Une biographie très complète de Catherine Deneuve, qui fournit des explications solides à la richesse et à l'étonnante longévité de sa carrière d'actrice. 

L’ouvrage de Gwenaëlle Le Gras se donne pour objectif de répondre à une question apparemment incongrue, tant la réponse semble évidente, comme le souligne Ginette Vincendeau dans sa préface : Catherine Deneuve est-elle une star ? On ne semble pas pouvoir en douter, au vu de l’immense popularité de l’actrice, tant en France qu’à l’étranger. Il est également extrêmement rare de trouver une actrice qui continue à jouer, à plus de soixante-cinq ans, des rôles importants. Pourtant, selon Gwenaëlle Le Gras, Deneuve ne correspond pas à la définition habituelle de la star, formulée notamment par Edgar Morin   ou Richard Dyer   . Cette dernière se base en effet sur "la construction dialectique entre vie publique et vie privée de l’image d’une star"   . On sait en effet le rôle que joue la publication de la vie privée dans l’élévation de certains acteurs au rang de star – parfois jusqu’à la limite du supportable, comme le montre la décision de Brigitte Bardot de cesser de tourner, en 1973. Or Catherine Deneuve, au contraire, cache farouchement sa vie privée, du moins depuis sa rupture avec Roger Vadim en 1964 et la mort de sa sœur, Françoise Dorléac, en 1967. Son succès constant auprès du public, et sa qualité de star, elle les doit davantage à une "compréhension aiguë qu’elle a de son image pour la faire évoluer, et par sa faculté à anticiper les difficultés de sa carrière"   .

 

L’ouvrage se propose de nous montrer comment Deneuve a réussi à construire une image complexe, qui unit des éléments opposés : à la fois femme traditionnelle, blond objet du désir masculin "au pouvoir érotique exacerbé par son apparente froideur et son mystère"   , et femme émancipée, menant sa carrière et élevant ses enfants seule ; d’où le sous-titre de l’ouvrage qui situe la star "entre classicisme et modernité". Mais cette ambivalence vaut également pour les moyens par lesquels Deneuve a construit cette image : si elle a "déclin[é] régulièrement son image de star glamour dans les magazines"   ou les publicités, elle a également su alterner au cours de sa carrière cinéma d’auteur et cinéma populaire.

L’originalité de l’ouvrage de Gwenaëlle Le Gras réside donc également dans le fait qu’il ne néglige aucune source d’information ; s’appuyant avant tout sur l’étude de la filmographie de l’actrice, l’auteure se base également beaucoup sur la presse, aussi bien les journaux "people" comme Cinémonde que les titres généraux comme Le Monde et Le Figaro ou les revues spécialisées telles Positif ou Les Cahiers du cinéma. Une notion fondamentale émerge à partir de cette combinaison de sources, celle de persona (terme latin qui signifie au départ "masque" de théâtre puis plus largement "personnage"), que Gwenaëlle Le Gras emprunte au psychanalyste américain Robert H. Hopcke, auteur de Persona, du masque social au Moiréel   . Il la définit comme "le lieu de la psyché où se rencontrent privé et public, où ce que nous sommes entre en collision avec ce qu’on nous a demandé d’être"   . Cette notion s’avère particulièrement pertinente dans le cas de l’étude d’un acteur, et a fortiori pour une star aussi omniprésente que Deneuve.

 

L’auteure distingue quatre grandes périodes dans cette impressionnante carrière. La première, "Mise en orbite d’une nouvelle étoile", couvre les années 1957 – 1968 qui correspondent aux débuts de l’actrice. Fille de comédiens, elle tourne son premier film à l’âge de 14 ans en 1957, à une époque de "mutation décisive" pour le cinéma français, qui voit la tradition de la "qualité française" des films de Delannoy ou Christian-Jaque ainsi que le cinéma commercial où règnent Bourvil, Fernandel et Jean Gabin, bousculés par une volonté "de rendre compte de ce que l’expérience vécue a de plus intime, de plus quotidien, de plus contemporain"   . Cette aspiration s’exprime essentiellement dans les films de la Nouvelle Vague, notamment Les 400 coups de Truffaut (1959) ou A bout de souffle de Godard (1960), mais aussi, de manière plus superficielle, dans un cinéma qui met en avant un type d’actrice naturelle aux mœurs libérées, dont l’archétype est Brigitte Bardot avec le choc provoqué en 1956 par Et Dieu créa la femme de Roger Vadim.

C’est dans ce dernier courant que Catherine Deneuve connaît tout d’abord la célébrité, remplissant la presse de sa liaison avec Vadim dont elle est la "fiancée n° 3"   après les mariages de ce dernier avec Bardot puis Annette Stroyberg. Pourtant, ce ne sont pas les films tournés par celui qui se revendique comme son Pygmalion qui lui apportent la consécration, mais ceux de deux autres cinéastes : Jacques Demy et Luis Buñuel. Le premier, avec Les Parapluies de Cherbourg (1964) puis Les Demoiselles de Rochefort (1967), élabore une figure d’icône idéalisée, qui ne prend vie que par le regard amoureux des hommes mais n’a pas la force de construire sa vie par ses choix propres, différente de la femme moderne et active campée par sa sœur Françoise Dorléac dans Les Demoiselles. Mais si les films de Demy accordent une certaine place aux désirs d’émancipation de ses héroïnes féminines, celles-ci sont toujours replacées à la fin dans une soumission traditionnelle et rassurante. C’est ainsi que son rôle dans Les Parapluies de Cherbourg, permet à Deneuve de trouver sa place dans le paysage des actrices françaises en l’élisant "comme l’anti-Bardot, asexuée et passive"   .

