Une stimulante histoire du rituel majeur de la religion catholique, du XVIe au XXe siècles.

C’est une belle synthèse sur l’histoire de la messe, rite central de la religion catholique, que propose Philippe Martin dans un ouvrage au titre heureux, Le Théâtre divin. La période envisagée est vaste, puisqu’elle court du XVIe siècle à la seconde moitié du XXe siècle, soit du concile de Trente à celui de Vatican II. Entre ces deux dates, la messe a connu une histoire passablement complexe, marquée par de multiples rebondissements : telle est la leçon magistrale de cet ouvrage. Comme l’explique l’auteur dans son introduction, l’historiographie sur le sujet est restée longtemps modeste, avant de connaître un renouvellement récent   . Le travail de Philippe Martin s’appuie sur une vaste documentation, dont on regrette simplement qu’elle ne soit pas mieux mise en valeur à la fin de l’ouvrage. Les sources imprimées et la bibliographie régionale sont uniquement mentionnées dans les notes de bas de page, ce qui impose au lecteur de multiples manipulations pour retrouver les références...

 

Quel scénario ?

 

Les deux premières parties filent la métaphore du "spectacle", utilisée notamment par Madame de Sévigné pour qualifier la messe. Le premier chapitre revient naturellement sur la rupture qu’a constituée le XVIe siècle à cet égard. C’est dans une "chrétienté en train de repenser les choses" qu’interviennent les réformes protestantes. Luther, Calvin ou encore Bucer, Bullinger et Melanchthon s’emparent alors de la question de la messe   . La messe devient ainsi "le lieu de convergence des questions théologiques et des connaissances des fidèles"   . Philippe Martin rappelle brièvement des épisodes bien connus comme celui de l’affaire des placards contre la messe, affichés en octobre 1534 jusque sur la porte de la chambre de François Ier. Les violences des guerres de Religion sont également évoquées. C’est au concile de Trente qu’il revient de réagir. Le 17 septembre 1562 est publié le décret De sanctissimo missae sacrificio. La messe y est définie comme un sacrifice en relation étroite avec la Croix ; les rites et les cérémonies en sont précisés. Sous le pontificat de Pie V, un nouveau catéchisme (1566), un bréviaire (1568) et un rituel révisé (1570) complètent la première décision   . Telle qu’elle apparaît dans ces différents textes, la messe s’organise de la manière suivante : rites d’entrée, liturgie de la Parole, préparation du sacrifice ou oblation, consécration, communion, rites de conclusion. La messe de Pie V ne s’est pourtant pas imposée facilement en France. La victoire de l’uniformité est tardive. Ainsi, dans le diocèse d’Orléans, Mgr Dupanloup maintient-il par exemple une liturgie propre jusqu’en 1875   ! Tout au long de ces trois siècles, la messe ne cesse d’être critiquée par les protestants, par les philosophes, ou encore par les militaires. L’Église doit également faire face à des "contre-messes", voire à des "messes noires"   . Aux XIXe et XXe siècles, un renouvellement liturgique s’impose ; il s’agit essentiellement d’accorder une meilleure place aux fidèles, passés au second plan avec la lutte confessionnelle et le combat pour l’uniformité   .

 

Au cœur de la messe se trouve la notion de sacrifice. C’est ce que rappelle Philippe Martin dans le deuxième chapitre de son ouvrage. L’auteur s’attarde notamment sur l’eucharistie et la nature des espèces (le pain et le vin). Le lecteur y trouvera des anecdotes plaisantes. Considérons par exemple le cas du père Emmanuel Crespel, auteur de Voyages dans le Canada, parus en 1742. En 1729, ce récollet est aumônier du fort de Niagara, à l’embouchure du lac Ontario. À partir de la "Saint-Martin" (11 novembre), "le manque de vin" l’empêche de célébrer la messe. Il faut attendre l’arrivée d’un ravitaillement, le 1er mai 1730, pour "faire la Pâque", avec quelque trois semaines de retard   .

