à leurs rapports conjugaux, n’était, en ce début du XXème siècle, pas moins subversif que les violences perpétrées par les plus exaltées des membres de la Women Social and Political Union (WSPU) de Christabel Pankhurt juste avant la Première Guerre mondiale.

Un lecteur français ne pourra manquer d’être frappé par la manière dont la vie privée nourrit, dans les dix portraits ici tracés, les réflexions exprimées dans la vie publique. Il est difficile, par exemple, de faire la part de l’expérience, voire du plaidoyer pro domo, et des considérations purement philosophiques ou politiques dans les articles de William Johnson Fox (1786-1864) en faveur de l’éducation des femmes. Ils furent publiés par le Monthly Repository à partir de 1827. Comme l’écrit Neil Davie à la suite de l’historienne Barbara Caine, les prises de positions de ce théologien dans l’organe de presse de l’Eglise unitarienne étaient peut-être "déterminé[es] plus par sa propre situation et ses besoins que par une conversion subite à la cause féminine". Sa vie privée pouvait alors être qualifiée de peu conventionnelle, voire de scandaleuse : sans être divorcé, il entretenait des rapports intimes avec Eliza Flower, une jeune femme admirée entre autres par John Stuart Mill et le poète Robert Browning. Cette perméabilité entre vie privée et vie publique ou, plutôt, entre bonheur privé et bonheur public dans la société britannique du XIXème siècle est elle-même digne d’intérêt. Les féministes pensaient peut-être autant le "souhaitable" à partir de ce qu’ils vivaient dans leur couple, qu’ils importaient dans le cadre du foyer des principes déduits de leurs convictions. C’est bien sur le mode de la conversation, donc d’un rapport égalitaire, qu’Emmeline et Frederick Pethick-Lawrence envisageaient ainsi leur couple. Plus globalement, lorsque hommes aussi différents que William Thompson (1775-1833) et Edward Carpenter (1844-1929) s’élevaient contre la consécration des inégalités entre les hommes et les femmes, ils le faisaient aussi en référence à leur expérience : celle d’une amitié fondée sur un rapport d’égalité avec des femmes exceptionnelles, Anne Wheeler et Isabella Ford. 
     

Les Dissidents et la cause des femmes au XIXème siècle
     

L’immixtion entre les préoccupations religieuses et les prises de positions politiques se rencontre dans plusieurs de ces vies d’engagement. Nombre de ces hommes qui épousèrent la cause des femmes étaient des Dissenters, ces protestants non anglicans qu’on retrouvait déjà dans les mouvements radicaux en faveur d’un redécoupage électoral et d’une extension du suffrage en Grande-Bretagne à partir de la fin de XVIIIème siècle. L’Eglise unitarienne se serait distinguée à cet égard comme une véritable "religion des femmes"   . Fondée officiellement en 1774, elle comptait à peine 50.000 fidèles au mitan du siècle, mais fournit à la cause du féminisme plusieurs avocats de premier plan. Cette Eglise se distinguait par une très grande hétérogénéité doctrinale, mais aussi par son approche de la Bible : le "Livre" y était regardé comme un texte historique autant que divin. Les unitariens rejetaient surtout l’idée d’un péché originel, ce qui exonérait les femmes de toute responsabilité particulière pour la corruption du monde. William Johnson Fox et Frederick Pethick-Lawrence appartenaient à cette Eglise, dont les adeptes étaient nombreux parmi les amis de John Stuart Mill, par exemple. 
      

Quand l’histoire des femmes et du genre informe l’histoire politique


Plusieurs contributions insistent aussi sur la difficile articulation entre la lutte pour le droit de vote des femmes et le combat pour le suffrage universel. John Stuart Mill tenait par exemple à l’idée d’une éducation au suffrage : il jugeait plus urgent de permettre aux femmes éduquées de participer aux opérations électorales que de généraliser le droit de vote aux catégories les plus pauvres de la société. A l’inverse, les militants ouvriers de la fin du XIXème ou du début du XXème siècles ne plaçaient pas nécessairement le suffrage féminin au premier rang de leurs préoccupations. L’engagement d’un George Lansbury, fondateur avec Keir Hardie de l’Independant Labour Party en 1893, n’en fut que plus courageux. Il organisa la première grande manifestation féministe de Grande-Bretagne, en novembre 1905. Après un défilé dans les beaux quartiers, les manifestantes se dirigèrent vers le 10, Downing Street, où le Premier ministre Arthur James Balfour dut les recevoir. Une autre question passionnante est ainsi soulevée par ce livre : celle de la collaboration entre les ligues masculines et féminines en faveur de l’extension des droits des femmes. Or, il semble bien que le front commun entre ces organisations plus souvent mixtes qu’exclusives se soit déchiré un peu avant 1914, sur la question de l’usage de la violence. En ce sens, rien n’annonçait en 1914 le proche succès du combat pour le suffrage féminin en Grande Bretagne. Le féminisme y était même, en un sens, plus divisé que jamais !

L’ouvrage dirigé par Martine Monacelli et Michel Prum intéresse, au-delà de l’histoire des femmes et des rapports entre les sexes, l’histoire politique du Royaume-Uni. La multiplication des associations masculines visant à promouvoir le suffrage féminin entre 1897 et 1914   témoigne en ce sens de la précocité de la culture associative – et, pourrait-on ajouter, partisane – dans ce pays. Le livre évoque également les rapports entre la famille des libéraux et celle des "socialistes" au XIXème siècle. En l’espèce, c’est encore la nuance qui l’emporte, loin des affrontements ou de l’imperméabilité des cultures politiques que nous serions tentés d’imaginer. L’utilitarisme benthamien – où la réflexion sur l’apport des minorités à la société tenait une place importante, voir l’Essai sur la pédérastie de Bentham en 1785 – était ainsi regardé comme un "grand ancêtre" par un utopiste comme Robert Owen ; le libéralisme de James Mill ou de son fils John Stuart faisait figure de "cousin éloigné" pour le "socialiste" William Thompson. Les échanges entre l’utilitarisme "libéral" et les premiers penseurs du socialisme britannique étaient constants.

L’émergence du travaillisme britannique, quelques décennies plus tard   , et le déclin conséquent du Parti libéral, forment un autre des arrière-plans très riches de l’ouvrage. On comprend que le combat des féministes qui, comme Victor Duval (1885-1945) furent emprisonnés pour leurs idées, affaiblit des libéraux dont l’opinion publique finit par condamner les atermoiements et la mauvaise foi sur la question du suffrage féminin. Comme l’écrit Martine Monacelli dans son introduction, "les leaders conservateurs furent en général plutôt favorables à l’octroi du vote aux femmes sur les mêmes critères que les hommes, et leurs adhérents plutôt hostiles ; chez les Libéraux, qui craignaient que les femmes votent conservateur, ce fut l’inverse"   . Les craintes des Premiers ministres Asquith et Lloyd George   quant aux effets électoraux du vote des femmes préfiguraient celles des radicaux français, qui firent échouer les lois sur le suffrage féminin dans les années 1920 et 1930. Y aurait-il une morale genrée de l’histoire ? Libéraux comme radicaux connurent le déclin après s’être s’égarés dans ces médiocres calculs de boutique électorale. De plus superstitieux que nous pourraient dès lors s’écrier : "Malheur aux adversaires de l’égalité des sexes ! En démocratie, ils finissent toujours par être punis dans les urnes"