Un plaidoyer pour le rapprochement de l’économie et des autres sciences sociales, ou comment l’introduction de l’identité dans les fonctions d’utilité modifie des résultats économiques classiques.

L’identité a fait son entrée dans l’analyse économique depuis une dizaine d’années. Des travaux pionniers tels que ceux d’Alesina, Baqir et Easterly (1999) ont ainsi mis en avant le rôle de l’identité ethnique dans la fourniture de biens publics aux Etats-Unis, et ont depuis été suivis par de nombreuses études. Mais aucune étude théorique n’avait systématiquement étudié les conséquences de l’introduction de l’identité dans le mode de raisonnement économique. C’est là l’objet d’une collaboration de plus de dix ans entre George Akerlof et Rachel Kranton, dont ils nous résument les principales conclusions dans leur court ouvrage Identity Economics.

 

Il est composé de quatre parties, la première présentant le modèle construit par les auteurs, les deux suivantes en présentant des applications (à l’école et au travail tout d’abord, puis au genre et à la race) pour lesquelles leur modèle change les conclusions des modèles d’utilité plus classiques, et la quatrième défendant l’apport de ce modèle à l’économie en tant que science.

Destiné au grand public, il ne nécessite pas de connaissances particulières du jargon économique (les auteurs ont même prévu une "Pierre de Rosette" pour expliciter les quelques termes techniques qu’ils emploient). Plus encore, il peut se lire comme un véritable plaidoyer pour un plus grand dialogue entre l’économie et les autres sciences sociales, les auteurs faisant d’incessants allers retours entre la sociologie et leurs propres travaux : pour justifier la construction de leur modèle, d’abord, et pour en illustrer les implications ensuite. Car les auteurs veulent "réintroduire les passions humaines et les institutions sociales dans la science économique". En ce sens, ils ambitionnent de rattraper le retard accumulé par l’économie sur les autres sciences sociales quant à l’explication des choix des individus, et s’inscrivent explicitement dans la lignée de Gary Becker pour l’introduction dans la fonction d’utilité de variables autres que strictement économiques.

 

Introduire l’identité dans la fonction d’utilité

 

Les auteurs ont en effet formalisé l’introduction de l’identité dans les fonctions d’utilité classiques des économistes : là où jusqu’à présent les économistes ne laissaient de place qu’aux préférences individuelles, ils autorisent l’influence des normes sociales de comportement.

Plus précisément, en plus des préférences individuelles, l’utilité dépend chez eux également de la distance entre la norme sociale correspondant à l’identité de l’individu et le comportement effectif de celui-ci (ce qu’ils appellent "l’utilité d’identité", identity utility). Il ne s’agit ainsi plus de ne prendre en compte uniquement le fait d’aimer ou non un comportement, mais également d’évaluer la distance entre ce comportement et le comportement correspondant à sa propre identité. La norme n’est donc pas entendue ici comme une règle à respecter au risque d’être puni, mais comme une règle intériorisée dont la transgression génère en soi une perte d’utilité.

Ainsi, chacun est défini par une catégorie sociale (son identité) à laquelle correspond une norme de comportement. Cette norme affecte alors à son tour le comportement effectif de l’individu car la respecter entraîne un gain "d’utilité d’identité", ce qui introduit de nouvelles possibilités d’arbitrage : suis-je suffisamment attaché à tel ou tel comportement pour accepter la perte d’utilité que celui-ci entraîne s’il me fait dévier du comportement normal de ma catégorie sociale ?

 

Ce mode de pensée implique une fine connaissance de la façon dont les individus définissent leur identité, et des normes de comportement attachées à chaque identité. C’est là que les auteurs ont recours aux travaux de sociologues, afin de justifier les hypothèses qu’ils forment quant à la pertinence des catégories sociales qu’ils considèrent et quant au comportement normal de chacune d’entre elles. Les chapitres se divisent ainsi souvent en deux, avec tout d’abord la présentation d’une variante du modèle appliqué à une question économique donnée et ensuite l’illustration des conclusions du modèle à partir de monographies.

