Les fondements de la pensée japonaise contemporaine superbement expliqués par l’analyse des concepts de temps et d’espace.

Pourquoi le métro de Tokyo est-il toujours en construction ? Pourquoi les Japonais confient-ils le futur au gré du vent ? Pourquoi, à la suite de la Seconde Guerre mondiale, contrairement aux Allemands qui ont pris en charge la mémoire d’Auschwitz, ne sont-ils pas revenus sur leur passé ? Quel système de valeurs sous-tend le proverbe japonais : "Bonheur dedans, démons dehors ?". Autant de comportements qui souvent déroutent les Occidentaux et qui, selon Katô Shûichi, s’expliquent par la conception de l’espace et du temps propre à la culture japonaise comme jeu subtil sur "l’ici" et "le maintenant", substrat de toutes les pratiques culturelles depuis des siècles. Son essai déploie une étude rigoureuse et très documentée des mythes, de l’histoire et de la société japonaise, conduite au fil de son parcours intellectuel, de ses recherches universitaires et de ses pérégrinations dans différents pays du monde.

Dans la première partie intitulée Le temps, Katô Shûichi met en perspective la pensée du temps depuis des millénaires dans les cultures européennes et orientales – israélite, grecque, chinoise, bouddhique – selon les principes de son irréversibilité, de sa réitération ou de sa circularité, comme l’attestent des textes fondateurs tels que Le livre de l’Exode, les écrits de Thucydide, de Confucius, de Mencius ou le recueil des mythes japonais, Chroniques des choses anciennes    .

À partir de la comparaison entre les différentes cultures, l’auteur met en évidence le syncrétisme à l’œuvre dans la culture japonaise. Ainsi, l’observation du cycle des saisons et la conscience d’une forme d’infini du temps (un temps sans début ni fin) induisent une conception tout à fait singulière du "maintenant" au Japon – hors de la linéarité de l’axe passé, présent, futur – à ne pas confondre avec l’instant mais à penser comme l’intervalle temporel entre deux évènements qui peut, selon les cas, englober ce que nous appelons un passé et un futur proches ou avoir une extension beaucoup plus grande de plusieurs années voire davantage.

Cette conception du "maintenant" imprime sa marque dans les différents domaines de la production artistique au Japon au fil des siècles. Ainsi, dans les récits traditionnels comme le Dit du Genji    , la circularité du temps s’exprime dans le thème récurrent de la circularité des saisons. De plus, les modalités d’expression du passé sont davantage l’expression d’une subjectivité visant à marquer la distance de la narratrice par rapport à l’objet de sa narration plus qu’un écart temporel. De même, dans la poésie lyrique japonaise, les formes brèves à l’honneur, le tanka    , le renga et enfin le haïku sont propres à saisir l’instantanéité d’une émotion. Il en est de même au XVIIe siècle chez le célèbre poète Bashô et pour la forme brève de la prose du zuihitsu qui traduit "la vie dans chaque instant". Ou encore aujourd’hui dans le théâtre du et dans le kabuki où l’expression la plus extrême du mouvement est sa suspension dans une figure signifiante pour les spectateurs. Conception opérante également dans la structure de la langue et dans ses règles syntaxiques   , dans son système verbal, puisque, comme en chinois, il n’y a pas en japonais de flexions au niveau du verbe pour exprimer le temps   .

Enfin, ce rapport au temps éclaire les comportements individuels et politiques de la société japonaise tout particulièrement depuis l’ouverture "forcée" du Japon à l’étranger à la fin du XIXe siècle. En effet, que le "maintenant" se résolve à l’instant ou qu’il ait l’extension d’une vie (en considérant de surcroît que la vie d’un individu n’est rien au regard de la vie de toute une communauté), il convient de pratiquer un certain hédonisme et de vivre au mieux la succession des "maintenant" puisque la vie s’achève dans l’inconnu de la mort. Politiquement, cela explique pour Katô Shûichi, d’une part  le ralliement, au fil des siècles, à des présents particuliers de la société avec tous les effets de "groupisme" que cela peut induire, et d’autre part ce qui paraît de l’extérieur comme des revirements spectaculaires comme le changement de la société japonaise quand elle est passée, presque en une nuit, au lendemain du désastre d’Hiroshima, d’une militarisation forcenée au pacifisme, sous le regard consterné cependant de certains philosophes et écrivains.

Dans la deuxième partie, Katô Shûichi analyse avec la même rigueur la notion d’espace qui structure, à l’égal de celle du temps, les mentalités, les structures sociales, les arts du Japon depuis le temps mythique de sa fondation jusqu’au début du XXIe siècle. Il compare la conception de l’espace dans les cultures européenne et chinoise en particulier et dans la culture japonaise. Selon lui, l’espace ouvert des Grecs dont a hérité la culture européenne s’est exprimé au fil des siècles dans des pratiques expansionnistes, coloniales, capitalistes. De même, l’expansion territoriale du monde chinois s’est marquée dans ses échanges commerciaux, culturels, techniques nombreux avec l’Occident à l’écart desquels s’est tenu par intermittence le Japon pratiquement jusqu’au XIXe siècle.

