En aurait-on vraiment fini avec Mai 68 ? La critique vigoureuse du discours de Nicolas Sarkozy appelant en 2007 à liquider cet héritage, parcourt comme un fil rouge le n°22-23 de la revue Documentaires, qui propose un dossier très complet sur le thème du cinéma militant issu de Mai 68.

Les coordinateurs du numéro ont fait deux choix judicieux : ils ont d’abord pris le parti d’élargir le spectre d’analyse bien au-delà de l’évènement Mai 1968 lui-même ; et plutôt que de chercher à atteindre une illusoire exhaustivité sur ce thème, en l’espace de 240 pages, ils ont préféré lancer de multiples pistes pour la recherche. Ils montrent ainsi à quel point le chantier de l’étude du cinéma militant est toujours ouvert. (Rappelons que ce chantier a débuté depuis quelques années maintenant sous l’impulsion de chercheurs comme Nicole Brenez, Sébastien Layerle, le groupe d’historiens Nigwal (Nicolas Hatzfeld, Gwenaëlle Rot et Alain Michel), Tangui Perron, Patrick Leboutte, et bien entendu les deux coordinateurs du numéro, Hélène Fleckinger et David Faroult.)

Il est ainsi à la fois question du contexte intellectuel et artistique dans lequel a pris place le cinéma militant, des formes de ce cinéma pendant les années 1970 au moment de son épanouissement, mais aussi de son héritage, avec par exemple en fin de numéro l’analyse du film Fils de Lip de Thomas Faverjon (sorti en 2007) : un documentaire qui revient sur la grève la plus célèbre des années 1970, en évoquant le reflux douloureux des luttes sociales à cette période.

Notons qu’Hélène Fleckinger et David Faroult défendent dans leur introduction l’usage du pluriel pour “cinémas militants”, afin d’insister sur l’étonnante diversité des films de ce genre dans les années 1970. En fait, ils s’intéressent plus particulièrement à deux grands courants : le groupe Cinéthique fondé autour de l’IDHEC et de Gérard Leblanc dans les années 1970, et le cinéma féministe, dont une des figures marquantes a été Carole Roussopoulos. Hélène Fleckinger lui rend d’ailleurs un très bel hommage, quelques mois après la disparition de la cinéaste en octobre dernier. En revanche, les films militants de Mai 68, ceux sur le monde du travail, les films militants régionaux ou internationalistes ont été laissés de côté, mais c’était là justement un des partis pris du numéro   .
 
Un numéro par ailleurs remarquable par la richesse et la variété des documents proposés : outre les articles et les témoignages, il comporte des reproductions de tracts, des comptes-rendus ou enregistrements de réunions ou de débats à l’issue de projections dans les années 1970, des synopsis, des photographies. Il invite ainsi le lecteur à effectuer lui-même des croisements et des parallèles, et à s’immerger directement dans le travail de recherche.
 
Dans le même esprit, les quatre principaux témoignages sur lesquels repose le dossier sont à la fois passionnants et hétérogènes : Nicolas Stern et Fréderic Serror reviennent sur leur film de 1978 D’un bout à l’autre de la chaine, qui, dix ans après mai 68, proposait de déconstruire les discours et les images de commémoration de l’évènement. Thierry Nouel décrit avec précision son basculement du cinéma militant vers l’action culturelle. Il explique pourquoi la vidéo, située "entre télé et cinéma", parce qu’elle permettait d’impliquer de nouvelles populations (jeunes, ouvriers, ruraux, etc.) dans des réalisations collectives, et qu’elle était un support-clé pour les débats dans le cadre de diffusions alternatives au secteur commercial, a constitué pour lui le véritable accomplissement des utopies cinématographiques de 68. Enfin, Danielle Jaeggi et Dominique Barbier, toutes deux passées par le féminisme et le militantisme, racontent leur parcours, leurs engagements, la première s’étant finalement consacrée à la fiction et à l’enseignement, la seconde au cinéma documentaire.
 
Conformément à son titre, "Tactiques politiques et esthétiques du documentaire", le numéro problématise avec beaucoup d’acuité les antagonismes esthétiques qui traversent le cinéma militant. De ce point de vue, l’article de François Albera, qui revient sur ce que le cinéma militant doit au cinéma soviétique, constitue une très fertile mise en perspective. En effet, deux des principaux groupes de cinéma militant de la fin des années 1960 (celui de Jean-Luc Godard, et celui patronné par Chris Marker) portaient les noms de cinéastes soviétiques : Dziga Vertov et Alexandre Medvedkine. Le numéro choisit de publier in extenso un débat sur le cinéma, qui a eu lieu en URSS en préparation d’une conférence du Parti en 1928. Il frappe par la double problématique qu’on y trouve esquissée, et qui sera aussi celle du cinéma militant quatre décennies plus tard : premièrement, la question est de savoir quelle place donner au réel dans le cinéma documentaire engagé (nommé “cinéma non joué”) ; deuxièmement, est-ce que le cinéma politique doit être un cinéma "de salle" ou un cinéma "d’agitation" ?
 
Ainsi, dans les cinémas militants, on trouvait d’un côté un refus du montage afin de ne pas travestir les paroles et les témoignages recueillis sur le vif. Et de l’autre côté, Cinéthique accordait au contraire le primat au montage, conçu comme un outil de déconstruction des discours établis. D’un côté, il y avait le plan séquence et l’usage de la vidéo pour favoriser la rapidité de diffusion et l’urgence de la lutte. De l’autre, il y avait une réflexion approfondie sur les formes. D’un côté était valorisée la nécessité de "s’immerger" dans la lutte, de "revenir" voir les acteurs, et le refus du sectarisme ; de l’autre, on mettait l’accent sur la nécessité d’articuler par les images une ligne idéologique juste. D’un côté, il y eut la tentative d’échapper au secteur commercial par une distribution et une production parallèles. De l’autre il y avait le désir d’accéder au grand public. Toujours à propos des "tactiques esthétiques", l’article de Nicole Brenez présente beaucoup d’intérêt, en recensant les "stylèmes" du cinéma militant (banc titre, montage court, chansons révolutionnaires), ses différentes formes, et la production de trois grands auteurs passés par le cinéma militant (Jean-Luc Godard, René Vautier, Chris Marker).
 
Conçu comme un numéro qui rendrait justice à la diversité et à l’inventivité du cinéma militant des années 1970, l’entreprise d’Hélène Fleckinger et David Faroult atteint parfaitement son but, et ajoute une pierre au chantier de recherche ouvert sur la question. Elle invite aussi à poursuivre la réflexion sur ce que fut cette expérience cinématographique extrêmement originale, sur les images qu’elle a produites, et livre un panorama de différents acteurs et concepteurs d’un cinéma qui remettait en cause tout ce qui se faisait avant lui en matière de films