 

Marché du travail et éducation

 

Pour le marché du travail par exemple, les auteurs proposent un modèle dans lequel il est possible d’appartenir à deux catégories sociales : les insiders, qui s’identifient à leur entreprise, et qui ont comme norme de beaucoup travailler, et les outsiders qui en sont l’exact opposé. Les employés ne sont donc plus intéressés uniquement par leur paie, mais ont également une certaine satisfaction à se comporter conformément à la manière dont ils se définissent. Comment dans ce cas faire en sorte d’inciter les employés à travailler ? Alors que des modèles classiques pousseront à la création de telle ou telle incitation financière, le modèle proposé par Akerlof et Kranton permet de penser la question dans une nouvelle dimension : il n’est pas besoin d’inciter financièrement les insiders à mieux travailler, car ils éprouvent de la satisfaction à le faire. Il convient alors de se demander comment on peut faire en sorte que plus de personnes se sentent insiders. Et d’énumérer des exemples détaillés d’organisations fonctionnant sur un tel principe (l’armée, par exemple).

De même, ils vont étudier l’influence de l’identité dans l’éducation dans le contexte américain, pour comprendre (notamment) les affrontements entre Blancs et Noirs dans les écoles de New York au début des années 70. Reprenant la terminologie insiders/outsiders, il ressort que les rendements de l’éducation ne sont plus l’unique déterminant de l’investissement en éducation.

Comment alors faire en sorte d’inciter les outsiders à bénéficier de l’institution scolaire ? Pour les auteurs, la responsabilité en incombe aux directeurs d’école, qui jouent un rôle dans la définition de ce qu’est un insider : si la définition est par trop élitiste alors un grand nombre de personnes seront poussées à se penser comme outsiders, avec les risques de violence que cela peut entraîner. Mais les auteurs ne se satisfont pas de cette prescription générale, et vont chercher des exemples où celle-ci a déjà été mise en œuvre, en en soulignant les potentiels écueils (une école dans laquelle il n’y a aucune exigence quant à la qualité de l’enseignement) mais également les réussites (des écoles à même de créer des îlots de stabilité au sein des ghettos de Harlem en créant un sentiment d’identification à l’école).

 

Genre et couleur de peau

 

Ils vont ensuite s’attaquer à des types de catégories sociales pour lesquelles le changement d’identité est beaucoup moins évident : le genre et la couleur de peau. Ils vont alors avoir recours à des modèles dans lesquels les externalités vont devoir être prises en compte.

 

En décrivant un modèle d’identité de genre sur le marché du travail, dans lequel les femmes doivent travailler dans certains types d’emplois (et symétriquement pour les hommes), ils sont capables de rendre compte de manière plus subtile de formes de discrimination observées. En supposant que le non respect des normes sociales entraîne des externalités négatives sur les membres de leur catégorie (une femme occupant un poste d’homme entraine une remise en cause de la définition de la norme de comportement des hommes), ils n’ont pas besoin de penser les hommes comme ne voulant pas travailler avec les femmes, mais plutôt comme ne voulant pas les voir travailler sur certains postes. Les normes de genre permettent également de comprendre la pérennité de la discrimination dans un marché concurrentiel : alors que le modèle de discrimination de Becker prévoit la disparition de celle-ci en raison de l’entrée sur le marché de firmes ne discriminant pas, et donc à même de produire à moindre coût, entraînant la faillite des firmes qui discriminent, ce n’est plus le cas dans un modèle basé sur l’identité de genre. En effet, dans ce cas, ce n’est pas la firme qui impose une discrimination, mais la société dans son ensemble qui a ses propres normes. Une firme seule n’aura ni les moyens ni d’intérêt particulier à changer les normes de la société. La solution à la discrimination passe alors par la suppression de l’étiquetage par genre des occupations : cela peut passer par des lois anti discriminations ou par le militantisme féministe, par exemple.

 

Pour la question de la couleur de la peau aux Etats-Unis, les auteurs cherchent à comprendre les comportements autodestructeurs de la communauté noire (grande criminalité, faible niveau d’éducation). Selon eux, en plus des différentes formes de discrimination à laquelle fait face cette communauté (de la discrimination à la Becker reposant sur une préférence pour les Blancs à la discrimination statistique à la Arrow), ces comportements sont également dus à la construction d’une identité noire en opposition avec celle des Blancs en raison de l’héritage de racisme institutionnalisé aux Etats-Unis. Ils reprennent ainsi à leur compte l’étude des comportements délinquants de Steven Levitt et Sudhir Venkatesh qui avaient démontré qu’un délinquant de base gagne typiquement moins qu’un employé de fast food, pour un emploi beaucoup plus risqué ce qui n’est que difficilement explicable par une analyse économique classique sous des hypothèses standard de type "maximisation du revenu".