Au Japon, ce sont en revanche les oppositions entre espace fermé et espace ouvert, entre extérieur et intérieur qui régissent le rapport à l’espace privé, public et politique, et conditionnent le principe d’ouverture et de fermeture alternée du Japon face à l’étranger. Ainsi, si les mythes racontent la naissance des îles du Japon comme une sorte d’ensemencement divin, l’histoire analyse sa constitution au fil des siècles à partir de quelques royaumes isolés plus ou moins puissants qui se sont unifiés à partir du VIIe siècle et ont constitué un espace fermé prenant conscience de ses moyens et de sa force politique, se fermant ou s’ouvrant, au fil des siècles, aux influences étrangères et en particulier à la Chine ou, plus récemment, à la Corée, à l’URSS ou aux Etats-Unis.

La notion d’espace fermé a – comme "le maintenant" – des extensions variables. C’est tout autant le Japon lui-même que la société japonaise, le village avec ses limites visibles ou la maison de thé, chaque espace étant régi par des modes de fonctionnement comparables. En effet, la question de l’extériorité est moins une question de distance physique que de distance culturelle. Ce qui est étranger à son territoire, c’est tout autant un autre village que, sur un autre plan, une autre province et bien sûr une terre étrangère au-delà de la mer. Katô Shûichi prend pour exemple le village traditionnel. Un village voisin peut être proche s’il partage les mêmes codes, les mêmes pratiques, les mêmes intérêts vitaux ou au contraire lointain. Il en est de même pour les "étrangers" au village, qu’ils soient les percepteurs de taxes ou les mendiants et les prostituées. Tous constituent le lointain selon une hiérarchie évidente. Hiérarchie qui existe aussi à l’intérieur du village selon les intérêts propres au village et le positionnement de chaque habitant par rapport à eux.

Katô Shûichi analyse également deux espaces fermés paradigmatiques : la maison de thé   et la maison, que trois principes régissent. D’abord, celui de "fond" à entendre comme un mouvement vers un lieu à l’écart et secret dans la maison. Puis celui d’horizontalité qui s’explique par le rapport du japonais au divin et que renforce le premier principe. Le dernier principe est celui d’"ajout" à l’œuvre dans toutes les constructions, les bâtiments publics, les temples, les palais et les villages. Ainsi, au Japon, une maison se construit au fil du temps pièce après pièce. Son espace intérieur occupe progressivement ce qui lui était extérieur. De ce fait, l’architecture ne répond pas, comme en Europe, à un plan global conçu avant la construction du bâtiment et le principe d’ajout exclut ipso facto tout principe de symétrie à l’œuvre dans des constructions telles que le château de Versailles ou le palais impérial de la Cité interdite à Pékin. L’asymétrie est donc la règle dans les jardins comme, d’ailleurs, dans la poésie et dans la peinture japonaise   . C’est l’expression de la prévalence de la partie sur le tout ou encore l’expression dans l’espace du "maintenant" du temps.

Enfin, l’espace fermé induit des comportements sociaux toujours d’actualité. La société japonaise, depuis des siècles et aujourd’hui encore, ne porte attention aux influences venues de l’étranger (culturelles, sociales, politiques, techniques, commerciales…) que dans la mesure où celles-ci ont un rapport direct avec ce qui se passe à l’intérieur du pays et servent ses intérêts vitaux. Cela explique qu'à l’intérieur de la société, le groupe, comme entité close à préserver, prévaut sur l’individu et en cas de conflit entre le groupe et un de ses membres, c’est l’intérêt du groupe qui est premier. Ce qui induit des situations insupportables pour certains individus, les conduisant au suicide, comme cela se passe au sein de grosses entreprises.

Dans la troisième partie très brève, La culture de "l’ici et maintenant", Katô Shûichi reprend les catégories du temps et de l’espace pour interroger les pratiques actuelles de la société japonaise : priorité au soutien à l’intérêt national, culture de l’instant que la scène du nô approfondit, désir d’évasion par le voyage mais beaucoup plus rarement par l’exil. Reste le zen comme évasion intérieure que l’auteur ne fait qu’évoquer.

En conclusion, l’essai de Katô Shûichi, très bien servi par les notes précieuses et documentées du traducteur Christophe Sabouret, est une mine d’informations sur le Japon. L’auteur met bien en évidence la façon dont la relation au temps et à l’espace dans la société japonaise conditionne ses représentations mentales collectives et individuelles plus ou moins conscientes, et déterminent les structures sociales, politiques et peut-être même psychiques. Ce dernier aspect resterait cependant à démontrer. L’ouvrage est une porte ouverte sur une culture dont les codes échappent souvent aux Occidentaux