Après que les 27 aient échoué à parler d’une seule voix lors du Sommet de Copenhague, et à l’heure où la Présidence de l’Union incombe à un Etat en pleine dissension interne, les questions de l’identité et de la cohésion européennes resurgissent. Jean-Charles Masséra et Eric Arlix sondent les causes de la faillite du projet d’Europe politique : défaut de représentativité des partis transnationaux, abstention électorale majoritaire des mêmes peuples qui ont fondé la pratique démocratique… autant de symptômes du désarroi des citoyens européens que We are l’Europe (2009) et le Guide du démocrate (2010) analysent d’un œil nouveau.

Les bobos parlent aux bobos ?

On aurait donc tôt fait de ramener ces essais à de purs exercices de style, aux enjeux peu fédérateurs - en clair, à de la "littérature de bobo". Masséra annonce d’ailleurs dès le premier chapitre que Le Projet WALE se veut avant tout le reflet d’une époque.

Les écrits de Masséra et Arlix tiennent en effet de la réinvention du langage : adapté au théâtre, We are l’Europe est un patchwork de dialogues, de manifestes pseudo-militants et d’anecdotes ; sorte de "mode d’emploi" de l’existence, Le guide du démocrate est rédigé en forme de notice pratique censée guider l’individu vers un certain idéal d’accomplissement défini par les schémas de pensée dominants.

Mais même sur la forme, l’exercice littéraire est particulièrement riche. Si le ton cynique, provocateur et parfois cru est parfois proche de la superficialité d’un Beigbeder, il y a assurément du Vian dans la syntaxe bousculée, dans le style pétri d’anglicismes et d’onomatopées, où le vocabulaire de rue côtoie des poncifs médiatiques que l’on jurerait extraits du "Journal de l’Economie" de LCI, dans les clins d’œil lancés au lecteur, et dans une pratique récurrente de la mise en abîme.

Sans doute s’agit-t-il d’une littérature parisienne, car les références employées peuvent parfois sembler absconses. Mais cela n’enlève rien à la pertinence de l’écrit : pour décousue qu’elle soit, l’interview du politicien Xavier Pascal, adepte du "remix idéologique", épingle une nouvelle génération de leaders politiques, qui vendent leurs programmes comme d’autres des disques, plus efficacement qu’un éditorial du Canard.

Souvent drôle, parfois agaçant, Le Projet Wale peut égarer son lecteur : dans le souci de traduire la perte de repère de l’Européen "moyen", les auteurs prennent le parti d’invalider systématiquement les thèses présentées d’un dialogue à l’autre.

Le Guide du démocrate, écrit à quatre mains avec Eric Arlix, donne les clefs de ce propos parfois décousu. Ce dernier essai dévoile la démarche des auteurs : pour le lecteur qui en doutait encore, il s’agit bien de formuler une critique bien sentie des valeurs et des moteurs de croissance d’une société occidentale insatisfaite de son état d’opulence, de modèles démocratiques phagocytés par les excès du libéralisme.

"Plus tu vis dans des pays à forte croissance, moins tu vis"

La thèse d’Arlix et Masséra tient dans un constat : à la recherche du sens de son existence, quête qui le préoccupe au plus au point tant la nécessité de trouver un "projet de vie" est devenue une obligation sociale, le "démocrate", sorte de parangon du citoyen européen de classe moyenne/urbaine, ne trouve que l’aliénation collective.

Rien donc de révolutionnaire dans cette critique : les auteurs décrivent les effets pervers de la consommation de masse, qui fait des démocrates européens des "stagiaires de leur propre vie" selon l’expression de l’auteur. La dépossession de soi, la standardisation des individus vers le modèle du "mec qu’est sur la boite" du rasoir, de la perceuse, du pack ADSL en promotion… les dérives des sociétés occidentales, de la marchandisation du réel et l’invasion des idéaux consuméristes ont été théorisées par Baudrillard   , vulgarisées par Klein   et ont depuis intégré le discours écologiste militant.

"Bienvenue nulle part ?"

Le propos est d’autant moins novateur qu’il tourne court sur le volet des propositions.

On aimerait que le cynisme trouve une fin, que les auteurs ébauchent une voie de sortie de la crise qu’ils dépeignent si bien. Mais de leur propre aveu, ils se refusent à le faire.

Aucune solution viable ne ressort, qu’il s’agisse de la fuite en avant des hyperconsommateurs convaincus, ou des initiatives- joujoux d’alterconsommateurs assimilés à des constructeurs de toilettes sèches en série. L’idée même de social-démocratie ne servirait qu’à "satisfaire des besoins" primaires, à assurer l’accès de l’ensemble des citoyens-démocrates aux biens matériels et aux services. Les scénarios prospectifs qui concluent l’essai sont particulièrement pessimistes : l’humanité aurait le choix entre l’insurrection de masse, la collision météoritique et une lente asphyxie par les rejets de la société de consommation de masse.

L’Europe, un regret politique

L’intérêt du propos tient donc bien plutôt dans une analyse originale des maux de l’Europe politique, dans la peinture d’une Union qui se veut civilisation sans y parvenir, écartelée entre la froideur de ses institutions technocratiques et une identité que le démocrate européen appellerait de ses vœux, au nom de la belle idée communautaire, sans jamais la voir advenir.

Nostalgique de son âge d’or géopolitique, l’Europe de Masséra offre néanmoins bien peu de legs à l’Histoire : dans l’étonnant inventaire qu’il dresse, ni les fondamentaux de la démocratie, ni ceux du libre échange, ni les droits humains, ni la philosophie nietzschéenne ne trouvent grâce a ses yeux. La liste est hétéroclite : adieu Solidarnosc, à bas Maastricht, mais vive Obama, Jaurès, Kemal…

Masséra reconnaît cependant une réussite à l’Europe, celle d’avoir construit un destin commun, un certain idéal de l’égalité citoyenne hérité de la Révolution française. Ce principe n’est pas sans faille : il amène parfois le démocrate à nier - hypocritement - l’ampleur des inégalités socio-économiques au sein de l’Union.

Malgré lui peut-être, Masséra laisse donc une place à l’optimisme sur l’envie des Européens de poursuivre le pari de la construction européenne : même si elle n’a pas le visage qu’il espère, le démocrate prouve par ses interrogations récurrentes que l’Europe, longtemps négligée ou mal aimée des opinions publiques nationales, a finalement gagné le premier plan de ses préoccupations.

"A quand un conseil des ministres [de l’UE] en skate ?"


Au-delà de l’interrogation ontologique sur le (non-) sens de l’existence des élites nées du bon côté du périphérique, Masséra et Arlix posent une vraie question politique : pourquoi une telle crise de la construction politique européenne ? Leur réponse, jamais donnée autrement qu’en filigrane, n’en est pas moins éclairante : si un tel malaise réside autour de l’échec de l’Europe à exister en tant qu’entité politique représentative, c’est peut-être parce que les Européens se posent plus que d’autres la question du sens de l’existence humaine. Paradoxalement, ce doute qui mine les démocraties européennes et empêche l’Union de prendre son envol est peut-être bien ce qui rapproche Français, Belges, Espagnols, Britanniques, Grecs, Polonais…