Au seuil du cent-cinquantenaire de la proclamation de l’Unité italienne, ce livre met l’accent sur le rôle de la maison de Savoie dans le processus de construction de la nation.

Le 17 mars 1861, Victor-Emmanuel II de Savoie est proclamé "roi d’Italie par la grâce de Dieu et par la volonté de la Nation" face au tout nouveau Parlement italien réuni pour l’occasion. À cette date, des régions entières qui aujourd’hui composent le pays demeurent certes sous la domination étrangère. Venise ne serait par exemple annexée au royaume que cinq ans plus tard, et Rome attendrait septembre 1870 avant d’être "délivrée" de la domination pontificale. Mais il ne reste pas moins que, en ce printemps d’il y a cent-cinquante ans, se conclut la première étape du Risorgimento nationale sous l’autorité de la maison de Savoie.

Les protagonistes politiques qui se sont battus pour la réunification de la péninsule au cours des années précédentes savent que s’ouvre, en cette année 1861, une phase nouvelle de l’histoire d’Italie – histoire qui ne se passera plus seulement sur les champs de bataille. Ces hommes ont conscience que le pays reste toujours une expression géographique tant que n’existe pas une identité nationale qu’il faut créer de toute pièce. Comme le résume quelques semaines plus tard, l’ancien premier Ministre piémontais Massimo d’Azeglio : "Nous avons fait l’Italie. Maintenant nous devons faire les Italiens".

Catherine Brice consacre son livre, tiré de sa thèse, à l’analyse de ce deuxième moment du Risorgimento. Elle entend comprendre le "rôle de la monarchie dans l’instauration d’un sentiment national en Italie"   . La réflexion de l’auteur, qui est professeure à l’université Paris-Est Créteil et enseigne également à Science-Po Paris, est d’autant plus intéressante qu’elle permet de combler un vide historiographique singulier. Aucune étude d’envergure n’avait, avant ce travail, cherché à comprendre le rôle des Savoie dans l’Italie post-unitaire. Les efforts des souverains de cette dynastie pour forger un sentiment national avaient été effacés par leur compromission avec le fascisme à partir des années 1920.

Un projet politique pour l’Italie

Après avoir posé les termes du problème et justifié les méthodes adoptées dans une introduction qu’on retiendra comme un modèle en son genre, Catherine Brice s’attache à retracer la place de la monarchie à l’intérieur du nouvel État unitaire. Celle-ci se révèle centrale, à la fois sur le plan juridique, car la charte octroyée en 1848 (le Statuto) jette les bases d’une monarchie constitutionnelle avec une forte marge d’autonomie pour le roi, et sur le plan politique, car la monarchie est perçue par l’opinion publique comme le seul garant de l’indivisibilité de la nation, face au localisme et aux divisions partisanes.

En effet, pendant les premières décennies de l’Unité, la monarchie savoyarde réussit à renforcer sa propre légitimité à la faveur des plébiscites organisés dans les régions annexées et grâce à sa capacité à greffer son autorité sur la "culture politique monarchique" largement répandue dans la péninsule. Autrement dit, les nouveaux souverains deviennent les figures centrales de la nouvelle "religion civile" italienne.

Catherine Brice souligne le rôle actif joué par les couples royaux dans ce processus "d’invention de la tradition", grâce aux voyages sur l’ensemble du territoire, aux interventions de bienfaisance au moment des grandes catastrophes nationales et à la création d’un réseau de clientélisme royale (élargissement de pensions, système de dons et contre-dons) construit selon une précise logique politique. Ainsi, au fil de pages, suit-on la transformation d’une monarchie qui est certes demeurée fortement enracinée à ses origines piémontaises, mais a su construire l’image d’une dynastie légitime, destinée à gouverner l’Italie unie. Le chapitre dédié aux "fêtes de la monarchie" et aux anniversaires royaux, qui rythment la vie de l’Italie unitaire, est particulièrement intéressant à cet égard.


Cette capacité à créer une tradition en intégrant les anciennes cultures régionales et religieuses atteint son sommet au moment des funérailles royales de 1878 et de 1900. À ces deux occasions, la nouvelle dynastie et ses serviteurs se trouvent confrontés au problème de la création de symboles qui puissent rassembler le pays. Ainsi, lucidement et consciemment, les responsables politiques exploitent-ils la situation pour transformer les "deux morts en deux légendes" au profit de la monarchie. Là où Victor-Emmanuel II est panthéonisé en tant que "Père de la Nation" qui a construit l’Italie sur les champs de bataille, son fils Humbert Ier, dont l’image est plus controversée, est célébré comme un roi martyr, victime des tensions politiques qu’il a inutilement cherché à apaiser   .

Il serait inutile de reprendre ici dans les détails ce processus de "mise en scène" des funérailles et la progressive "cristallisation d’une communauté nationale", Catherine Brice traite de manière exhaustive ces moments de deuil. Il suffit de rappeler que les cérémonies funèbres donnent lieu à des tractations complexes entre un État laïc né sur les dépouilles de l’État pontifical, une papauté farouchement opposée à toutes funérailles qui pourraient justifier, même a posteriori, les prétentions des Savoie, et les évêques soumis aux menaces verbales et physiques des élites politiques locales, qui exigent des manifestations en l’honneur du roi défunt.

Plus globalement, Catherine Brice met l’accent sur cette inlassable volonté des Savoie de constituer le trait unificateur de la nouvelle tradition italienne qui est en train de se mettre en place. Elle nuance ainsi les traditions historiographiques catholiques et marxistes, très critiques par rapport à l’œuvre des premiers rois d’Italie.

