Tim Jackson prône une transition en douceur vers un développement durable et maitrisé plutôt qu'une décroissance irréaliste. Il considère que la situation de crise actuelle est tout à fait propice pour démarrer cette transition.

Dans ce livre bien documenté et développé de manière très pédagogique Tim Jackson, commissaire à l’économie de la Commission du développement durable du Royaume-Uni, tente d’apporter des réponses concrètes au dilemme de notre mode de développement. Partant du constat de la contrainte climatique et de l’épuisement des ressources (pétrole, eau potable, minéraux, terres arables, biodiversité), il démontre de manière tout à fait convaincante que le mode de développement actuel n’est pas soutenable. Mais il explique également à partir des ressorts intrinsèques de nos économies que la décroissance est instable et pas socialement acceptable.


Dès lors, face à ce dilemme qui concerne tous les acteurs économiques, les individus, les entreprises et les États, Tim Jackson propose une issue qui repose sur trois défis qu’il lui semble possible de relever : - définir la prospérité différemment - envisager l’économie différemment - percevoir l’humain différemment. La crise actuelle, financière, économique et sociale, est paradoxalement identifiée comme peut-être la dernière opportunité permettant et justifiant de mettre en œuvre les contours de ce nouveau paradigme audacieux.


La "prospérité du vice" étant condamnée à terme, penser la prospérité autrement est bien le premier des impératifs. Tim Jackson s’inscrit dans la lignée des réflexions sur les nouveaux indicateurs de richesse, notamment celles émanant du rapport Stiglitz-Fitoussi. Partant des analyses d’Amartya Sen qui distinguent les trois dimensions de l’opulence pour l’aspect matériel, de l’utilité pour ce qui est de la qualité et des capacités d’épanouissement, l’auteur dessine une vision multiforme de la valeur pas seulement économique mais prenant en compte toutes les autres valeurs de la sphère sociale. Le paradoxe d’un niveau de satisfaction ou même d’une espérance de vie en fonction du revenu par habitant décroissants, au-delà d’un seuil dans certains pays parmi les plus avancés, interpelle en effet.


Cette réflexion conduit à repenser le contenu même de la croissance et c’est peut-être le moyen de dépasser les limites d’un découplage relatif (faire plus avec moins en s’appuyant sur l’éco-efficacité). Et peut-être de crédibiliser l’obtention d’un découplage absolu consistant à obtenir une baisse absolue de l’impact de la croissance sur les stocks de ressources naturelles (c’est-à-dire que l’efficacité dans l’utilisation des ressources augmente au moins au même rythme que la production économique), ce qui permettrait de ne pas entamer plus gravement encore les stocks. Tim Jackson n’en soulève pas moins la question critique de savoir jusqu’où le découplage est technologiquement et économiquement viable ? Mais avons-nous le choix d’un autre pari serait-on enclain à lui répondre.


Penser l’économie différemment, résulte de l’intégration de cette conception rénovée de la prospérité dans les structures mêmes de l’économie et cela passe avant tout par des étalons de mesure et des signaux prix adaptés, permettant notamment par le jeu des prix relatifs et la monétisation de certains biens et services d’infléchir le comportement des acteurs économiques. L’auteur insiste peut-être insuffisamment sur ces éléments, se situant par trop dans les limites des modes de calcul actuels utilisés par exemple pour la productivité du travail ou le rendement du capital.


S’il s’agit bien de ne plus croître comme avant, de penser une croissance plus sobre en carbone et en ressources, plus respectueuse de l’individu dans ses aspirations profondes, la pédagogie plaide d’abord pour la substitution d’un mode de croissance à un autre avant d’envisager son renoncement. Cela requiert notamment la comptabilisation en positif de choses qui étaient négligées jusqu’ici comme les services non marchands ou le capital naturel et les services écosystémiques (biodiversité, ressources forestières, halieutiques et hydriques, réserve en eau, qualité des sols…), et en négatif des externalités trop longtemps oubliées comme la pollution et les atteintes aux écosystèmes dont 60 % ont été dégradés ou surexploités depuis le milieu du XXe siècle.

