Du Moyen-Age à nos jours, Georges Vigarello dévoile comment la société française a progressivement découvert, défini et délimité ce qu'est désormais "l'obésité".

Dans la continuité de ses recherches sur le corps et la beauté, Georges Vigarello explore, dans Les métamorphoses du gras. Histoire de l'obésité du Moyen Age au XXe siècle, les normes – l'énorme - de la corpulence. Historien, il part du XIVème siècle pour remonter progressivement jusqu'à notre époque et dévoiler, du glouton médiéval au balourd moderne, comment l'on est arrivé à la représentation actuelle de l'obésité.

Si l'on peut regretter qu'il n'y ait pas, pour les non-historiens, davantage de précisions sur les sources sur lesquelles s'appuie G. Vigarello, l'intérêt de ses résultats n'est pas à contester. La pertinence de son ouvrage tient dans la mise en lumière des évolutions et des permanences des modèles de corpulence. L'évolution de la conception de l'obésité d'abord, dans son explication (sous-tendue par le système des humeurs ou le surplus de calories) ou dans ses solutions (des saignées aux premiers régimes). Mais aussi l'évolution de la stigmatisation, la critique n'étant pas la même si l'on considère que les personnes en surcharge pondérale sont victimes de leur gourmandise (la figure du glouton) ou de leur manque de volonté et de maîtrise. Ces deux critiques ont néanmoins pour point commun une vision moralisée de l'obèse et de l'obésité. Car si la gourmandise est un péché religieux, la critique moderne du laisser-aller est aussi teintée de moralisme. Dans notre société incitant à la performance, c'est un corps productif, mince et synonyme de bonne santé, qui est exigé. En outre la critique de la graisse et du sucre, prônée par le corps médical, les médias et les gouvernements, amplifie la croyance que les personnes mangeant (ou supposés) des aliments néfastes et mauvais, seraient eux-mêmes mauvais   .

Mais les deux avancées les plus pertinentes de cet ouvrage sont d'une part de montrer la naissance d'une définition chiffrée de l'individu moderne – par le biais de son poids ; et d'autre part de remettre en cause les idées-reçues sur la nouveauté de la norme de minceur.
   
Des chiffres et des individus

G. Vigarello montre ainsi tout au long de son ouvrage comment progressivement l'individu en vient à se décrire et à se représenter par des chiffres. Si la prise ou la perte de poids se remarque au XIVème ou XVème siècle par l'obligation de changer ou de repriser sa garde-robe, c'est progressivement des chiffres plus précis qui vont permettre à l'individu de situer l'évolution de son poids, et bientôt d'être comparé ou de pouvoir se comparer aux autres. La taille, le périmètre abdominal puis enfin le poids vont progressivement devenir des marqueurs de l'individu. L'apogée de ce processus sera atteint avec la diffusion des balances dans les salles de bain privées au XXème siècle. G. Vigarello nous montre ainsi que si la taille et le poids sont tellement importants de nos jours (les premières caractéristiques précisées sur les sites de rencontre par exemple), ils n'étaient pas utilisés au Moyen-Age. A ces chiffres révélateurs du poids l'on pourrait rajouter désormais le célèbre "90-60-90", l'Indice de Masse Corporelle et les autres calculs de poids idéaux, les tailles de vêtement (la fameuse taille "36") ou la fascination/répulsion de certains chiffres pondéraux comme la peur des 100 kilos ou l'obsession des "trois kilos en trop". Cette importance accordée aux chiffres pour définir le corps et la corpulence rejoint les analyses sur la naissance de l'individu en tant que valeur   . Les traces de cette valorisation du "je" se révèlent pour G. Vigarello dans la mise en discours progressive de la souffrance personnelle des individus obèses.

Contre les idées-reçues

Si la définition de l'obésité ne se précise que tardivement et qu'une certaine évolution des normes est mise à jour par G. Vigarello, il n'en reste pas moins que son ouvrage remet en cause l'habituelle croyance en la modernité de la norme de minceur. Car si les normes corporelles changent effectivement chez les hommes – notamment avec l'évolution de la figure sociale du maître ou du patron entre la période des Lumières et le XXème siècle –, cette évolution n'est pas aussi nette chez les femmes. Pour les hommes, une forte corpulence a pu représenter au Moyen-Age la puissance et la force physique, tant qu'elle ne dépassait pas la limite de l'handicap physique. Il fallait pouvoir monter à cheval par exemple. Par contre G. Vigarello montre bien qu'il n'y a jamais réellement eu de valorisation de l'obésité féminine. La minceur ou "normalité" pondérale a toujours été de mise, qu'elle soit exigée pour le haut du corps à la Renaissance ou sur l'ensemble du corps au début de l'ère industrielle, ou encore tonifiée par le sport à l'époque moderne. Pour preuve, l'abandon du corset, qui devait donner une taille fine tout en redressant le corps, est tardif.

Finalement cette Histoire de l'obésité a le mérite de rendre lisible la lente évolution des normes de corpulence vers l'obsession actuelle de la minceur. Précise historiquement, cette lecture, par ailleurs très intéressante et accessible au plus grand nombre, mériterait d'être complétée pour les plus passionnés par une analyse sociologique ou une comparaison avec d'autres normes culturelles (non-européennes par exemple) de corpulence