Une monarchie en évolution

Si la première partie du livre traite de la monarchie comme sujet agissant, la seconde s’interroge sur la place des Savoie dans le débat politique après l’Unité italienne. Quel est le rôle de la monarchie dans le processus de politisation du pays ? La monarchie constitue-t-elle une culture politique, dans le contexte spécifique de l’Italie de la fin du siècle ? Dans les deux cas, Catherine Brice plaide pour une réponse positive.

Elle analyse en effet l’évolution de la lutte politique et remarque la progressive création d’une "nébuleuse monarchiste" qui devient un élément incontournable de la vie post-unitaire. Face aux résistances catholiques qui perdurent et à la montée en puissance de mouvements anti-systémiques (républicains et socialistes), un réseau libéral et monarchique se met en place, notamment dans les régions les plus politisées. Une "culture politique particulière" se développe, "qui, sous des dehors traditionnels […], conduit en fait l’Italie vers la perception de sa propre réalité de nation"   . Elle mêle des modalités de mobilisation archaïques, liées aux notabilités locales, à d’autres formes d’association plus modernes (groupes d’anciens combattants ou sociétés politiques).

Catherine Brice parle à ce propos d’une "culture de transition", parce que, son étude le souligne bien, les premières décennies de la vie unitaire voient une évolution continuelle de la perception de la monarchie. Si dans les années 1870-1880 le roi est jugé intouchable par l’opinion publique, en revanche les débats et les pratiques collectives de la fin du siècle montrent que la monarchie est de plus en plus considérée comme un acteur politique, dont l’action est d’autant plus souhaitée par une partie de la société italienne qu’elle est contestée par une autre. Au début du XXe siècle donc, le jeune roi Victor-Emmanuel III doit se confronter à une nouvelle Italie et réinventer un rôle pour la monarchie face aux aspirations à la démocratisation de son peuple.


"O si fa l’Italia, o si muore !"  

Au final, le livre de Catherine Brice se révèle un formidable outil pour comprendre l’Italie ; l’Italie post-Unitaire en premier lieu, fondée sur le mythe du "destin italique" de la maison Savoie, mais aussi l’Italie contemporaine du XXIe siècle, de plus en plus fissurée par l’absence d’un projet politique national.

L’étude est construite sur l’exploitation d’un vaste ensemble de sources d’archives qui sont interprétées de manière novatrice et cohérente avec la grille interprétative mise au point dans l’introduction de l’ouvrage. En empruntant des concepts à la sociologie politique, Catherine Brice écrit une saisissante histoire politico-culturelle de la monarchie et de l’Italie post-unitaire. L’action des Savoie est replacée dans son contexte et ses buts politiques sont expliqués dans les détails, en présentant au lecteur toute une palette d’hypothèses qui sont débattues sans jamais être imposées. Les qualités principales de cette œuvre résident justement dans sa capacité d’analyse des pratiques et dans son habilité à déconstruire la répétition sérielle des gestes pour en dégager le sens politique. On prend donc plaisir à lire ce livre ; le style en est soigné et agréable, quoiqu’il s’agisse de la version publiée d’une thèse de doctorat.

On ne peut certes pas s’empêcher de se demander si les conclusions de l’historienne, qui plaide pour une action décisive de la monarchie dans le processus de nation building, ne sont pas influencées par le type de sources qu’elle exploite.
Revenons par exemple au chapitre des funérailles royales de 1878 et de 1900. Catherine Brice montre bien comment la participation au deuil (envoi de télégrammes, construction de monuments, etc.) est différente selon les régions et influencée par les équilibres politiques locaux. Et de conclure "que le sentiment d’attachement dynastique s’est manifesté dans l’ensemble de la péninsule", constituant un premier symptôme d’une opinion publique nationale unifiée   . N’aurait-on pourtant pas pu arriver à d’autres conclusions sur ce thème ? S’il est important d’analyser les funérailles des rois d’Italie pour comprendre la volonté des Savoie de construire leur légitimité et de former une nation, est-on est si sûr qu’à travers l’étude des réactions du pays à la mort du roi, on puisse mesurer la création d’un sentiment d’identité "italienne" ? Comment exploiter des sources conçues, dès le départ, pour exalter l’importance des Savoie et qui pourraient donc fausser les conclusions du chercheur ? On pourrait douter plus globalement de la capacité de ce genre de sources à capter les humeurs et les évolutions d’un pays caractérisé par un fort clivage entre sa représentation officielle et sa réalité officieuse, entre un État porteur de valeurs (laïcité, centralisation, nationalisme) partagées par une minorité qui a longtemps été la seule élite politique de l’Italie libérale.

Ce ne sont pourtant là que des nuances. L’œuvre de Catherine Brice éclaire de manière magistrale un aspect nouveau de l’histoire de l’Italie post-unitaire. En reconstruisant le projet politique des Savoie, l'historienne questionne indirectement l’actualité. Elle nous rappelle tout au long du livre le but premier de tout action politique : imaginer et construire le futur des communautés auxquelles on appartient, à l’aide des valeurs auxquelles on croit. Ainsi Catherine Brice, en dévoilant la capacité des dirigeants italiens du XIXe siècle à imaginer un système de valeurs communes à l’ensemble des citoyens, fait-elle ressortir par contraste la pauvreté intellectuelle de la classe politique italienne actuelle, obsédée par le destin d’un seul homme, tandis que leur pays est doucement en train de se défaire.

Le cent-cinquantenaire de l’unité est dans six mois… C’est peu dire qu’une traduction de ce livre en italien serait la bienvenue !