Ils reviennent alors sur le modèle insider/outsider, dans lequel un travailleur blanc est par définition un insider, tandis qu’une personne noire peut faire le choix d’être un insider, d’être un outsider qui travaille, ou d’être un outsider qui ne travaille pas. Le problème étant alors qu’un Noir essayant d’être un insider souffrira du fait qu’un insider est censé être Blanc, tandis qu’un Noir choisissant d’être outsider souffrira de travailler en raison de la gêne qu’occasionne le fait de travailler pour "eux". Les externalités proviennent du fait qu’à mesure qu’un grand nombre de Noirs parviennent à être insider, il devient de moins en moins coûteux de faire ce choix, et donc de sortir de la pauvreté.

Le modèle suggère donc plusieurs pistes pour tenter de résoudre la pauvreté des Noirs aux Etats-Unis, la première étant de faire disparaître la référence à la couleur de peau dans la définition de ce qu’est un insider, la seconde de redéfinir la norme "être Noir" vers un comportement moins autodestructeur, tandis que la dernière serait de lutter contre les externalités qui créent des effets d’entraînement (plus il y a d’outsiders, plus il y aura d’outsiders).

 

Pas de validation statistique ?

 

La dernière partie du livre est une sorte de fourre-tout tachant de répondre aux objections pouvant être faites par des économistes. En particulier, sur l’absence de validation statistique des conclusions du modèle. Les auteurs avancent alors l’argument selon lequel les études statistiques (autres que celles menées en laboratoire) ne vont pas permettre de répondre aux questions réellement pertinentes pour leur approche, car ne permettant pas d’entrer précisément dans la "boîte noire" des comportements. Ils défendent alors le recours aux monographies produites par les autres sciences sociales pour à la fois construire leurs hypothèses et démontrer la pertinence de leurs conclusions.

Ils se tournent ensuite vers les différentes questions qu’ils pensent que leur approche permettrait d’explorer, de la question des externalités, à l’évolution des normes jusqu’au choix ou à la manipulation de l’identité.

 

Mais cet éloignement des études quantitatives surprend, car il néglige des travaux réalisés sur la question (sur l’identité ethnique, notamment) par des chercheurs en sciences politiques comme Daniel Posner. En effet, la recherche sur la malléabilité des identités ethniques et sur le choix de l’identité "saillante" (salient) parmi les différentes identités possibles (le genre, la religion, la couleur de peau…) n’est pas nouveau et a donné naissance à une assez vaste littérature. En particulier, nombre de ces études ont recours à des méthodes statistiques pour démontrer leurs arguments (voir par exemple "Political Competition and Ethnic Identification in Africa" de Benn Eifert, Daniel N. Posner et Edward Miguel, American Journal of Political Science, 2010). Dès lors, on comprend mal pourquoi il faudrait condamner a priori la recherche statistique empirique sur le sujet, alors même que celle-ci a déjà fait montre d’une réelle pertinence. S’il ne fait nul doute que les auteurs cherchent avant tout à défendre les travaux de sociologues, souvent négligés par les économistes qui n’y voient que des "anecdotes", il n’en est pas moins dommage de les voir passer sous silence tout un pan de la littérature quantitative pourtant très proche de leur problématique.

 

Au final, les auteurs ont fait le choix d’écrire un ouvrage court qu’ils veulent accessible au plus grand nombre. Or, le livre abordant un très large éventail de sujets, il donne alors souvent l’impression que chaque thème n’a été que survolé, en particulier dans son aspect empirique (qui n’est pas celui pour lequel les auteurs prétendent apporter une contribution). Cet état de fait tient à n’en pas douter à la combinaison de la volonté d’être à la fois facilement abordable et rapide à lire avec la difficulté de mettre en lettres des travaux théoriques fortement mathématisés. Le manque de références à des travaux empiriques s’en fait d’autant plus cruellement sentir, travaux qui d’une part sont encore très rares du fait du caractère novateur de l’introduction de l’identité en économie, et auxquels d’autre part les auteurs refusent de prêter le moindre intérêt.

On ne peut que le regretter, car ce qui aurait pu être un livre très ambitieux ouvrant la voie à des questions de recherche tant théoriques qu’empiriques basées sur un dialogue entre économie et autres sciences sociales, ne reste qu’un résumé des travaux de ses auteurs, illustrés par des études abordées trop succinctement par manque de place. Néanmoins, ce simple survol des travaux des auteurs est en soi un apport, et justifie largement la lecture de l’ouvrage