Avec Belle de jour (1967), Buñuel approfondit cette image en dotant l’icône d’une face troublante, celle d’une névrosée sexuelle aux fantasmes masochistes. La puissance de fascination qui émane alors de Deneuve vient du contraste entre sa mise extérieure parfaitement élégante et soignée (c’est à partir de ce film que Deneuve commence à être habillée par Yves Saint Laurent), et les pulsions masochistes inavouables prêtées à son personnage, reprenant et amplifiant l’ambivalence des héroïnes hitchcockiennes comme celle de Pas de Printemps pour Marnie (1964). Belle de jour reste donc "l’épicentre de sapersona"   : le film fait de Deneuve l’incarnation de l’élégance et de la modernité, tout en la dotant "de significations profondément ancrées dans l’imaginaire collectif"   , celles associées aux figures d’Eve, la femme-tentatrice personnification du Mal, et de Marie-Madeleine, prostituée rachetée par la souffrance.

 

Cependant, les profondes transformations sociales et culturelles induites par mai 68 vont conduire Deneuve à tenter de casser cette image, au cours d’une deuxième période, allant de 1969 à 1979, que l’auteure intitule "Les avatars d’une image". Elle tire cependant parti d’une autre image traditionnelle à travers la campagne de publicité, aux Etats-Unis seulement, pour le parfum Chanel n°5, de 1969 à 1977 ; ambassadrice du chic français réservé à l’exportation, elle se situe également avec ces clichés dans la tradition des grandes icônes du glamour hollywoodien comme Greta Garbo ou Marlène Dietrich. Les Prédateurs de Tony Scott (1983) reprend cette image en la dotant d’une dimension saphique adaptée à l’air du temps, qui contribue à faire de Deneuve une icône gay et ajoute ainsi un trait essentiel à sa persona aux Etats-Unis.

Mais, en Europe et essentiellement en France, sa carrière traverse une période difficile pendant les années 1970, où le public préfère des héroïnes moins distantes et plus naturalistes comme celles incarnées par Annie Girardot, actrice française dominante de la décennie. Aussi, après un retour avec un succès moindre aux cinéastes "fondateurs" avec Peau d’âne de Demy (1970) et Tristana de Buñuel (1970), deux films traitant d’une relation incestueuse, l’un sur le mode du conte et l’autre sur celui du drame, Deneuve passe à nouveau par l’étranger afin de renouveler son image. Entre autres, Touche pas à la femme blanche de Marco Ferreri (1974), parodie de western, tourne également en dérision l’image de beauté inaccessible associée à Deneuve en permettant à cette dernière de "surjou[er] son image de star conservatrice"   , mais est un échec commercial. Ses apparitions dans des mélodrames tels Si c’était à refaire (Lelouch, 1976), et dans des films policiers où elle joue tantôt le faire-valoir d’Alain Delon dans Le Choc (Davis, 1982), tantôt au contraire une femme détective totalement émancipée et reprenant tous les attributs traditionnellement masculins dans Ecoute voir (Hugo Santiago, 1978), ne convainquent pas plus le public.

C’est avec le genre de la "comédie légère à la française"   que Deneuve connaît un regain de popularité. Dans Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau (1975) et dans L’Africain de Philippe de Broca (1983), elle campe des personnages de femmes hyperactives perturbant la vie d’hommes qui ont souhaité fuir précisément l’agitation du monde moderne. Si ces films prennent en compte les évolutions de la société et l’émancipation féminine afin de les réintégrer finalement dans un ordre masculin traditionnel, ils marquent cependant un tournant dans la carrière de Deneuve qui manifeste ainsi ses qualités d’actrice, et montre qu’elle sait faire preuve d’un dynamisme bien éloigné du jeu intériorisé de ses premiers films.

 

Le Dernier Métro de Truffaut (1980) ouvre la période où Catherine Deneuve s’affirme comme star et comme actrice influente dans l’élaboration de ses films. Entre 1980 et Indochine de Régis Wargnier (1992), Deneuve alterne ainsi "entre cinéma d’auteur et qualité française". Le Dernier Métro relève cependant moins du cinéma d’auteur que de la fiction patrimoniale qui fait de Deneuve "une allégorie de la Résistance"   , la consacrant ainsi comme effigie nationale avant qu’elle ne soit choisie pour prêter ses traits à Marianne en 1985. Le film la présente comme une femme active certes, assumant la lourde responsabilité de la direction d’un théâtre sous l’Occupation, mais aussi, selon Gwenaëlle Le Gras, comme une femme manipulée par son mari et metteur en scène, le personnage de Lucas dans le film étant un porte-parole de Truffaut. Le grand succès du film, qui assied définitivement la popularité de Deneuve, est donc dû au fait qu’il propose "un idéal féminin fédérateur […] à la fois émancipé et docile"   .