 

La scène du théâtre divin

 

Au XVIe siècle est né "un idéal", celui d’"une communauté groupée autour de son clocher", se reconnaissant "dans une circonscription territoriale définie, la paroisse", et dans un homme, le curé   . La messe est le pivot de ce système qui s’impose avec une certaine difficulté, comme le démontre Philippe Martin. Le chapitre 4 est sans aucun doute l’un des plus passionnants de l’ouvrage. L’auteur y souligne l’importance du lieu de la célébration. Les liturgies en plein air sont ainsi condamnées à partir du XVIe siècle. C’est une rupture très nette avec le Moyen Âge. Mais des entorses à ce principe restent possibles. Des messes sont célébrées à bord des navires aux XVIIe et XVIIIe siècles ; des autels portatifs sont dressés en terres de mission au XIXe siècle. Les persécutions révolutionnaires, les conflits mondiaux du XXe siècle imposent également des évolutions   . La question se pose dès lors de savoir si le temps de "la messe sans église" est (re)venu avec l’époque contemporaine ? En 1923, le missionnaire Pierre Teilhard de Chardin, alors en Chine, justifie en des termes poétiques les messes à l’extérieur : "Puisque, une fois encore, Seigneur […], je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde"   . Le 12 septembre 1950, le congrès de la Jeunesse ouvrière chrétienne accueille plus de 100 000 personnes, qui suivent l’office dans un stade bruxellois. Philippe Martin s’attarde également sur les changements qui ont affecté l’intérieur des églises. On cherche à imposer des édifices aménagés de manière rationnelle et décente, offrant une "ouverture au regard". Le combat pour la disparition des jubés qui isolent les chœurs se heurte pourtant à de solides résistances. Jean-Baptiste Thiers (1636-1703), curé, théologien, auteur prolixe, s’oppose ainsi farouchement aux "ambonoclastes"   . Le schéma d’une église ordonnée autour du maître-autel, lieu de la consécration, ne triomphe qu’au XIXe siècle, avec la destruction des jubés des cathédrales de Toulouse (1866) ou de Rouen (1888)   .

 

Dans le chapitre 5 de son livre, Philippe Martin revient sur "la multiplication des messes" à l’époque moderne : messes ordinaires, messes spéciales, messes pour les morts… Il observe que les offices "engendrent des frais" et sont susceptibles de "trafic"   .

 

La messe, au cœur de la société, génératrice d’une communauté

 

Comme le rappelle le chapitre 6, les messes sont associées à la monarchie et aux pouvoirs locaux. L’office est aussi le "lieu des honneurs", une "grande machinerie d’intégration sociale" et parfois le théâtre d’affrontements de natures diverses   . Philippe Martin s’appuie ici sur divers exemples, passant avec bonheur du Traité des seigneuries du juriste Charles Loyseau (1608) à La Jument verte, roman signé par Marcel Aymé (1933). La messe est un véritable "spectacle", est-il réaffirmé dans le chapitre 7. La musique y occupe une place essentielle. L’assemblée des fidèles elle-même "fournit matière à ce que le regard s’égare"   . On s’y fait voir ; c’est parfois un festival de mondanités. Les autorités ecclésiastiques s’efforcent pourtant de maintenir l’ordre ; l’installation de bancs fixes dans les édifices participe de cette logique   .

 

Un "sentiment d’indicible communauté" unit bien malgré tout "ceux qui communient à la même messe", comme l’affirme Charles du Bos, en 1926   . Les fidèles sont invités à "bien suivre" l’office   . Les heures, ces "bréviaires du laïc", ainsi que diverses "méthodes" les y aident. Les missels en français connaissent un grand succès à partir de 1650. Le rôle des jansénistes est ici notable. À partir du dernier tiers du XIXe siècle, le missel constitue "le livre qui accompagne la vie religieuse de tout fidèle"   . La messe dialoguée est l’aboutissement de cette évolution. Le croyant n’est alors plus seulement spectateur mais aussi acteur de la célébration. Cette autonomie accrue comporte néanmoins "un risque d’éclatement de la communauté"   .

 

La conclusion refuse avec force d’"enfermer la messe en un temps immobile, celui d’une liturgie issue d’une tradition posée en paradigme"   . Ainsi se referme cet ouvrage, complété d’un index   et doté d’un cahier iconographique. On ne peut que saluer la densité du propos et le souci de "dénaturaliser" le rituel. Chercheurs, étudiants et curieux trouveront dans ce livre de multiples exemples permettant de dessiner cette histoire de la liturgie et des rites dont Philippe Martin apparaît, avec d’autres   , comme un éminent représentant