Cet ouvrage s'attache à décrire les fondements de la "pensée progressiste" en éducation, et les conceptions erronées du développement humain qui en sont selon l'auteur à l'origine, et seraient responsables de l'échec de la démocratisation scolaire depuis les années 60.

Dans cet ouvrage, Nathalie Bulle s'attache à retracer les représentations qui ont été au fondement de l'évolution pédagogique en France dans la seconde moitié du XXème siècle. Elle distingue ainsi deux types de programmes pédagogiques : les programmes "rationalistes", qui mettent l'accent sur la transmission des connaissances, et les pédagogies "progressistes", qui, s'attachant à "mettre l'élève au centre du système", le socialisent, l'adaptent au "monde réel". Nathalie Bulle prend inconditionnellement parti pour les premiers, rendant les seconds responsables de la démocratisation manquée de l'école. Cet ouvrage s'attache ainsi, de Rousseau à Piaget, à mettre au jour les représentations du développement humain, fausses selon l'auteur, qui sont au fondement de la pensée progressiste. De même, l'échec attribué aux pédagogies rationalistes par les progressistes ne serait qu'une illusion entretenue par ces derniers.
 
Les conséquences de la "pensée progressiste" sur l'évolution de la pédagogie
 
La problématique qui guide les pas de Nathalie Bulle tout au long de cet ouvrage est donc la recherche des liens qui ont uni la massification scolaire dans les années soixante et le développement de l'influence de la pensée progressiste sur les programmes scolaires du cycle secondaire. Le progressisme éducatif aurait ainsi été au fondement d'une réévaluation des objectifs mêmes de l'école, le but de celle-ci n'étant plus de former des esprits libres et indépendants, de développer l'autonomie du jugement au sens kantien, mais de socialiser les individus dans la perspective de favoriser la vie en communauté.
 
Mais qu'est-ce au juste que la pensée progressiste dont traite Nathalie Bulle, et qui a selon elle à ce point envahi les programmes scolaires du CP à la terminale ? Le progressisme éducatif s'appuie sur une remise en cause de la transmission des savoirs fondamentaux fondée sur l'autorité du maître, ainsi que de l'utilité de ces savoirs dans la formation des individus, dans leur "vie réelle". Elle en appelle ainsi au décloisonnement des disciplines et à la primauté des schèmes de pensée sur les contenus de pensée eux-mêmes. Autrement dit, le maître ne doit pas transmettre des savoirs à ses élèves sur la base d'une autorité artificielle, mais, dans le cadre d'un environnement démocratique, fournir à ses élèves les outils qui leur permettront de développer eux-mêmes leurs propres apprentissages sur la base de l'interaction avec leur environnement : ces considérations sont à la base des approches dites "par compétences", l'élève devant non acquérir des savoirs, mais des méthodes pour vivre en société, des compétences utiles.
 
L'influence de la pensée progressiste témoignerait selon l'auteur de l'envahissement de l'école par les sciences humaines. Elle s'appuie sur les considérations de nombreux chercheurs en pédagogie et en sociologie s'inspirant des travaux de Pierre Bourdieu, qui, dans Les Héritiers notamment, met en cause le rôle de l'école dans la perpétuation des inégalités socioculturelles, favorisant ainsi à son insu la culture légitime des classes supérieures. Forts de cette critique, et dans un contexte de massification scolaire dans lequel le cycle secondaire doit accueillir des populations qui en étaient auparavant exclues, les tenants de la pensée progressiste mis en cause dans cet ouvrage, Piaget, Meirieu, et d'autres, auraient ainsi provoqué les changements évoqués dans l'école. Au fondement de la critique progressiste envers la transmission des savoirs fondamentaux résiderait donc la défense d'un nouvel universalisme pédagogique, la majorité de la population scolaire étant considérée comme inapte à se conformer aux savoirs "académiques" : il aurait été ainsi nécessaire de réformer les buts de l'éducation.
 
Les fondements de la pensée progressiste
 
Or la pensée progressiste trouve ses fondements dans une représentation naturaliste du développement de l'esprit humain qui s'est érigée à la fin du XIXème siècle, représentation erronée selon Nathalie Bulle, dont les premières traces sont présentes chez Rousseau. Le progressisme serait notamment une conséquence des conceptions de l'évolution que l'on retrouve chez le philosophe et sociologue Herbert Spencer, selon lesquelles l'évolution des sociétés humaines serait à envisager sous le même angle que l'évolution darwinienne des espèces. Cette conception prêterait à l'environnement une influence fondamentale sur le développement de l'esprit humain. La nature humaine serait ainsi le fruit des rapports sociaux et de l'environnement, et, en conséquence, l'éducation n'aurait qu'une influence mineure sur le développement de l'homme. Celui-ci s'effectuerait donc de manière autonome dans l'interaction avec l'environnement Il s'agirait ainsi en premier lieu de socialiser les enfants, de les subordonner au groupe, et non de leur offrir une culture susceptible d'être utilisée comme capital individuel.
 
Outre la philosophie de Spencer, la psychologie du développement aurait eu un impact important sur le développement de la pensée progressiste. Piaget analyse les termes du développement cognitif et moral des enfants, en affirmant que la morale est le résultat de la maturation biologique et des interactions des individus dans un environnement social organisé démocratiquement. Cette conception s'oppose à la représentation de la morale chez Durkheim, pour qui elle est un fait social qui doit être inculqué aux élèves, leur permettant d'acquérir une discipline intérieure qui a pour fin l'autonomie de la volonté. Concernant le développement cognitif, les idées développées par Piaget s'insèrent dans le schéma de l'adaptation biologique, supposant un développement à partir de concepts spontanés que l'enfant acquiert naturellement au cours de sa croissance.
 