La contribution la plus importante de l’actrice au cinéma d’auteur reste toutefois sa collaboration avec André Téchiné, qui de 1981 à 2009 compte six films dont le dernier, La Fille du RER, n’est pas analysé dans l’ouvrage. C’est à partir de leur troisième film, Ma saison préférée (1993), que leur travail commun parvient à un véritable aboutissement, comme le montre l’unanimité de la critique. Si Téchiné dépouille Deneuve de son élégance habituelle, s’il n’hésite pas à insister sur le vieillissement de son corps qui "au contraire de son visage […] n’est pas un élément essentiel de sa persona"   , il en reprend cependant les aspects les plus fondamentaux afin d’exprimer son propre déchirement. Ainsi, la "dualité qui irrigue en profondeur la persona de la star depuis les années 1960"   et qui en fait une figure partagée entre la vie et la mort, le désir et la souffrance, rendrait universellement compréhensible, selon l’auteure, la "posture tragique" de Téchiné "liée à son identité d’homosexuel"   .

Indochine de Régis Wargnier achève de la consacrer comme star nationale. Cette fresque classique écrite exclusivement pour Deneuve, la magnifie à la manière des plus grandes stars hollywoodiennes ; ainsi l’épilogue la montre "tout de noir vêtue, chevelure masquée par un turban noir et visage dissimulé derrière des lunettes noires, telle Garbo à la fin de sa carrière"   . Mais elle en fait également l’incarnation d’une puissance et d’une splendeur françaises mythiques, comme en témoigne le succès du film à l’étranger et notamment aux Etats-Unis. Proposant à la star un rôle dramatique de premier plan dans un film à grand spectacle, il fait la synthèse des années 1975-1984 "marquées par des rôles souvent légers et rarement centraux"   dans des films de genre, et des années 1985-1988 où dominent les rôles sombres dans des films d’auteur. Deneuve incarne ainsi une autre particularité française, celle de "l’exception culturelle" qui fait cohabiter ces deux formes de cinéma, et plus largement, de culture. Après ce film, Deneuve est donc en mesure de s’affirmer comme une "vraie star à la française […] auteure"   de ses films, c’est-à-dire capable de jouer un rôle essentiel dans leur financement et les "choix esthétiques"   de leur fabrication.

 

La dernière partie de sa carrière, intitulée "Une effigie nationale qui prend des risques", à partir de 1993, manifeste la même volonté de toujours renouveler une image fondée sur un "ensemble d’ambivalences"   . Poursuivant ses incursions dans le cinéma d’auteur avec notamment sa prestation unanimement reconnue dans Dancer in the Dark de Lars von Trier (2000) ou chez Raoul Ruiz, elle continue également d’explorer l’archétype de l’amoureuse tragique, réincarnée en femme d’affaires triomphant de l’alcoolisme dans Place Vendôme de Nicole Garcia (1998), où son interprétation est cependant beaucoup plus remarquée et louée que le film lui-même. Ainsi, elle parvient à résoudre la question cruciale du vieillissement, souvent fatal pour les actrices beaucoup plus que pour les acteurs. Ses rôles dans cette période ne sont pas enfermés, comme c’est le cas pour la plupart des actrices vieillissantes, dans une image de déchéance ou de folie.

Acceptant de nouveaux défis, elle commence alors à faire de la télévision. Cependant, la différence d’âge entre l’actrice et son personnage dans le téléfilm de Josée Dayan Les Liaisons dangereuses (2003) constitue un des éléments de l’insuccès relatif de cette production, moins décisif sans doute que les coupes imposées par TF1 gênée par la persona ambivalente de la star. En revanche, Princesse Marie de Benoît Jacquot, diffusé sur Arte en 2004, affirme le talent d’auteur de la star qui choisit le sujet, son partenaire Heinz Bennent qui lui a également donné la réplique dans Le Dernier Métro, et permet à un projet pourtant peu accessible a priori (la peinture d’une figure méconnue de la psychanalyse) de rencontrer un succès certain. Ainsi Deneuve s’impose par une longévité qui la différencie d’Isabelle Adjani, sa seule rivale importante à partir des années 1980 où s’efface Annie Girardot. Catherine Deneuve s’impose comme une des rares, sinon la seule, actrice qui soit parvenue à devenir une star sans renier les spécificités du cinéma français ; son alter ego masculin serait l’acteur Gérard Depardieu.

 

On peut regretter que l’ouvrage ne dise rien des tout derniers films de Catherine Deneuve, cités pourtant dans la filmographie après Palais Royal ! (Valérie Lemercier, 2005). On pourrait également souhaiter avoir des photographies plus nombreuses, et plus grandes, leur taille ne rendant souvent pas justice à l’étude qu’en fait l’auteure. Néanmoins, l’ouvrage de Gwenaëlle Le Gras constitue une remarquable enquête sur un sujet difficile à traiter, qui devrait contribuer au développement des études actoriales encore peu travaillées en France