Alors que les frontières de la politique recoupent aujourd’hui plus que jamais celles de la communication, et que son discours use largement du mensonge comme un outil de séduction électorale, la question que pose Raisons politiques dans son numéro 27 à l’avantage certain de la pertinence : "La démocratie peut-elle se passer de fictions ?" Il n’est toutefois pas nécessaire de pousser loin la lecture de la revue pour voir que son dossier ne porte pas sur le régime politique, sujet de l’interrogation, mais sur l’une des structures qui, chez nous, en assure la permanence, à savoir le droit. Autrement dit : "Le droit peut-il se passer de fiction?", voici donc la véritable interrogation, toute aussi passionnante, ici traitée à l’appui des travaux de l’américain Richard Weisberg, grand promoteur du mouvement Droit et Littérature.

Apparu aux États-Unis dans les années 1970, encore peu connu en France, Droit et Littérature a pour ambition "de sortir le droit d’une approche strictement technique" et de placer la narration juridique au centre de ses préoccupations. Ce mouvement s’intéresse autant aux récits littéraires qui prennent le droit pour objet qu’au style des opinions judiciaires. La distinction est ici tracée entre le droit dans et le droit comme littérature, deux approches définies au début du 20e siècle, et entre lesquelles, écrit Anne Simonin   , Weisberg aura été une sorte de "trait d’union". Réfutant l’idée qu’un jugement est seulement une "décision politique autoritaire", Weisberg le considère comme un acte intégré et légitimé par la forme même de sa narration : rendre justice n’est pas seulement un acte éthique, mais réellement poéthique.

Dans ce contexte, Weisberg s’est particulièrement intéressé aux romans de procédure (Legal novels) qui, selon lui, "créent une structure admettant la possibilité d’une compréhension vérifiable des événements antérieurs au moment même où est mise en doute l’interprétation purement subjective et très élaborée, de ces événements" ; l’interprétation du texte romanesque rendant finalement possible de retrouver "une loi juste", c'est-à-dire correctement interprétée. On lira à ce sujet l’un des deux articles de Weisberg  publiés dans ce numéro autour de L’Étranger d’Albert Camus et de Billy Budd d’Herman Melville : "Vérité démocratique et spécificité romanesque. Droit et littérature dans deux romans de procédure".

C’est que Richard Weisberg, bien que partie prenante d’un mouvement institutionnel et d’une réflexion hérités des cultural studies, entend bien "préserver une notion non-sceptique de l’accessibilité à la vérité" et une forme de positivisme en totale rupture avec un style herméneutique bien français, dont procèdent, selon lui, autant l’interprétation des lois sous Vichy – sur lesquels il fut l’un des premiers juristes à travailler dans les années 1980 –, que la philosophie de la déconstruction : "stratégie d’évitement des textes", "relativisme", "absence de fondement éthique"... et Anne Simonin de citer cette phrase éloquente de Weisberg : "La méthode de lecture de Vichy ne peut mieux se comparer, au 20e siècle, en tout cas, qu’avec celle d’un courant de pensée qui n’a rien à voir avec le droit : l’école française de la déconstruction."

On aurait tort, toutefois, de comprendre le positivisme de Weisberg comme une tentative de réduction de la justice à un raisonnement logique vidé de toute dimension subjective. Weisberg entend plutôt dépasser la "déstabilisation programmatique des codes",  "rétablir [...] les normes mêmes du code", et, dans le cas des erreurs judiciaires commises au nom de la loi, "identifie[r] comme coupable non pas le droit, mais les juges dont les méthodes de compréhension [autrement dit : d’interprétation, ndlr] se révèlent déformées et nuisibles." L’examen des "valeurs dissimulées derrière la rhétorique élaborées des juges" et des "traditions qui rendent possibles des solutions fausses" constitue, dans cette perspective, le noyau dur du programme... un programme qui peut bien viser les juges et la justice en particulier, mais qui n’a pas moins l’ambition de s’appliquer à l’ensemble des institutions narratives qui structurent la vie politique.

C’est que Weisberg, en ouvrant la voie d’une "herméneutique honnête et d’une compréhension plus stable et solide du monde tel qu’il est",  entend bien, au final, encourager "une lecture soigneuse du discours des autorités ainsi qu’une participation civique énergique de chaque individu". Au fond, si le droit ne peut se passer de fiction, la démocratie, elle, exige qu’on reste critique vis-à-vis de celles dont elle se nourrit.


"La démocratie peut-elle se passer de fictions?" (dossier coordonné par Astrid von Busekist, Anne Simonin, Sandra Travers de Faultrier), Raisons politiques, n°27, 2007, Presses de Sciences Po, 17,50 €