La stabilité en faveur de laquelle plaide Tim Jackson, en particulier s’agissant des économies développées était défendue avant lui par John Stuart Mill à travers un état stationnaire du capital et de la richesse qui n’empêcherait pas pour autant l’amélioration du sort humain. Justifiée au regard des éléments de mesure antérieure de la croissance, cette préconisation ne paraît pourtant pas suffisamment intelligible ni attractive pour convaincre les décideurs de la nécessité de la mutation à entreprendre. Cela d’autant plus que la crise économique et sociale que l’Europe traverse et le contexte de rigueur programmée induit par l’effort de réduction des déficits publics après des politiques de relance qui n’ont pas apporté tous les résultats escomptés, a encore exacerbé la quête éperdue de croissance et de ses relais potentiels ou des moyens de la libérer. On peut y voir une faiblesse tactique de présentation de l’analyse proposée par Tim Jackson. Car il importe bien aussi de composer avec la nature humaine, et l’objectif consistant à rompre avec la logique consumériste pour renouer avec une éthique de la responsabilité individuelle et collective qui retrouve dans le lien social la motivation à l’altruisme n’est pas le moindre des défis envisagés par l’auteur pour sortir de l’impasse.

Mieux mettre les concepts de rentabilité et de productivité au service de la poursuite d’objectifs sociaux de long terme permettrait en effet de re-légitimer une croissance plus précise, équitable et soutenable. C’est bien la valorisation de services, de richesses jusqu’ici négligées et donc la promesse d’une autre croissance qui peut finalement contrebalancer et rendre acceptable le ralentissement de l’activité au sens classique, anticipé par l’auteur. Un fléchissement qui serait induit par l’intégration des limites écologiques, par la transition structurelle vers des types particuliers d’activités et de services ou par l’allocation des investissements vers des investissements moins productifs ou moins rémunérateurs en termes classiques.


Tim Jackson de manière réaliste plaide d’ailleurs pour une transition vers l’économie durable, où le découplage relatif même s’il est insuffisant s’avère indispensable, où la relance verte de l’économie, inégalement observée d’un pays à l’autre, apparaît comme une exigence face à la crise pour protéger l’emploi et accélérer l’adaptation de l’appareil productif dans le sens d’une plus grande sobriété en carbone. En filigrane se dessinent aussi les nouveaux moteurs de croissance, basés sur des sources d’énergies non polluantes, la vente de services non matériels, et de produits non polluants. Le germe d’une nouvelle économie apparaît dans les entreprises sociales ou locales fondées sur le collectif promises à l’essor et des comportements privilégiant l’usage à la propriété des biens. Plus largement, il serait plus juste d’évoquer l’innovation environnementale et sociale tant en termes de services et de technologies. Car si on ne peut tout attendre de la technologie, l’innovation et les transferts en la matière vont s’avérer déterminants et prometteurs pour opérer la transition vers un modèle de développement soutenable.
Si on en vient aux moyens pour aller dans ce sens, Tim Jackson identifie plusieurs facteurs déterminants. Au premier rang d’entre eux figurent l’ambition politique et l’exigence du leadership qui doit susciter l’adhésion populaire. C’est bien une autre gouvernance qu’il s’agit de faire prévaloir pour façonner un monde social à partir d’une vision nouvelle de la prospérité et des normes susceptibles de la préserver. À cet égard les États disposent d’une palette d’outils et de signaux pour influer sur les comportements des individus et des entreprises. Parmi ceux-ci, la fiscalité doit sans doute être remise à plat dans le cadre d’une réforme d’ensemble intégrant pleinement ces impératifs. L’idée émerge désormais dans le discours politique. Le second facteur décisif réside dans des investissements et un partenariat public-privé revisité qui aurait mérité d’être plus développé et qu’on retrouve au cœur de la mise en œuvre des orientations stratégiques que nous avons connues en France avec le grand emprunt. L’investissement pour accompagner l’émergence de cette nouvelle économie devra ainsi être beaucoup plus orienté vers la transformation écologique, mais aussi sociale serait-on tenté d’ajouter. Le développement d’outils d’épargne plus adéquats avec des rendements attendus plus raisonnables mais également plus pérennes, l’accompagnement par des mesures incitatives seront nécessaires. Les investissements dans l’emploi, les actifs et les infrastructures (éco-efficacité des bâtiments, énergies renouvelables, conception renouvelée des services en réseau notamment électrique, transports publics, protection de l’écosystème, formation) sont notamment mis en avant ainsi que les transferts en capitaux destinés à faciliter la transition écologique dans les pays en voie de développement.

En définitive, l’interpellation à laquelle conduit l’ouvrage de Tim Jackson est des plus pertinentes, elle invite chacun à penser de manière politique et pratique les moyens de concevoir et de conduire le dépassement d’un modèle dont la crise actuelle révèle le niveau d’épuisement