Contre cette pensée progressiste, Nathalie Bulle s'appuie sur les principes pédagogiques développés par le psychologue russe Lev Vygotsky dans Pensée et Langage. Vygotsky soutient que l'apprentissage scolaire a un rôle moteur dans le développement de la pensée, contrairement à ce que prétend le modèle biologique évoqué précédemment : il serait nécessaire de donner aux enfants les moyens pédagogiques du développement d'une attitude morale libre et de l'exercice autonome de la pensée. Contre Piaget, Vygotsky défend ainsi l'existence de concepts scientifiques qui doivent être transmis de l'extérieur à l'enfant, d'où l'importance fondamentale des apprentissages scolaires.
 
Les échecs de la pensée progressiste
 
Les programmes scolaires influencés par le progressisme éducatif n'auraient pas eu les effets escomptés par leurs promoteurs. La démocratisation quantitative et qualitative de l'enseignement promise ne se serait pas produite, tant aux Etats-Unis, où leur adoption a été antérieure et qui en sont depuis revenus, qu'en France. Le constat de Nathalie Bulle est clair : si l'école accueille effectivement des populations qu'elle n'accueillait pas auparavant, elle ne leur offre pourtant pas les chances qui leur étaient auparavant refusées, les chances de se développer intellectuellement et culturellement. Les nouveaux programmes mis en place auraient même aggravé le problème : en effet, si ce n'est pas l'école qui se charge d'évaluer les élèves et de leur transmettre des savoirs, l'évaluation ultérieure dans le monde professionnel se fait sur la base de critères qui pénalisent d'autant plus les classes populaires : les avantages économiques, stratégiques, relationnels et culturels. L'auteur affirme ainsi : "Si l'école a un rôle à jouer dans l'augmentation des chances dans la vie de tous […], ce rôle dépend fondamentalement du niveau intrinsèque d'éducation qu'elle aura permis d'atteindre à chacun"   .
 
Il semble que l'on puisse aller encore plus loin sur ce thème que ce qu'avance Nathalie Bulle, en supposant que les qualités supposées développées naturellement par le programme progressiste sont en réalité transmises : or, si elles ne sont pas transmises par l'école, elles le sont alors nécessairement par la famille. Nathalie Bulle évoque ainsi les considérations de Vygotsky sur le jeu, qui selon lui développe la notion de règle chez les enfants, et notamment le sens de l'action par rapport à cette règle. Le jeu serait donc un moyen de développer chez les enfants la maîtrise de soi. On peut donc, à partir de là, s'interroger sur les différences dans les conditions d'acquisition de telles capacités : un enfant dans les classes supérieures aura d'autant plus de chances de les développer, de se confronter à des activités qui les favoriseront, et qui lui serviront d'autant plus dans sa scolarité, comme le montre par exemple le sociologue Bernard Lahire à propos de l'acquisition de l'autonomie   .
 
La nécessaire refondation de l'enseignement
 
Nathalie Bulle tire de cet échec les conclusions qui s'imposent : une rénovation du système éducatif français passerait par un retour au rôle fondamental de l'école dans la transmission des savoirs, notamment en faisant de l'école le lieu de l'éducation de la sensibilité esthétique et humaine, de la formation de la pensée logique et analytique par la grammaire et les mathématiques, et de la formation générale de l'esprit par l'apprentissage des sciences, de l'histoire et de la géographie, de la philosophie, etc. Elle propose en outre une remise en cause du collège unique par la possibilité de différencier les rythmes et les parcours selon le niveau et les avancées de chaque élève dans chaque matière.
 
Nathalie Bulle défend ainsi le fait que l'école ne doit pas être soumise à l'influence des changements sociétaux, mais, au contraire, demeurer une "formation essentiellement archaïque", selon l'expression de Jean-Claude Milner, sous-entendant par-là que les évolutions sociales, économiques et technologiques ne devraient pas l'affecter.
 
On peut néanmoins se demander si les évolutions culturelles et sociales n'affectent pas l'école sans pour cela qu'il soit besoin de changements de curricula. On peut citer ici deux éléments fondamentaux, empruntés à l'ouvrage de Marie-Claude Blais, Dominique Ottavi et Marcel Gauchet, Conditions de l'éducation. D'une part, les changements qui ont affecté la structure familiale, et plus particulièrement en son sein l'éducation des enfants, dont l'objectif principal consiste désormais à favoriser leur bien-être, et non à les préparer au monde et à l'âge adulte, doivent nécessairement affecter d'une manière ou d'une autre l'école. Comment l'autorité peut-elle exister à l'école si elle est remise en cause dans la sphère familiale ?
 
En outre, poser la question de la transmission des savoirs dans l'école implique d'analyser le problème du sens de ces savoirs dans la société et de leur valeur : c'est là le problème d'une société s'auto-définissant comme société de la connaissance et dénigrant certains aspects du savoir. On peut donc s'interroger actuellement sur le sens des savoirs littéraires dans la société actuelle, mais également, par certains aspects, des savoirs scientifiques. Comment enseigner aujourd'hui des savoirs qui ne sont pas considérés comme utiles par la société ?
 
La remise en cause sans concession de la pensée progressiste proposée par Nathalie Bulle dans L'Ecole et son double repose ainsi sur des arguments convaincants, étayés par des analyses quantitatives intelligentes. Néanmoins, si cette remise en cause apparaît comme fort légitime à la sortie d'un contexte de domination presque totale de la pensée progressiste, cela ne doit pas pour autant faire oublier les obstacles rencontrés par la transmission des connaissances, que ceux-ci soient liés à la distance de certaines populations avec la culture scolaire, ou encore à la relation que la société dans son ensemble entretient avec ces mêmes connaissances, et la recherche des moyens pour y faire face