La Suisse et la Suède sont deux exemples frappants de mémoires nationales oublieuses des sombres années de domination nazie sur le continent européen. Aveuglées par leurs mythes nationaux de neutralité, elles ont été amenées à porter un regard lucide sur leur passé sous la pression bienfaitrice de leurs voisins européens.

Ces deux pays furent en effet accusés après la guerre d’avoir abusé de leur position de neutralité pour s’enrichir et se présenter comme les garants d’une démocratie libérale assainie. Les débats sur la mémoire de la Shoah dans les années 1980 et les polémiques sur l’or nazi dans les années 1990 sont venus briser ces douces illusions.

Selon Arne Ruth, le travail de mémoire a néanmoins été plus simple en Suède. Le grand projet éducatif sur la Shoah lancé par le Premier ministre Göran Persson dans les années 1990 s’inscrivait en effet dans une longue tradition morale suédoise centrée sur la compassion. Une rénovation du programme politique du pays autour de l’Etat providence et d’une définition large de la citoyenneté fut initiée dans les années 1930, et gagna en légitimité après la victoire alliée sur le fascisme. La Suède était alors perçue comme pionnière d'une modernité politique empreinte d’une vision supranationale de la démocratie. L’intellectuel Lars Gustafsson définissait au début des années 1960 la construction européenne comme un dépassement du nationalisme : "ce réveil d’une conscience internationale incarne, je pense, une consolation permanente et une voie de sortie de ce qui fut vécu pendant longtemps comme un isolement. Si le patriotisme suédois existe aujourd'hui, il est fait de notre désir de nous faire entendre dans ce contexte d'une solidarité nouvelle"   . La voie suédoise devait donc servir de contre-modèle au nationalisme traditionnel qui venait de faire florès sur tout le continent européen.

D’une part, ce paradigme antinationaliste servit longtemps à alimenter l’idéalisme diplomatique suédois, notamment dans le soutien   au combat anti-apartheid sud-africain et au mouvement contre la guerre du Vietnam. D’autre part, il fut bassement abandonné dans la diplomatie de voisinage de la Suède, silencieuse au moment de l’annexion des pays baltes par l’URSS.

Ainsi, il est intéressant d’observer la manière dont la Suisse et la Suède ont dissimulé ou publicisé certains éléments de leur passé sous la guerre. Six ou sept livres importants ont été publiés dans les dernières décennies sur le sujet sensible de l’histoire juive de la Suisse alors qu’il a fallu attendre les années 1990 pour lire des choses semblables en Suède. Le climat politique suisse a été durablement secoué par les positions critiques adoptées par certains intellectuels et journalistes. Un exemple frappant fut la réhabilitation de Paul - cet officier de police détaché dans la région frontalière de l’Allemagne et de l’Autriche, mis à pied en 1940 sous prétexte qu’il utilisait des fausses informations pour laisser entrer des réfugiés juifs dans le pays, et accusé de s’être enrichi grâce aux opérations de sauvetage qu’il organisait. Mort dans un oubli quasi total à la fin des années 1960, Grüninger retrouva grâce aux yeux de ses compatriotes après la longue enquête   du journaliste Stefan Keller qui montra qu’il avait sauvé 3000 juifs pendant la guerre, et qu’il n’y avait aucun fondement à la calomnie sur son enrichissement personnel. L’émoi de l’opinion publique força le gouvernement suisse à rouvrir le dossier, et à réhabiliter Grüninger de manière posthume. L’affaire donna en tous cas un goût de la politique nauséabonde et discrètement antisémite de la Suisse pendant la guerre.

Cinquante ans après la fin de la Shoah, des jeunes historiens commencèrent à étudier les aspects suédois de cet événement unique. Pour Paul Levine, un de premiers historiens américains à travailler sur le sujet, cette insularité suédoise s’explique par la pérennité dans la Suède d'après guerre de l’idée d’une mentalité de neutralité. Cela, alors même que le commerce de l’or établi par la Suède avec l’Allemagne nazie à partir de 1943 a aidé à prolonger la guerre, et la Shoah par conséquent. C’est aussi ce qui contribue à expliquer le peu de cas qui est fait en Suède de la dimension pacifique du projet de construction européenne.

Pour Arne Ruth, ces exemples touchent à un problème plus large : la possibilité d’inventer une citoyenneté européenne qui aborde les problèmes de reconnaissance des droits en termes transnationaux. "La provocation au-delà des frontières est nécessaire pour construire un élément d’universalité réelle au sein du projet européen".


* Arne Ruth, ‘Myths of neutrality’, eurozine.com, 16 juin 2010